Lettre 192, 1671 (Sévigné)

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1671

192. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 9e août[1].

Vous n’êtes point sincère quand vous me louez tant aux dépens de vous-même et vous méprisant comme vous faites. Il me siéroit mal de faire votre panégyrique à vous-même, et vous ne voulez jamais que je dise du mal de moi. Je ne veux donc faire ni l’un ni l’autre ; mais enfin, ma bonne, si vous avez à vous plaindre de moi, ce n’est point de n’avoir point en vous de bonnes qualités et le fonds de toutes les vertus. Vous pouvez remercier Dieu de tout ce qu’il vous a donné ; car pour moi, je n’ai point assez de mérite pour en donner libéralement. Quoi qu’il en soit, vous mettez à propos vos réflexions en usage. Ce que vous dites sur les inquiétudes que nous avons si souvent et si naturellement sur l’avenir, et comme insensiblement notre inclination se change et s’accommode à la nécessité, est la juste matière d’un livre comme celui de Pascal. Rien n’est si solide, rien n’est si utile que ces sortes de méditations : et qui sont les personnes de votre âge qui en sachent faire ? Je n’en connois point. Vous avez un fonds de raison et de courage que j’honore ; pour moi, je n’en ai point tant, surtout quand mon cœur prend le soin de m’affliger. Mes paroles sont assez bonnes ; je les range comme ceux qui disent bien ; mais la tendresse de mes sentiments me tue. Par exemple, je n’ai point été trompée dans les douleurs d’être séparée de vous : je les ai imaginées comme je les sens ; j’ai compris que rien ne me rempliroit votre place, que votre souvenir me seroit toujours sensible au cœur ; que je m’ennuierois de votre absence, que je serois en peine de votre santé, que jour et nuit je serois occupée de vous. Je sens tout cela comme je l’avois prévu. Il y a plusieurs endroits sur lesquels je n’ai pas la force d’appuyer : toute ma pensée glisse sur cela, comme vous dites si bien ; et je n’ai point trouvé que le proverbe fût vrai pour moi, d'avoir la robe selon le froid : je n’ai point de robe pour ce froid-là. Mais cependant je m’amuse, et le temps passe toujours ; et ce fait particulier n’empêche pas la règle générale qui est toujours vraie, et qui le sera toujours. Nous craignons quasi toujours des maux qui perdent ce nom par le changement de nos pensées et de nos inclinations. Je prie Dieu qu’il vous conserve votre bon esprit. Vous me voulez aimer, et pour vous, et pour votre enfant : eh ! ma bonne, n’entreprenez point tant de choses. Quand vous pourriez atteindre à m’aimer autant que je vous aime, qui n’est pas une chose possible, ni même dans l’ordre de Dieu, il faudroit toujours que ma petite fût par-dessus le marché : ce sont mes petites entrailles, c’est le trop-plein de la tendresse que j’ai pour vous.

Ma tante l’a été voir ; elle aura cet été une robe ; elle est jolie et belle, et sa nourrice a trop de lait. Mais voici une chose qui m’a bien étonnée : c’est qu’enfin Mme de Lavardin ne se dérange point ; elle garde sa maison à Paris ; on l’a vue, elle prend courage ; et pour son fils, il est à Vitré qui tient deux tables et qui pour gagner les cœurs rit et chante comme si de rien n’étoit[2]. Je le fus voir l’autre jour ; je croyois qu’il se jetteroit à mon cou tout en larmes : point du tout ; j’étois plus affligée que lui ; nous causâmes raisonnablement, et je lui laissai l’abbé et la Mousse à dîner, qui en revinrent tout pleins de bons raisonnements.

