Lettre 183, 1671 (Sévigné)

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1671

183. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 12e juillet.

Je n’ai reçu qu’une lettre de vous, ma chère bonne, et j’en suis fâchée : j’étois accoutumée à en recevoir deux. Il est dangereux de s’accoutumer à des soins tendres et précieux comme les vôtres ; il n’est pas facile après cela de s’en passer. Vous aurez vos beaux-frères ce mois de septembre, ce vous sera une très-bonne compagnie. Pour le Coadjuteur, je vous dirai qu’il a été un peu malade ; mais il est entièrement guéri : sa paresse est une chose incroyable, et il est d’autant plus criminel qu’il écrit des mieux quand il s’en veut mêler. Il vous aime toujours, et vous ira voir après la mi-août ; il ne le peut qu’en ce temps-là. Il jure qu’il n’a aucune branche où se reposer (mais je crois qu’il ment), et que cela l’empêche d’écrire et lui fait mal aux yeux. Voilà tout ce que je sais du Seigneur Corbeau ; mais admirez la bizarrerie de ma science : en vous apprenant toutes ces choses, j’ignore comme je suis avec lui. Si vous en apprenez quelque chose par hasard, vous m’obligerez fort de me le mander.

Je songe mille fois le jour au temps où je vous voyois à toute heure. Hélas ! ma bonne, c’est bien moi qui dis cette chanson que vous me dites : Hélas ! quand reviendra-t-il ce temps, bergère ? Je le regrette tous les jours de ma vie, et j’en souhaiterois un pareil au prix de mon sang. Ce n’est pas que j’aie sur le cœur de n’avoir pas senti le plaisir d’être avec vous : je vous jure et je vous proteste que je ne vous ai jamais regardée avec indifférence ni avec la langueur que donne quelquefois l’habitude. Mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et sans tendresse ; et s’il y a eu quelques moments où elle n’ait pas paru, c’est alors que je la sentois plus vivement. Ce n’est donc point cela que je me puis reprocher ; mais je regrette de ne vous avoir pas assez vue, et d’avoir eu de cruelles politiques qui m’ont ôté quelquefois ce plaisir. Ce seroit une belle chose si je remplissois mes lettres de ce qui me remplit le cœur. Hélas ! comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées, et ne pas faire semblant de les voir ; je crois que vous en faites de même. Je m’arrête donc à vous conjurer, si je vous suis un peu chère, d’avoir un soin extrême de votre santé. Amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez votre grossesse à bon port ; et après cela, si M. de Grignan vous aime, et qu’il n’ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu’il fera, ou plutôt ce qu’il ne fera point.

Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite ? Laisserez-vous Germanicus au milieu de ses conquêtes ? Si vous lui faites ce tour, mandez-moi l’endroit où vous serez demeurée, et je l’achèverai : c’est tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu’on ne voit point quand on n’a qu’une demi-science. Nous avons commencé la Morale[1], c’est de la même étoffe que Pascal. À propos de Pascal, je suis en fantaisie d’admirer l’honnêteté de ces messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour porter et reporter nos lettres ; enfin, il n’y a jour dans la semaine qu’ils n’en portent quelqu’une à vous et à moi ; il y en a toujours et à toutes les heures par la campagne : les honnêtes gens ! qu’ils sont obligeants ! et que c’est une belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la cupidité[2] ! J’ai quelquefois envie de leur écrire pour leur témoigner ma reconnoissance, et je crois que je l’aurois déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et qu’ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j’écris, comme j’ai envie de les remercier de ce qu’ils portent mes lettres : voilà une belle digression.

Je reviens à nos lectures, et sans préjudice de Cléopatre que j’ai gagé d’achever : vous savez comme je soutiens mes gageures. Je songe quelquefois d’où vient la folie que j’ai pour ces sottises-là ; j’ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir que je suis assez blessée des méchants styles ; j’ai quelque lumière pour les bons, et personne n’est plus touchée que moi des charmes de l’éloquence. Le style de la Calprenède est maudit en mille endroits : de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J’écrivis l’autre jour une lettre à mon fils de ce style, qui étoit fort plaisante. Je trouve donc qu’il est détestable, et je ne laisse pas de m’y prendre comme à de la glu. La beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements, et le succès miraculeux de leur redoutable épée, tout cela m’entraîne comme une petite fille : j’entre dans leurs affaires ; et si je n’avois M. de la Rochefoucauld et M. d’Hacqueville pour me consoler, je me pendrois de trouver encore en moi cette foiblesse. Vous m’apparoissez pour me faire honte ; mais je me dis de méchantes raisons, et je continue. J’aurai bien de l’honneur du soin que vous me donnez de vous conserver l’amitié de l’abbé ! Il vous aime chèrement ; et nous parlons très-souvent de vous, de vos affaires et de vos grandeurs. Il voudroit bien ne pas mourir avant que d’avoir été en Provence, et de vous avoir rendu quelque service. On me mande que la pauvre Mme de Montlouet est sur le point de perdre l’esprit[3] : elle a extravagué jusqu’à présent sans jeter une larme ; elle a une grosse fièvre, et commence à pleurer ; elle dit qu’elle veut être damnée, puisque son mari doit l’être assurément. Nous continuons notre chapelle. Il fait chaud ; les soirées et les matinées sont très-belles dans ces bois et devant cette porte ; mon appartement est frais. J’ai bien peur que vous ne vous accommodiez pas si bien de vos chaleurs de Provence. Je suis toujours toute à vous, ma très-chère et très-aimable bonne. Une amitié à M. de Grignan. Ne vous adore-t-il pas toujours ?


  1. Lettre 183. — 1. Les Essais de morale de M. Nicole. (Note de 1726.)
  2. 2. Voyez la lettre du 4 novembre suivant, où Mme de Sévigné revient sur cette idée.
  3. 3. Voyez la note 2 de la lettre précédente.