Lettre 404, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 464-471).
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1675

404. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ ET DE MADAME DE COULANGES À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 5e juin.
de madame de sévigné.

Je n’ai reçu aucune de vos lettres depuis celle de Sens ; et vous savez quelle envie je puis avoir d’apprendre des nouvelles de votre santé et de votre voyage. Je suis très-persuadée que vous m’avez écrit : je ne me plains que des arrangements ou des dérangements de la poste. Selon notre calcul, vous êtes à Grignan, à moins qu’on ne vous ait retenue les fêtes à Lyon[1]. Enfin, ma fille, je vous ai suivie partout, et il me semble que le Rhône n’a point manqué au respect qu’il vous doit. J’ai quitté Livry, ma chère bonne, pour ne pas perdre un moment de ceux que je puis avoir pour voir notre cardinal. La tendresse qu’il a pour vous, et la vieille amitié qu’il a pour moi, m’attachent très-tendrement à lui : je le vois donc tous les jours depuis huit heures jusqu’à dix ; il me semble qu’il est bien aise de m’avoir jusqu’à son coucher[2] : nous causons sans cesse de vous ; c’est un sujet qui nous mène bien loin, et qui nous tient uniquement au cœur. Il veut venir ici ; mais je ne puis plus souffrir cette maison où vous me manquez. Monsieur le Nonce[3] lui manda hier qu’il venoit de recevoir un courrier de Rome, et qu’il étoit cardinal[4]. Le pape[5] a fait une promotion de ses créatures : c’est ainsi qu’on l’appelle. Les couronnes sont remises à cinq ou six années d’ici, et par conséquent Monsieur de Marseille[6]. Le nonce dit à Bonvouloir[7], qui courut lui faire un compliment, qu’il espéroit bien que présentement le pape ne reprendroit pas le chapeau de M. le cardinal de Retz, et qu’il s’en alloit bien faire ses efforts pour en détourner Sa Sainteté, quand même elle le voudroit, puisqu’il a l’honneur d’être son camarade. Voici donc encore un cardinal, le cardinal Spada. Le nôtre s’en va mardi, je crains ce jour, et je sens extrêmement cette séparation et cette perte : son courage augmente à mesure que celui de ses amis diminue.

La duchesse de la Vallière fit hier profession[8]. Mme de Villars m’avoit promis de m’y mener, et par un malentendu nous crûmes n’avoir point de places. Il n’y avoit qu’à se présenter, quoique la Reine eût dit qu’elle ne vouloit pas que la permission fût étendue ; tant y a, Dieu ne le voulut pas : Mme de Villars en a été affligée. Elle fit donc cette action, cette belle et courageuse personne, comme toutes les autres de sa vie, d’une manière noble et charmante[9]. Elle est d’une beauté qui surprit tout le monde ; mais ce qui vous surprendra, c’est que le sermon de Monsieur de Condom ne fut point aussi divin qu’on l’espéroit. Le Coadjuteur y étoit. Il vous contera comme son affaire va bien à l’égard de Monsieur de Paris et de Monsieur de Saint-Paul[10] ; mais il trouve l’ombre de Monsieur de Toulon et l’esprit de Monsieur de Marseille partout.

Mme de Coulanges part lundi avec Corbinelli ; cela m’ôte ma compagnie. Vous savez comme Corbinelli m’est bon, et de quelle sorte il entre dans mes sentiments. Je suis convaincue de son amitié et de son dévouement pour moi ; je sens son absence ; mais, ma bonne, après vous avoir perdue, que peut-il m’arriver dont je doive me plaindre ? Je ne m’en plains aussi que par rapport à vous, comme un de ceux[11] avec qui je trouve plus de consolation ; car il ne faut pas croire que ceux à qui je n’ose en parler autant que je voudrois me soient aussi agréables que ceux qui sont dans mes sentiments. Il me semble que vous avez peur que je ne sois ridicule, et que je ne me répande excessivement sur ce sujet : non, non, ma bonne, ne craignez rien ; je sais gouverner ce torrent : fiez-vous un peu à moi, et me laissez vous aimer jusqu’à ce que Dieu vous ôte un peu de mon cœur pour s’y mettre : c’est à lui seul que vous céderez cette place. Ma bonne, savez-vous bien que je me suis trouvée si uniquement occupée et remplie de vous, que mon cœur n’étant capable d’aucune autre pensée, on m’a défendu de faire mes dévotions à la Pentecôte ? et c’est savoir le christianisme. Adieu, mon enfant, j’achèverai ma lettre ce soir.