Pour moi, j’allai dîner mercredi chez M. de Chaulnes, qui fait tenir les états deux fois le jour, de peur qu’on ne me vienne voir. Je n’ose vous dire les honneurs qu’on me fait dans ces états : cela est ridicule. Cependant je n’y ai point encore couché, et je ne puis quitter mes bois et mes promenades, quelque prière que l’on m’en fasse. Il y a quatre jours que je suis ici. Il fait un si beau temps que je ne puis me renfermer dans une petite ville. Mais, ma bonne, qui vous accouchera, si vous accouchez à Grignan ? Le secours viendra-t-il de loin ? N’oubliez pas du moins comme vous accouchâtes la dernière fois, et n’oubliez pas ce qui vous arriva la première, ni le besoin que vous eûtes d’un homme habile et hardi. Vous êtes quelquefois en peine comment vous pourrez faire pour me témoigner votre amitié. Voilà justement l’occasion où je vous en demande une preuve ; voilà sur quoi je vous devrai du reste, si vous voulez bien, pour l’amour de moi, avoir beaucoup de soin de vous. Ah ! ma bonne, qu’il vous sera toujours aisé de vous acquitter avec moi ! Hélas ! des trésors et tous les biens du monde me pourroient-ils donner tant de joie que votre amitié ? Comme aussi, tournez la médaille, l’enfer n’est pas pis que le contraire.

Votre lettre à Mme de Villars est très-bonne : il faudroit être sourde pour ne pas vous entendre. Elle ne paroît pourtant pas d’un style si vif que d’autres que j’ai vues de vous ; mais elle en sera très-contente, et personne n’écrit mieux que vous. Quand le Coadjuteur n’aura plus mal au pied, je le conjure de vouloir bien faire réponse à Monsieur d’Agen[3] sur cette religieuse qui met tout son diocèse sens dessus dessous : je prendrai cette lettre pour être à moi, et lui ferai crédit de trois mois. Je ne puis m’imaginer ses allures, comme celles de M. de la Rochefoucauld ; elles sont bien différentes de celles que l’on a quand on travaille à les mériter : ceci n’est-il point un peu labyrinthe ? l’entendez-vous ? cela s’appelle des choses fines.

Mais qu’est-ce que vous me dites d’avoir mal à la hanche ? Votre petit garçon seroit-il devenu fille ? Ne vous embarrassez pas : je vous aiderai à l’exposer sur le Rhône dans un petit panier de jonc, et puis elle abordera dans quelque royaume, où sa beauté sera le sujet d’un roman. Me voilà comme don Quichotte. Il y a d’horribles endroits dans Cléopatre ; mais il y en a de beaux, et la droite vertu est bien dans son trône. Nous avons achevé le Tasse avec plaisir et déplaisir : nous ne savons plus où nous attacher ; il faut attendre que les états soient partis pour entreprendre quelque chose. Étoit-ce à vous que je mandois l’autre jour qu’il sembloit que tous les pavés[4] fussent métamorphosés en gentilshommes ? Je n’ai jamais vu tant de monde. Je m’imagine que les états de Languedoc sont encore plus beaux. Mais vous, ma fille, donnez-moi des nouvelles de ce qui se passe autour de vous[5]. Ne sentez-vous point un peu la pesanteur de votre charge ? J’en suis accablée et crois que l’autre vous étoit meilleure. N’espérez-vous pas toujours la même grâce de votre Assemblée[6] ? Comment êtes-vous avec le Marseille[7] ? Eh, mon Dieu, que je suis bien de Provence, et que ce pays-là est bien devenu le mien ! Ah, ma bonne, falloit-il que ma vie fût rangée et marquée si loin de la vôtre !


Il n’y avoit que vous, mon cher Grignan, qui pussiez me résoudre à la donner à un Provençal : mais, dans la vérité, cela est ainsi, j’en prends à témoin Caderousse et Mérinville[8] ; car si j’avois trouvé autant de facilité et de disposition dans le cœur de ma fille pour ce dernier que j’en ai trouvé pour vous, et que je n’eusse pas été la reine des incidents, par la peur que j’avois de conclure, c’en étoit fait. Ne doutez donc jamais de ma véritable amitié, et d’une estime et d’une considération très-distinguée : un moment de réflexion vous fera voir que je dis vrai. Je ne suis point surprise que ma fille ne vous dise rien de moi ; elle m’en faisoit autant de vous l’année passée. Croyez donc, sans qu’elle vous le dise, que je ne vous oublie jamais. La voilà qui gronde, et qui dit que vous prenez ce prétexte pour excuser votre paresse : je laisse entre vous ce débat, et je vous assure que, quoique vous soyez l’homme du monde le plus heureux à être aimé, vous ne l’avez jamais été, ni ne le pourrez être de personne plus sincèrement que de moi. Je vous souhaite tous les jours dans mon mail ; mais vous êtes glorieux : je vois bien que vous voulez que je vous aille voir la première ; vous êtes bien heureux que je ne sois pas une vieille maman[9] ; je vous assure que j’emploierai le reste de ma santé à faire ce voyage. Notre abbé en a plus d’envie que moi ; c’est quelque chose. Il vous baise les mains, et notre cher la Mousse. Adieu, mon cher Comte ; aimez-moi toujours bien ; donnez-moi de votre vue, je vous donnerai de mes bois[10].


