Lettre 191, 1671 (Sévigné)

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1671

191. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 5e août.

Enfin, je suis bien aise que M. de Coulanges vous ait mandé des nouvelles. Vous apprendrez encore celle de M. de Guise[1], dont je suis accablée quand je pense à la douleur de Mlle de Guise. Vous jugez bien, ma bonne, que ce ne peut être que par la force de mon imagination que cette mort me puisse faire mal ; car du reste rien ne troublera moins le repos de ma vie. Vous savez comme je crains les reproches qu’on se peut faire à soi-même. Mlle de Guise n’a rien à se reprocher que la mort de son neveu : elle n’a jamais voulu qu’il ait été saigné ; la quantité du sang a causé le transport au cerveau : voilà une petite circonstance bien agréable. Je trouve que dès qu’on tombe malade à Paris, on tombe mort ; je n’ai jamais vu une telle mortalité. Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien conserver ; et s’il y avoit quelque enfant à Grignan qui eût la petite vérole, envoyez-le à Montélimar : votre santé est le but de mes désirs.


1671 Il faut un peu que je vous dise des nouvelles de nos états[2] pour votre peine d’être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qu’on en put faire à Vitré. Le lundi matin il m’écrivit une lettre, et me l’envoya par un gentilhomme. J’y fis réponse par aller dîner avec lui. On mangea à deux tables dans le même lieu ; il y a quatorze couverts à chaque table ; Monsieur en tient une, Madame l’autre : cela fait une assez grande mangerie. La bonne chère est excessive ; on remporte les plats de rôti comme si on n’y avoit pas touché ; mais pour les pyramides du fruit, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyoient pas ces sortes de machines, puisque même ils n’imaginoient pas qu’il fallût qu’une porte fût plus haute qu’eux. Une pyramide veut entrer (ces pyramides qui font qu’on est obligé de s’écrire d’un côté de la table à l’autre ; mais ce n’est pas ici qu’on a eu du chagrin : au contraire, on est fort aise de ne plus voir ce qu’elles cachent) : cette pyramide, avec vingt porcelaines, fut si parfaitement renversée à la porte, que le bruit en fit taire les violons, les hautbois, les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et de Coëtlogon[3], avec deux Bretonnes, dansèrent des passe-pied merveilleux, et des menuets, d’un air que nos bons danseurs n’ont pas à beaucoup près : ils y font des pas de Bohémiens et de bas Bretons, avec une délicatesse et une justesse qui charment. Je pense toujours à vous, et j’avois un souvenir si tendre de votre danse et de ce que je vous avois vue danser, que ce plaisir me devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous auriez été ravie de voir danser Locmaria : les violons et les passe-pied de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là ; c’est quelque chose d’extraordinaire : ils font cent pas différents, mais toujours cette cadence courte et juste ; je n’ai point vu d’homme danser comme lui cette sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui arrivoient en foule pour ouvrir les états. Le lendemain, M. le premier président[4], MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit évêques, MM. de Molac, la Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherat[5], qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu’aux yeux, cent communautés. Le soir devoient venir Mme de Rohan d’un côté, et son fils[6] de l’autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée[7]. Je ne vis point ces derniers ; car je voulus venir coucher ici, après avoir été à la Tour de Sévigné[8] voir M. d’Harouys et MM. Fourché et Chésières[9], qui arrivoient. M. d’Harouys vous écrira ; il est comblé de vos honnêtetés : il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des états : c’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n’avois jamais vu les états ; c’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu’il y en ait qui aient un plus grand air que ceux-ci. Cette province est pleine de noblesse : il n’y en a pas un à la guerre ni à la cour ; il n’y a que ce petit guidon[10], qui peut-être y reviendra un jour comme les autres. J’irai tantôt voir Mme de Rohan ; il viendroit bien du monde ici, si je n’allois à Vitré. C’étoit une grande joie de me voir aux états, où je ne fus de ma vie ; je n’ai pas voulu en voir l’ouverture, c’étoit trop matin. Les états ne doivent pas être longs ; il n’y a qu’à demander ce que veut le Roi ; on ne dit pas un mot : voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il y trouve, je ne sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une infinité d’autres présents, des pensions, des réparations des chemins et des villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie[11] : voilà les états. J’oublie quatre cents pièces de vin qu’on y boit : mais, si j’oubliois ce petit article, les autres ne l’oublieroient pas, et c’est le premier. Voilà ce qui s’appelle, ma bonne, des contes à dormir debout ; mais ils viennent au bout de la plume, quand on est en Bretagne et qu’on n’a pas autre chose à dire. J’ai mille baisemains à vous faire de M. et de Mme de Chaulnes. Je suis toujours toute à vous, et j’attends le vendredi où je reçois vos lettres avec une impatience digne de l’extrême amitié que j’ai pour vous. Notre abbé vous embrasse, et moi mon cher Grignan, et ce que vous voudrez.