Je reçois votre lettre de Mâcon, ma très-chère bonne. Je n’en suis pas encore à les pouvoir lire[12], sans que la fontaine joue son jeu : tout est si tendre dans mon cœur, que dès que je touche à la moindre chose, je n’en puis plus. Vous pouvez penser qu’avec cette belle disposition je rencontre souvent des occasions ; mais, ma bonne, ne craignez rien pour ma santé : je ne puis jamais oublier cette bouffée de philosophie que vous me vîntes souffler ici la veille de votre départ ; j’en profite autant que je puis ; mais j’ai une si grande habitude à être foible, que, malgré vos bonnes leçons, je succombe souvent. Vous aurez vu comme ce jour douloureux du départ de Monsieur le Cardinal n’est pas encore arrivé : il le sera quand vous recevrez cette lettre. Il est vrai que cela seul mériteroit d’ouvrir une source ; mais comme elle est ouverte pour vous, il ne fera qu’y puiser. Ce sera, en effet, un jour très-douloureux ; car je suis attachée à sa personne, à son mérite, à sa conversation, dont je jouis tant que je puis, et à toutes les amitiés qu’il me témoigne. Il est vrai que son âme est d’un ordre si supérieur, qu’il ne falloit pas attendre une fin de lui toute commune, comme des autres hommes. Quand on a pour règle de faire toujours ce qu’il y a de plus grand et de plus héroïque, on place sa retraite en son temps, et l’on laisse pleurer ses amis.

Que vous êtes plaisante, mon enfant, avec votre gazette à la main ! Quoi ! sitôt, vous en faites vos délices ! je croyois que vous attendriez au moins que vous eussiez passé cette chienne de Durance. Le dialogue du Roi et de Monsieur le Prince me paroît plaisant : je crois qu’ici même vous l’auriez pris pour bon. Je reçois une lettre du chevalier, qui se porte bien. Il est à l’armée, et n’a eu que cinq accès de fièvre tierce : c’est une inquiétude de moins ; mais sa lettre toute pleine d’amitié est d’un vrai Allemand ; car il ne veut point du tout croire ce qu’on dit d’une retraite du cardinal de Retz : il me prie de lui dire la vérité ; je m’en vais la lui dire. Je ferai tous vos compliments ; je suis fort assurée qu’ils seront très-bien reçus : chacun se fait un honneur d’être dans votre souvenir : M. de Coulanges en étoit tout glorieux. Tous nos amis, nos amies, nos commensaux, me parlent de vous quand je les rencontre, et me prient de vous assurer de leur servitude. Le Coadjuteur vous contera les prospérités de son voyage ; mais il ne se vantera pas d’avoir pensé être étouffé chez Mme de Louvois par vingt femmes qui se firent un jeu, et qui croyoient chacune être en droit de l’embrasser. Cela fit une confusion, une oppression, une suffocation, dont la pensée me fait étouffer, tout cela soutenu par les tons les plus hauts et les paroles les plus répétées et les plus affectives qu’on puisse imaginer. Mme de Coulanges conte fort plaisamment cette scène. Je vous souhaite à Grignan la compagnie que vous nommez. Mon fils se porte bien : il vous fait mille amitiés. M. de Grignan voudra bien que je l’embrasse, à présent qu’il n’est pas occupé du tracas du bateau. Je le vois bien d’ici arracher sa touffe ébouriffée.

M. de Rochefort assiége Huy ; la ville est rendue ; le château résiste un peu[13]. L’autre jour M. de Bagnols donnoit une fricassée à Mmes d’Heudicourt et de Sanzei et à Coulanges : c’étoit à la Maison Rouge[14] Ils entendent dans la chambre voisine cinq ou six voix éclatantes, des cris, des discours éveillés, des propositions folles. M. de Coulanges veut voir qui c’est : il trouve Mme Baillet[15], Madaillan[16], un autre Pourceaugnac, et la belle Angloise[17] et Montallais[18] ; en même temps, voilà Montallais à genoux, qui prie humblement Coulanges de ne rien dire. Il a si bien fait que tout Paris le sait, et que Montallais se désespère qu’on sache l’usage qu’elle fait de sa précieuse Angloise. Ma très-chère bonne, je finis pour ne vous pas accabler. Hélas ! quel changement que de n’avoir plus de plaisir que de recevoir de vos lettres, après avoir eu si longtemps celui de vous voir en corps et en âme ! Je ne me reproche pas au moins de ne l’avoir pas senti.

de madame de coulanges.

