Lettre 403, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 461-464).
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1675

403. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 31e mai.

Je n’ai reçu encore que votre première lettre. Il est vrai, ma fille, qu’elle vaut tout ce qu’on peut valoir. Je ne vois rien depuis votre absence, et je ne trouve personne qui ne m’en fasse souvenir : on m’en parle, et on a pitié de moi ; n’est-ce pas sur ces pensées qu’il faut passer légèrement ? passons donc.

Je fus hier chez Mme de Verneuil, au retour de Saint-Maur, où j’étois allée avec Monsieur le Cardinal. Je trouvai à l’hôtel de Sully Mlle de Lannoi[1], mariée au petit-fils du vieux comte de Montrevel[2]. La noce s’est faite là ; jamais vous n’avez vu une mariée si drue : elle va droit à son ménage, et dit déjà « mon mari. » Il avoit la fièvre, ce mari, et la devoit avoir le lendemain ; il ne l’eut point. Fieubet[3] dit : « Voilà donc un remède pour la fièvre, mais dites-nous la dose. » Mmes de Castelnau, Louvigny, Sully, Fiesque, vous jugez bien ce que toutes ces belles me purent dire. Mes amies ont trop de soin de moi, j’en suis importunée ; mais je ne perds aucun des moments dont je puis profiter pour voir notre cher cardinal. Voilà des lettres qui vous apprendront l’arrivée de Monsieur le Coadjuteur ; je l’ai vu et embrassé ce matin, il doit ce soir conférer avec Son Éminence et d’Hacqueville, pour savoir la résolution qu’il doit prendre : il a été caché jusqu’ici.

Madame la Duchesse a perdu Mademoiselle d’Enghien[4] ; un de ses fils s’en va mourir encore ; sa mère est malade, Mme de Langeron abîmée sous terre, Monsieur le Prince et Monsieur le Duc à la guerre : elle pleure toutes ces choses, à ce qu’on m’a dit. Je laisse à d’Hacqueville à vous parler de la guerre, et aux Grignans à vous parler de la maladie du chevalier : s’il revient ici, j’en aurai soin comme de mon fils. Je compte que vous êtes aujourd’hui sur la tranquille Saône : c’est ainsi que devroient être nos esprits ; mais le cœur les débauche sans cesse ; le mien est rempli de ma fille. Je vous ai mandé mon embarras : c’est de ne pouvoir détourner mon idée de vous, parce que toutes mes pensées sont de la même couleur.

À dix heures du soir.

Nous voici tous chez mon abbé. Le Coadjuteur est aussi content ce soir qu’il étoit embarrassé ce matin : l’abbé de Grignan a si bien ménagé Monsieur de Paris[5], que le Coadjuteur en sera reçu comme un député[6] très-agréable et très-cher. Le voilà donc ravi : il verra demain Monsieur de Paris, et reprendra le nom de coadjuteur d’Arles, qu’il avoit quitté depuis vingt-quatre heures, pour se cacher sous celui de l’abbé d’Aiguebelle[7]. Je ne plains que vous, ma fille, qui n’aurez point sa bonne compagnie : c’est une perte partout, et surtout en Provence. L’abbé croit que la fièvre du chevalier s’est rendue assez traitable pour le laisser poursuivre son chemin. D’Hacqueville dit que Dinant est rendu[8]. Adieu, ma très-chère ; voici une compagnie où il ne manque que vous ; vous y êtes tendrement aimée, vous n’en sauriez douter.


  1. Lettre 403. — i. Adrienne-Philippine-Thérèse de Lannoi, qui avait été fille d’honneur de la Reine, épousa Jacques-Marie de la Baume Montrevel en 1675, et non en 1672 comme il est dit par méprise dans l’Histoire des grands officiers de la couronne (du P. Anselme). (Note de Perrin.) — Elle était comtesse du saint-empire, et mourut le 20 mars 1710. Son mari fut tué à Nervinde le 29 juillet 1693, quatre mois après avoir été nommé brigadier des armées du Roi : voyez sur lui la note suivante.
  2. 2. Ferdinand de la Baume, qui fut maréchal de camp, conseiller d’État, en 1661 chevalier de l’Ordre, lieutenant général en Bresse et comté de Charolais, et mourut âgé de soixante-quinze ans le 20 novembre 1678. Sur son troisième fils, le marquis, plus tard maréchal de Montrevel, voyez plus haut, p. 111, note 2. — Son petit-fils (dont parle ici Mme de Sévigné), comte de Brancion par sa mère, porta après lui le titre de comte de Montrevel ; il semble qu’il aurait dû alors porter celui de son père (fils aîné du vieux comte, mort en 1666), qui était marquis de Saint-Martin ; mais il résulte de la lettre du 4 septembre suivant qu’on l’appelait déjà, nous ne savons avec quel titre, M. de Montrevel. — Supposé que la marquise de Saint-Martin, dont il est parlé plus haut, p. 51 et 58, fût de cette famille, il semble que ce pouvait être ou la belle-fille, ou, comme le dit une note de 1818 à la lettre du 1er mai 1672, la belle-sœur de notre vieux comte de Montrevel : c’est-à-dire, ou Claire-Françoise de Saulx, marquise de Lugni, comtesse de Brancion, vicomtesse de Tavannes, veuve en 1666 de Charles-François de la Baume, marquis de Saint-Martin (père du mari de Mlle de Lannoi), qu’elle avait épousé en 1647 ; ou Thérèse-Anne-Françoise de Trasignies, seconde femme en 1663 de Charles de la Baume qui fut aussi marquis de SaintMartin et était frère cadet du vieux comte de Montrevel. Nous ignorons la date de la mort de l’une et de l’autre.
  3. 3. Gaspard de Fieubet, d’abord conseiller au parlement de Toulouse, puis chancelier de la Reine et conseiller d’État. C’était un homme de beaucoup d’esprit ; il est resté de lui quelques petites pièces répandues dans les recueils. On lit sa fable intitulée Ulysse et les Sirènes dans les Vers choisis du P. Bouhours. Il était ami de Saint-Pavin, et lui fit cette épitaphe :

    Sous ce tombeau gît Saint-Pavin,
    Donne des larmes à sa fin.
    Tu fus de ses amis peut-être ?
    Pleure ton sort, pleure le sien :
    Tu n’en fus pas ? Pleure le tien,
    Passant, d’avoir manqué d’en être.

  4. 4. Anne de Bourbon, morte à l’âge de quatre ans et demi, à l’hôtel de Condé.
  5. 5. François de Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, était le plus ancien des prélats qui assistaient à l’assemblée du clergé, ouverte le 25 mai : c’était lui qui la présidait.
  6. 6. À la place de l’évêque de Toulon : voyez p. 466, note 10.
  7. 7. Dans l’édition de 1754, la première où cette lettre ait paru : « Aiguebère. » L’abbaye d’Aiguebelle dépendait du diocèse de Saint-Paul-Trois-Châteaux, et passa successivement à l’archevêque d’Arles ; à Ange, frère du comte de Grignan, mort à vingt-six ans (et qui fut aussi coadjuteur d’Arles) ; enfin au Coadjuteur dont il est ici question.
  8. 8. Le château de Dinant, sur la Meuse, se rendit le 29 mai au maréchal de Créquy. C’est ce jour-là que le gouverneur sonna la chamade. Quant à la ville même, elle avait ouvert ses portes le jour même que le maréchal s’était présenté devant ses murs, c’est-à-dire le 19.