Lettre 184, 1671 (Sévigné)

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1671

184. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce 15e juillet.

Si je vous écrivois toutes mes rêveries, je vous écrirois toujours les plus grandes lettres du monde ; mais cela n’est pas bien aisé ; ainsi je me contente de ce qui se peut écrire, et je rêve tout ce qui se doit rêver : j’en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l’abbé une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout ce qui me plaît. Il me plaît de m’y promener le soir jusqu’à huit heures ; mon fils n’y est plus ; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qu’il soit aisé de rencontrer ailleurs.

Oh ! que j’aime la solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Éloignés du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude[1] !

Je ne vous dis point, ma bonne, à qui je pense, ni avec quelle tendresse : à qui devine, il n’est pas besoin de parler. Si vous n’étiez point grosse, et que l’hippogriffe fût encore au monde, ce seroit une chose galante, et à ne jamais l’oublier, que d’avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois. Hélas ! ma bonne, ce ne seroit pas une affaire ; il parcourt la terre en deux jours ; vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan ; ou souper ici à cause de la promenade, où je serois bien aise de vous avoir, et le lendemain vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune[2].

Mon fils est à Paris ; il y sera peu : la cour est de retour, il ne faut pas qu’il se montre. C’est une perte qui me paroît bien considérable que celle de M. le duc d’Anjou[3]. On me mande que ma petite-enfant est fort jolie ; que sa nourrice en a beaucoup de soin, et que ce petit ménage va en perfection. Je prétends le trouver tout établi chez moi à Paris ; c’est une chose ridicule que les petites entrailles que je sens déjà pour cette petite personne. Mme de Villars m’écrit assez souvent, et me parle toujours de vous : elle est tendre, elle sait bien aimer ; elle comprend les sentiments que j’ai pour vous : cela me donne de l’amitié pour elle. Elle me prie de vous faire mille douceurs de sa part : sa lettre est pleine d’estime et de tendresse ; répondez-y par une petite demi-feuille que je lui puisse envoyer. Ce détour est beau pour aller jusques à elle ; mais pour les affaires pressées que vous avez ensemble il n’est pas besoin d’une plus grande diligence. La petite Saint-Géran[4] m’écrit des pieds de mouche que je ne saurois lire : je lui réponds des rudesses et des injures qui la divertissent, et moi aussi. Cette mauvaise plaisanterie n’est point encore usée ; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m’ennuierois fort d’un autre style avec elle.

Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir ; je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers : il y a bien de la différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui entendent et relèvent les beaux endroits et qui par là réveillent l’attention. Cette Morale de Nicole est admirable, et Cléopatre va son train, sans empressement toutefois, c’est aux heures perdues. C’est ordinairement sur cette lecture que je m’endors ; le caractère m’en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j’avoue qu’ils me plaisent aussi, et qu’ils sont d’une perfection qui remplit mon idée sur les belles âmes. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d’épée, tellement que voilà qui va bien., pourvu qu’on m’en garde le secret. Mlle du Plessis nous honore souvent de sa présence ; elle disoit hier qu’en basse Bretagne on faisoit une chère admirable, et qu’aux noces de sa belle-sœur on avoit mangé pour un jour douze cents pièces de rôti : à cette exagération, nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis : « Mademoiselle, pensez-y bien ; n’est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire ? On se trompe quelquefois. — Non, Madame, c’est douze cents pièces ou onze cents ; je ne veux pas vous assurer si c’est onze ou douze, de peur de mentir ; mais enfin je sais bien que c’est l’un ou l’autre, » et le répéta vingt fois, et n’en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu’il falloit qu’ils fussent du moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût une grande prairie, où l’on eût tendu des tentes ; et que, s’ils n’eussent été que cinquante, il eût fallu qu’ils eussent commencé un mois devant. Ce propos de table étoit bon ; vous en auriez été contente. N’avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là ?

Au reste, ma bonne, cette montre que vous m’avez donnée, qui alloit toujours trop tôt ou trop tard d’une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu’elle ne quitte pas d’un moment la pendule ; j’en suis ravie, et je vous en remercie sur nouveaux frais ; en un mot, je suis toute à vous. L’abbé me dit qu’il vous adore, et qu’il veut vous rendre quelque service : il ne voit pas bien en quelle occasion ; mais enfin il vous aime autant qu’il m’aime.


  1. LETTRE 184 (revue sur une ancienne copie ; voyez le spécimen comparatif placé à la suite de l’Avertissement du tome Ier.) — 1. Premiers vers de l'Ode à la Solitude de Saint-Amant : voyez ses Œuvres, Paris, T. Quinet, 1642, in-4o, Ire partie, p. 6.
  2. 2. Cette tribune existe encore ; elle est fort élevée ; elle donne sur la nef de l’église collégiale ; le château n’a point d’autre chapelle. (Note de l’édition de 1818.)
  3. 3. Philippe, second fils de Louis XIV, mort le 10 juillet 1671, à l’âge de trois ans.
  4. 4. La comtesse de Saint-Géran, mariée depuis quatre ans. Voyez la note 12 de la lettre 136.