On ne regrette plus que les gens que l’on hait : je le sais depuis que vous êtes partie ; on ne suit que les gens que l’on hait ; je pars samedi pour marcher sur vos pas, et je ne serai contente de mon voyage que quand j’aurai fait quelque trajet sur le Rhône. J’ai été à Saint-Cloud[19] aujourd’hui ; on m’y a parlé de vous, et j’en ai été aise, car ma haine pour vous ressemble si fort à de l’amitié, que je m’y méprends toujours. Je suis très-humble servante de M. de Grignan.


  1. Lettre 404. — 1. En 1675, la Pentecôte tombait au 2 juin.
  2. 2. Dans les deux éditions de 1726 : « jusqu’à ce qu’il se retire. »
  3. 3. Fabrice Spada., archevêque de Patras, nonce en France, fut nommé cardinal du titre de saint Callixte, par le pape Clément X.
  4. 4. « Lui manda hier que par un courrier qu’il avoit reçu de Rome, il venoit d’apprendre sa nomination au cardinalat. »  » (Édition de 1754.) — Nous avons suivi le texte de 1734 ; cette partie de la lettre manque dans les éditions de 1726.
  5. 5. Clément X fit le 27 mai une promotion de six cardinaux, parmi lesquels était son majordome, le maître de sa chambre, trois nonces, et Philippe Howard de Norfolk, grand aumônier de la reine d’Angleterre.
  6. 6. Toussaint de Forbin Janson, évêque de Marseille, depuis évêque de Beauvais, ne fut cardinal qu’en février 1690, de la promotion d’Alexandre VIII. (Note de Perrin.)
  7. 7. Ce chiffre n’indique-t-il pas d’Hacqueville, ami si dévoué du cardinal de Retz ?
  8. 8. « Le 4 juin dame Louise de la Vallière… fit profession au grand couvent des carmélites, sous le nom de sœur Louise de la Miséricorde, qu’elle prit lorsqu’elle y commença son noviciat le 2 juin de l’année dernière. Notre archevêque fit la bénédiction du voile et le lui donna ; et l’ancien évêque de Condom, précepteur du Dauphin, fit sur le sujet un discours des plus éloquents et des plus touchants. La Reine honora cette cérémonie de sa présence, étant accompagnée de Monsieur, de Madame, de Mademoiselle, de Mademoiselle d’Orléans, de Mme de Guise, de la duchesse de Longueville, etc. » (Gazette du 8 juin 1675.) — Voyez les Mémoires de Mademoiselle, tome IV, p. 396, et la Correspondance de Madame de Bavière, tome II, p. 119, 120.
  9. 9. Dans les deux éditions de Perrin : « Elle fit donc cette action, cette belle, comme toutes les autres, c’est-à-dire d’une manière charmante. » L’édition de la Haye a la même leçon, à quelques mots près : il y a de moins donc, cette belle, et c’est-à-dire. — Notre texte est celui de l’édition de Rouen (1726).
  10. 10. L’évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux fut de 1674 à 1680 Luc d’Aquin, fils du premier médecin du Roi. Ce siège avait été occupé par les deux oncles du comte de Grignan : par l’archevêque d’Arles de 1630 à 1643, et par l’évêque d’Uzès de 1645 à 1657. — L’affaire dont il s’agit est l’entrée du Coadjuteur à l’assemblée du clergé, à la place de l’évêque de Toulon, Forbin d’Oppède. Celui-ci était mort le 29 avril précédent, après avoir été élu député de la province d’Arles, avec l’évêque de Saint-Paul. Le Coadjuteur prêta serment et prit séance le 6 juin.
  11. 11. C’est le texte de la Haye. L’édition de Rouen porte : « parce qu’il est un de ceux. »
  12. 12. « À pouvoir lire ce qui me vient de vous. »
