Lettre 405, 1675 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 471-474).
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1675

405. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 7e juin.

Enfin, ma fille, me voilà réduite à faire mes délices de vos lettres : il est vrai qu’elles sont d’un grand prix ; mais quand je songe que c’étoit vous-même que j’avois, et que j’ai eue quinze mois de suite, je ne puis retourner sur ce passé sans une grande tendresse et une grande douleur. Il y a des gens qui m’ont voulu faire croire que l’excès de mon amitié vous incommodoit ; que cette grande attention à vouloir découvrir vos volontés, qui tout naturellement devenoient les miennes, vous faisoit assurément une grande fadeur et un dégoût. Je ne sais, ma chère enfant, si cela est vrai : ce que je puis vous dire, c’est qu’assurément je n’ai pas eu dessein de vous donner cette sorte de peine. J’ai un peu suivi mon inclination, je l’avoue ; et je vous ai vue autant que je l’ai pu, parce que je n’ai pas eu assez de pouvoir sur moi pour me retrancher ce plaisir ; mais je ne crois point vous avoir été pesante. Enfin, ma fille, aimez au moins la confiance que j’ai en vous, et croyez qu’on ne peut jamais être plus dénuée ni plus touchée que je le suis en votre absence.

La Providence m’a traitée bien rudement, et je me trouve fort à plaindre de n’en savoir pas faire mon salut. Vous me dites des merveilles de la conduite qu’il faut avoir pour se gouverner dans ces occasions ; j’écoute vos leçons, et je tâche d’en profiter. Je suis dans le train de mes amies, je vais, je viens ; mais quand je puis parler de vous, je suis contente, et quelques larmes me font un soulagement nompareil. Je sais les lieux où je puis me donner cette liberté ; vous jugez bien que, vous ayant vue partout, il m’est difficile dans ces commencements de n’être pas sensible à mille choses que je trouve en mon chemin. Je vis hier les Villars, dont vous êtes révérée ; nous étions en solitude aux Tuileries ; j’avois dîné chez Monsieur le Cardinal, où je trouvai bien mauvais de ne vous voir pas. J’y causai avec l’abbé de Saint-Mihel[1], à qui nous donnons, ce me semble, comme en dépôt, la personne de Son Éminence. Il me parut un fort honnête homme, un esprit droit et tout plein de raison, qui a de la passion pour lui, qui le gouvernera même sur sa santé, et l’empêchera bien de prendre le feu trop chaud sur la pénitence. Ils partiront mardi, et ce sera encore un jour douloureux pour moi, quoiqu’il ne puisse être comparé à celui de Fontainebleau. Songez, ma fille, qu’il y a déjà quinze jours, et qu’ils vont enfin, de quelque manière qu’on les passe.

Tous ceux que vous m’avez nommés apprendront votre souvenir avec bien de la joie ; j’en suis mieux reçue. Je verrai ce soir notre cardinal ; il veut bien que je passe une heure ou deux chez lui les soirs avant qu’il se couche, et que je profite ainsi du peu de temps qui me reste[2]. Corbinelli étoit ici quand j’ai reçu votre lettre ; il a pris beaucoup de part au plaisir que vous avez eu de confondre un jésuite : il voudroit bien avoir été le témoin de votre victoire. Mme de la Troche a été charmée de ce que vous dites pour elle. Soyez en repos de ma santé, ma chère enfant ; je sais que vous n’entendez pas de raillerie là-dessus. Le chevalier de Grignan est parfaitement guéri. Je m’en vais envoyer votre lettre chez M. de Turenne. Nos frères[3] sont à Saint-Germain. J’ai envie de vous envoyer la lettre de la Garde ; vous y verrez en gros la vie qu’on fait à la cour. Le Roi a fait ses dévotions à la Pentecôte. Mme de Montespan les a faites de son côté ; sa vie est exemplaire ; elle est très-occupée de ses ouvriers, et va à Saint-Cloud, où elle joue à l’hoca[4].

À propos, les cheveux me dressèrent l’autre jour à la tête, quand le Coadjuteur me dit qu’en allant à Aix il y avoit trouvé M. de Grignan jouant à l’hoca. Quelle fureur ! au nom de Dieu, ne le souffrez point ; il faut que ce soit là une de ces choses que vous devez obtenir, si l’on vous aime. J’espère que Pauline se porte bien, puisque vous ne m’en parlez point ; aimez-la pour l’amour de son parrain[5]. Mme de Coulanges a si bien gouverné la princesse d’Harcourt, que c’est elle qui vous fait mille excuses de ne s’être pas trouvée chez elle quand vous allâtes lui dire adieu : je vous conseille de ne la point chicaner là-dessus. Ce que vous dites des arbres qui changent est admirable ; la persévérance de ceux de Provence[6] est triste et ennuyeuse : il vaut mieux reverdir que d’être toujours vert. Corbinelli dit qu’il n’y a que Dieu qui doive être immuable ; toute autre immutabilité est une imperfection ; il étoit bien en train de discourir aujourd’hui. Mme de la Troche et le prieur de Livry[7] étoient ici : il s’est bien diverti à leur prouver tous les attributs de la divinité. Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse ; mais quand pourrai-je vous embrasser de plus près ? La vie est si courte ; ah ! voilà sur quoi il ne faut pas s’arrêter. C’est maintenant vos lettres que j’attends avec impatience.


  1. Lettre 405. — 1. Dom Ennesson ou Hennezon, abbé de Saint-Mihel, était le confesseur de Retz. On lui attribue les ratures faites sur le manuscrit des Mémoires du Cardinal.
  2. 2. Voyez plus haut, p. 464.
  3. 3. Le Coadjuteur et l’abbé de Grignan. Voyez la note 7 de la lettre du 26 juin suivant.
  4. 4. Voyez tome II, p. 528, note 23.
  5. 5. D’après une lettre de d’Hacqueville citée plus haut, p. 414, note 4, le parrain de Pauline aurait été le cardinal de Retz. Cependant Perrin met en note : « M. de la Garde, » et il semble qu’il devait tenir ce renseignement de Mme de Simiane, qui ne pouvait guère se tromper là-dessus.
  6. 6. On voit en Provence plusieurs sortes d’arbres qui ne se dépouillent jamais de leurs feuilles, lesquelles demeurent vertes toute l’année, tels que l’olivier, l’oranger, les chênes verts, les lauriers, etc. (Note de Perrin.)
  7. 7. Mme de Sévigné lisait avec lui et trouvait-qu’il lui faisait une très-bonne compagnie. Voyez les lettres des 11 et 12 août et 16 septembre 1676.