  1. Lettre 191 (revue sur une ancienne copie). — 1. Voyez la note 6 de la lettre 147. — Les éditeurs, dès 1726, ont remplacé, pour éclaircir la phrase, le pronom celle par la mort et celle de la mort.
  2. 2. Ouverts le 4 août, ils furent clos le 22. Ils étaient convoqués tous les deux ans, tantôt à Nantes, tantôt à Dinan, tantôt à Vitré. Il y avait seize ans qu’ils ne l’avaient été dans cette dernière ville. « Les assises des états de Bretagne se composaient de tous les commissaires du Roi, c’est-à-dire du gouverneur, des lieutenants généraux, du premier président du parlement, de l’intendant, des avocats généraux, du grand maître des eaux et forêts, des receveurs généraux des finances, etc., au nombre d’environ vingt-cinq personnes. Puis venaient Nosseigneurs les députés de l’ordre de l’Église, au nombre de vingt-deux ; ceux de l’ordre de la noblesse, au nombre de cent soixante-quatorze, le duc de Rohan, baron de Léon, à leur tête ; et en dernier lieu, soixante-dix députés de l’ordre du tiers. » (Walckenaer, tome IV, p. 26.) L’assemblée avait un même président durant toute la session. C’étaient les ducs de Rohan et de la Trémouille qui étaient comme en possession, tour à tour, de cet honneur, les premiers comme barons de Léon, les seconds en qualité de barons de Vitré. Voyez encore Walckenaer, tome IV, p. 6 ; tome V, p. 253 ; et la Notice, p. 183 et suivantes.
  3. 3. Voyez les notes 1 et 2 de la lettre 193.
  4. 4. Le premier président du parlement de Bretagne était alors messire François d’Argouges.
  5. 5. Louis, fils de Jean Boucherat (mort doyen des maîtres des comptes au mois de février précédent) et de Catherine de Machault, maître des requêtes, intendant de justice, etc., commissaire du Roi aux états de Languedoc et de Bretagne ; chancelier de France le 1er novembre 1685 ; mort en septembre 1699, à quatre-vingt-trois ans. Il épousa Françoise Marchant, morte en 1652, et en secondes noces Anne-Françoise de Loménie.
  6. 6. Voyez la note 3 de la lettre 121. — Louis de Rohan Chabot, duc de Rohan, prince de Léon, né en 1662, fils de Marguerite, duchesse de Rohan, et de Henri Chabot. Il épousa en 1678 Marie-Élisabeth du Bec, fille unique du marquis de Vardes. Il mourut en 1727, et sa femme en 1743. Il était frère de la princesse de Soubise, de la marquise de Coetquen et de la princesse d’Épinoy.
  7. 7. Le marquis de Lavardin était lieutenant général au gouvernement de Bretagne : voyez la note 5 de la lettre 158. Les lieutenants généraux s’absentaient souvent, quand la présence du gouverneur les obligeait de paraître à la seconde place. Voyez cependant Walckenaer, tome IV, p. 27 et suivante.
  8. 8. Voyez la note 6 de la lettre 193.
  9. 9. Chésières était bel-oncle de M. d’Harouys. Il s’appelait Louis de Coulanges. Voyez la note 1 de la lettre 175.
  10. 10. Charles de Sévigné.
  11. 11. Magnificence, surtout dans les habits. Voyez la note 3 de la lettre 78. — Dans l’édition de Rouen (1726), braverie est remplacé par magnificence d’habits, tant des hommes que des femmes.