  13. 13. Le 30 mai, qui était le lendemain de la prise du château de Dinant, le marquis de Rochefort, lieutenant général, avait été détaché de l’armée du maréchal de Créquy, pour aller faire le siège de Huy sur la Meuse. Le 6 juin, le gouverneur du château, quoiqu’il eût promis de résister pendant plus de trois semaines, prit le parti de capituler. Le lendemain 7, la garnison, de plus de quatre cents hommes, sortit de la place. « Nous n’avons en durant ce siège, est-il dit dans la Gazette à la date du 18 juin, qu’environ quinze ou vingt soldats tués, et cinquante ou soixante blessés. »
  14. 14. La Maison Rouge était située à Chaillot, entre la Seine et le Cours-la-Reine.
  15. 15. Il y avait des Baillet à Paris et à Dijon ; c’était une famille de robe.
  16. 16. Philippe, comte de Madaillan, marquis de Lesparre, mort en octobre 1719, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans ? — On ne voit pas qu’il fût Limousin, ni quel autre trait de ressemblance il pouvait avoir avec M. de Pourceaugnac.
  17. 17. C’était une Écossaise, appelée Mlle Stuart, mais que sa grand’mère, Mme de Belfond, avait élevée à la cour d’Angleterre, jusqu’à seize ou dix-sept ans. Ayant à cet âge perdu Mme de Belfond, « son père et sa mère lui mandèrent qu’il falloit qu’elle retournât en Écosse, son pays. Elle, qui aimoit la cour et son plaisir, n’y vouloit point aller… d’autant plus que le Roi l’aidoit dans le desir qu’elle avoit de ne point quitter… » (Lettre de Marguerite Périer.) C’est alors que, pour échapper à ses parents, elle prit le ridicule parti de s’enfuir en France. « Mme de la Houssaye… me conta par quelle aventure elle avoit trouvé cette belle Angloise… dont la beauté fit beaucoup de bruit dès qu’elle parut à la cour. Elles venoient toutes deux à Paris dans les carrosses de Rouen, et s’étant rencontrées à la dînée. elle lui proposa de passer dans son carrosse, où elle seroit avec plus de bienséance. Elle lui dit qu’elle la vouloit loger à Paris avec une demoiselle de ses amies, qui avoit une inclination particulière pour l’Angleterre… Ainsi elle la mena à Mlle de Montallais, qui la reçut agréablement, et elles se sont tellement" attachées depuis l’une à l’autre, qu’elles paroissent inséparables. On a parlé diversement des causes de son départ d’Angleterre :on a même cru qu’elle fuyoit une cour où elle craignoit que le Roi ne la trouvât trop à son gré ; mais quoi qu’il en soit (c’est un secret qu’elle semble n’avoir dit à personne), elle a toujours paru très-sage en la nôtre, et ne s’y est même guère montrée, quoique sa beauté et sa naissance l’y eussent fait considérer selon son mérite. » (Mémoires de l’abbé Arnauld, tome XXXIV, p. 356, 357.) Mlle Stuart aurait pu tomber en de meilleures mains ; il paraît cependant que Mlle de Montallais elle-même aida à sa conversion, qu’entreprit avec un grand zèle l’abbé de Montagu (l’ancien lord). Elle abjura sept mois après notre lettre (le jour des Rois 1676). Plus tard elle refusa une riche mésalliance, et encouragée par le P. de Sainte-Marthe, de l’Oratoire, elle entra aux Carmélites, où Mme de Sévigné la vit le 4 janvier 1680 (lettre du 5), où elle fit profession le 30 mai de cette dernière année, et où elle mourut le 20 juin 1722. M. Cousin a le premier fait connaître son histoire ; voyez ce qu’elle-même en a raconté à Marguerite Périer, la nièce de Pascal, dans une lettre de celle-ci, publiée à l’appendice du tome 1 de Madame de Longueville, p. 379-383 ; voyez encore p. 372 du même ouvrage.
  18. 18. Cette intrigante fille d’honneur de Madame Henriette d’Angleterre. Voyez tome II, p. 179, note 3.
  19. 19. C’était la résidence de campagne du duc d’Orléans.