Lettre 382, 1674 (Sévigné)

Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 409-410).
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1674

382. DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN[1]

À Livry, ce samedi (2e juin)[2].

Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de votre fond pour moi, puisque je vis encore. C’est une chose bien étrange que la tendresse que j’ai pour vous ; je ne sais si contre mon dessein j’en témoigne beaucoup, mais je sais bien que j’en cache encore davantage. Je ne veux point vous dire l’émotion et la joie que m’a donnée votre laquais et votre lettre. J’ai eu même le plaisir de ne point croire que vous fussiez malade ; j’ai été assez heureuse pour croire ce que c’étoit. Il y a longtemps que je l’ai dit : quand vous voulez, vous êtes adorable, rien ne manque à ce que vous faites. J’écris dans le milieu du jardin comme vous l’avez imaginé, et les rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un grand plaisir, mais sans beaucoup de respect, ce que je leur ai dit de votre part : ils sont situés d’une manière qui leur ôte toute sorte d’humilité. Je fus hier deux heures toute seule avec les Hamadryades ; je leur parlai de vous, elles me contentèrent beaucoup par leur réponse. Je ne sais si ce pays tout entier est bien content de moi ; car enfin, après avoir joui de toutes ces beautés, je n’ai pu m’empêcher de dire :

Mais quoi que vous ayez, vous n’avez point Caliste[3],
Et moi, je ne vois rien quand je ne la vois pas.

Cela est si vrai que je repars après dîner avec joie. La bienséance n’a nulle part à tout ce que je fais : c’est ce qui fait que les excès de liberté que vous me donnez me blessent le cœur. Il y a deux ressources dans le mien que vous ne sauriez comprendre.

Je vous loue d’avoir gagné vingt pistoles ; cette perte a paru légère étant suivie d’un grand honneur et d’une bonne collation. J’ai fait vos compliments à nos oncles, tantes et cousines ; ils vous adorent et sont ravis de la relation. Cela leur convient, et point du tout en un lieu où je vais dîner : c’est pourquoi je vous la renvoie. J’avois laissé à mon portier une lettre pour Brancas ; je vois bien qu’on l’a oubliée.

Adieu, ma très-chère et très-aimable enfant, vous savez que je suis à vous.


  1. Lettre 382. — 1. Cette lettre se trouve dans les éditions antérieures à Perrin. Si le chevalier l’a omise, c’est sans doute à cause des petites mésintelligences entre la mère et la fille dont il y est parlé. — Voyez la Notice, p. 181 et suivante.
  2. 2. Cette lettre porte la date du 1er juin dans l’édition dite de Rouen, et dans celle de la Haye, on lit simplement en tête : ce samedi. Ces deux manières de dater sont inconciliables : en 1674, le 1er juin était un vendredi. Nous avons substitué au 1er juin le 2e juin : le chiffre 1 ressemble fort à notre 2 dans l’écriture de Mme de Sévigné et en général dans celle de son temps.
  3. 3. Ce sont deux vers d’un sonnet de Malherbe adressé à la vicomtesse d’Auchy. Voyez la pièce xxxiv du Malherbe de M. L. Lalanne (tome I, p. 138).