Ma pauvre bonne, je reviens à vous. Vous n’avez donc point eu toute cette foire que vous attendiez. Mais vous voulez la guerre ; je devine à quoi cette confusion vous seroit bonne. Ne songez-vous plus à vendre cette terre ? Eh mon Dieu, ma bonne, que n’avez-vous tout ce que je vous souhaite, ou que n’ai-je moi-même tout ce que je n’ai pas !

M. d’Andilly m’a envoyé le recueil qu’il a fait des lettres de M. de Saint-Cyran[11]. C’est une des plus belles choses du monde : ce sont proprement des maximes et des sentences chrétiennes, mais si bien tournées qu’on les retient par cœur, comme celles de M. de la Rochefoucauld. Quand il se débitera[12], priez Mme de la Fayette ou M. d’Hacqueville d’en demander un pour vous à M. d’Andilly : il vous sera très-obligé de cette confiance. Quand vous songerez qu’il n’a jamais eu un sou d’aucun de ses livres, et qu’il les donne tous, vous verrez bien que c’est l’obliger que d’en vouloir un de sa main. Je défie M. Nicole de mieux dire que ce que vous avez écrit sur le changement de nos passions ; il n’y a pas un mot de plus ou de moins que ce qu’il faut.


  1. Lettre 192. — 1. Dans les éditions de 1726 et dans celle de 1734, cette lettre est datée du (vendredi) 7e août.
  2. 2. Ils venaient de perdre l’une son beau-frère, l’autre son oncle, l’évêque du Mans. Voyez la lettre du 2 août précédent, p. 304 et suivante.
  3. 3. Claude Joly. Voyez la note 4 de la lettre 132.
  4. 4. Dans l’édition de 1754 : « tous les pavés de Vitré. »
  5. 5. Cette phrase n’est que dans les éditions de Perrin. La précédente a été supprimée dans l’édition de 1754, et ainsi modifiée dans celle de 1734 : « Je ne m’imagine point que les états de Languedoc puissent être plus beaux. »
  6. 6. Elle se réunit à Lambesc au mois de septembre suivant.
  7. 7. L’évêque de Marseille. Voyez la note 1 de la lettre 117.
  8. 8. Voyez la Notice, p. 102, 103 ; la note 5 de la lettre 73, et la note 14 de la lettre 137. — Le nom de Mérinville a été imprimé pour la première fois dans l’édition de 1754. Il a été remplacé par des points dans les éditions de 1726, par trois astérisques dans celle de 1734.
  9. 9. Mme de Sévigné avait alors quarante-cinq ans et demi.
  10. 10. La vue de Grignan est belle et étendue ; celle des Rochers est sauvage, et bornée de tous côtés par des bois. (Note de l’édition de 1818.)
  11. 11. Jean du Verger ou du Vergier de Haurane, né à Bayonne en 1581, abbé de Saint-Cyran en 1620, mort en 1643. Compagnon d’études et ami de Jansénius (évéque d’Ypres), il fut le fondateur du jansénisme en France.
  12. 12. Les Instructions chrétiennes tirées par M. Arnauld d’Andilly des deux volumes de lettres de messire Jean du Verger de Haurane, abbé de Saint-Cyran, parurent chez P. le Petit, en 1671. L’achevé d’imprimer est du 5 décembre.