Lettre 190, 1671 (Sévigné)

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1671

190. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 2e août.

Vous avez donc, ma bonne, chez vous, présentement, toute la foire de Beaucaire[1]. N’avez-vous point encore mis l’habileté de vous défaire des équipages dans le nombre des merveilles que vous faites en Provence ? Nos pères avoient bon esprit de nourrir tous les trains ! c’est une belle mode à présent dont tout le monde s’est tiré. Elle est bien pire que les portes basses et les grandes cheminées. Il vous faut du courage comme à la guerre, et un Jacquier[2] qui prenne en parti le pain de munition. Ma lettre vous trouvera, comme Dulcinée, dans l’agitation du mouvement de cette compagnie : gardez-la, je dis ma lettre, et puis vous la lirez à loisir[3]. Vous me priez, ma bonne, de me promener dans votre cœur ; vous me dites mille douceurs aimables sur cela. Je vous dirai donc que je fais quelquefois cette promenade ; je la trouve belle et très-agréable pour moi : mais à la pareille, ma bonne, je vous conjure civilement de venir vous promener chez moi. Allez partout, et voyez bien s’il y a quelqu’un qui se promène à côté de vous, et si vous n’y êtes pas plus respectée que dans votre gouvernement. Si cela vous donne quelque joie, vous devez être contente ; mais, mon Dieu ! cela ne fait point le bonheur de la vie : il y a de certaines grossièretés solides dont on ne peut se passer.

Que dites-vous des nouvelles de cette semaine ? Nous ne demandons que plaie et bosse ; mais, en vérité, je trouve que cette fois il y en a trop. La mort de Monsieur du Mans m’a assommée ; je n’y avois jamais pensé, non plus que lui ; et de la manière dont je le voyois vivre, il ne me tomboit pas dans l’imagination qu’il pût mourir. Cependant le voilà mort d’une petite fièvre en trois heures, sans avoir le temps de songer au ciel, ni à la terre : il a passé ce temps-là à s’étonner ; il est mort subitement de la fièvre tierce. La Providence fait quelquefois des coups d’autorité qui me plaisent assez : mais il en faudroit profiter[4]. Et ce pauvre Lenet qui est mort aussi[5] ; j’en suis fâchée. Ah ! que j’aurois été contente si la nouvelle de Mme de Lyonne[6] étoit venue toute seule ! C’est bien employé. Sa sorte de malhonnêteté étoit une infamie scandaleuse. Il y a longtemps que je l’avois chassée du nombre des mères. Tous les jeunes gens de la cour ont pris part à sa disgrâce. Elle ne verra point sa fille ; on lui a ôté tous ses gens. Voilà tous ces amants bien écartés.

Vous avez présentement le grand Chevalier[7], embrassez-le pour moi, mais le Coadjuteur surtout. Je le prie de ne me point écrire ; qu’il garde sa main droite pour jouer au brelan : ce n’est pas que je n’aime ses lettres, mais j’aime encore mieux son amitié. De l’humeur dont il est, il est impossible qu’il écrive sans qu’il en coûte à ceux à qui il écrit ; c’est acheter trop cher une lettre, qu’au prix d’une partie de sa tendresse. Nous conclurons incessamment que, s’il avoit écrit deux fois la semaine à quelqu’un, il le haïroit à la mort. Adieu, ma chère bonne.


  1. Lettre 190. — I. La foire de Beaucaire commence le 22 juillet, jour de sainte Madeleine, et dure huit jours.
  2. 2. Fameux munitionnaire des armées. (Note de 1726.) — Prendre en parti, c’est se charger de fournir en vertu d’un traité. Le mot parti signifie « un traité que l’on fait pour des affaires de finances. » (Dictionnaire de l’Académie de 1694.)
  3. 3. Sancho raconte à Don Quichotte que Dulcinée, quand il lui a apporté sa lettre, était occupée à vanner du blé, et qu’elle lui dit de placer cette lettre sur un sac qui se trouvait là : « Je ne peux pas la lire que je n’aie fini. » À ces mots : « Ô la discrète dame, s’écria le chevalier, c’était afin de lire tout à loisir et y prendre du contentement. » Voyez la traduction de Dom Quixotte de Cæsar Oudin, tome I, IVe partie, chap. xxxi.
  4. 4. L’évêque du Mans (voyez la note 17 de la lettre 137) mourut le 27 juillet 1671. Il passait pour un fort mauvais chrétien, et telle était sa réputation de négligence et d’impiété qu’au rapport de Desmaiseaux, dans la Vie de Saint-Évremont (tome i des Œuvres, p. 31), on crut devoir réordonner sous condition quelques prêtres auxquels il avait conféré les ordres sacrés. Cela fit beaucoup de bruit. Mascaron était du nombre.
  5. 5. Voyez la note I de la lettre 3.
  6. 6. Elle s’appelait Paule Payen ; Hugues de Lyonne, ministre secrétaire d’État, l’avait épousée en 1645 ; elle mourut en 1704, à soixante-quatorze ans. — Après la scandaleuse aventure dont Mme de Sévigné venait de recevoir la nouvelle et qui avait couvert d’infamie Mme de Lyonne et sa fille la marquise de Cœuvres, la première fut reléguée à Angers, par un ordre du Roi du 27 juin. Son mari mourut de chagrin le 1er septembre suivant. Voyez la lettre du 19 août 1671, vers la fin, et la Correspondance de Bussy, tome I, p. 426. — Le nom de Mme de Lyonne est imprimé en entier dans l’édition de la Haye ; celle de Rouen (1726), ainsi que les éditions de Perrin, n’a que l’initiale.
  7. 7. Voyez la note 8 de la lettre 159.