Lettre 185, 1671 (Sévigné)

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1671

185. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 19e juillet[1].

Je ne vois point, ma bonne, que vous ayez reçu mes lettres du 17e et 21e juin ; je vous écris toujours deux fois la semaine, ce m’est une joie et une consolation ; je reçois le vendredi deux de vos lettres qui me soutiennent le cœur toute la semaine. J’ai trouvé fort plaisant de recevoir celle que vous m’adressez dans la Capucine[2], justement dans le beau milieu de la Capucine. Il faisoit beau ; j’attendois mon laquais qui devoit m’apporter vos lettres de Vitré. Après avoir bien fait des tours, je revenois au logis.

Je vous trouve bien en famille de tous côtés, et je vous vois très-bien faire les honneurs de votre maison. Je vous assure que cette manière est plus noble et plus aimable qu’une froide insensibilité, qui sied très-mal quand on est chez soi. Vous en êtes bien éloignée, ma bonne, et l’on ne peut pas mieux faire que ce que vous faites : je vous souhaite seulement des matériaux ; car, pour de la bonne volonté, vous en avez de reste.

Vous aurez trouvé plaisant que je vous aie tant parlé du Coadjuteur, dans le temps qu’il est avec vous : je n’avois pas bien vu sa goutte en vous écrivant. Ah ! Seigneur Corbeau, si vous n’aviez demandé, pour toute nécessité, qu’un poco di pane, un poco di vino[3], vous n’en seriez point où vous en êtes : il faut souffrir la goutte quand on l’a méritée ; mon pauvre Seigneur, j’en suis fâchée, mais c’est bien employé.

Je remercie M. de Grignan d’avoir soin de son adresse et de sa belle taille. Je vous trouve fort jolie de vous être levée si matin pour le voir tirer vos lapins.

Le soleil se hâtant pour la gloire des cieux
Vint opposer sa flamme à l’éclat de vos yeux,
Et prit tous les rayons dont l’Olympe se dore[4].

Ce qui m’embarrasse pour la fin du sonnet, c’est que le soleil fut pris pour l’Aurore, et qu’il me semble que vous ne fûtes simplement que l’Aurore, et qu’aussitôt qu’il eut pris tous ses rayons vous lui quittâtes la place, et vous allâtes vous coucher. Je vous assure au moins, ma bonne, qu’il n’eut pas l’avantage de vous gâter votre beau teint ; il ne demanderoit pas mieux, de l’humeur dont il est en Provence. C’est à vous à vous en défendre : je vous en conjure pour l’amour de moi qui aime si chèrement votre personne aussi bien que tout le reste.

Je trouve, ma chère bonne, qu’il s’en faut beaucoup que vous soyez en solitude : je me réjouis de tous ceux qui vous peuvent divertir. Vous aurez bientôt Mme de Rochebonne[5]. Mandez-moi toujours ce que vous aurez. Le Coadjuteur est bon à garder longtemps. L’offre que vous lui faites d’achever de bâtir votre château est une chose qu’il acceptera sans doute : que feroit-il de son argent ? Cela ne paroîtra pas sur son épargne. Je trouverois fort mauvais qu’il prît mon appartement.

Ce que vous dites de cette maxime que j’ai faite sans y penser[6] est très-bien et très-juste. Je veux croire, pour ma consolation, que si je l’avois écrite moins vite, et que je l’eusse tournée avec quelque loisir, j’aurois dit comme vous ; en un mot, ma bonne, vous avez raison, et je ne donnerai jamais rien au public, que je ne vous consulte auparavant.

Vous avez écrit une lettre à la Mousse dont je vous dois remercier autant que lui ; elle est toute pleine d’amitié pour moi. D’Hacqueville est bien plaisant de vous avoir envoyé la mienne. Enfin Brancas m’a écrit une lettre si excessivement tendre, qu’elle récompense tout son oubli passé. Il me parle de son cœur à toutes les lignes ; si je lui faisois réponse sur le même ton, ce seroit une portugaise[7].

Il ne faut louer personne avant sa mort : c’est bien dit ; nous en avons tous les jours des exemples ; mais, après tout, mon ami[8] le public fait toujours bien : il loue quand on fait bien ; et comme il a bon nez, il n’est pas longtemps la dupe, et blâme quand on fait mal. Quand on va du mal au bien, il ne répond pas de l’avenir ; il parle de ce qu’il voit. La comtesse de Gramont[9] et d’autres ont senti les effets de son inconstance ; mais ce n’est pas lui qui change le premier. Vous n’avez pas sujet de vous plaindre de lui, et ce ne sera pas par vous qu’il commencera à faire de grandes injustices.

Notre abbé a pour vous une tendresse qui me le fait adorer ; il vous trouve d’une solidité qui le charme, et qui le fait brùler d’impatience de vous pouvoir soulager et vous être bon à quelque chose ; il a quasi autant d’envie que moi d’aller en Provence. Nous sommes occupés de notre chapelle ; elle sera achevée à la Toussaint. Nous sommes dans une parfaite solitude et je m’en trouve bien. Ce parc est bien plus beau que vous ne l’avez vu, et l’ombre de mes petits arbres est une beauté qui n’étoit pas bien représentée par les bâtons d’alors. Je crains le bruit qu’on va faire en ce pays. On dit que Mme de Chaulnes arrive aujourd’hui ; je l’irai voir demain, je ne puis pas m’en dispenser ; mais j’aimerois bien mieux être dans la Capucine, ou à lire le Tasse, où je suis d’une habileté qui vous surprendroit et qui me surprend moi-même.

Vous me dites trop de bien de mes lettres, ma bonne ; je compte sûrement sur toutes vos tendresses : il y a longtemps que je dis que vous êtes vraie ; cette louange me plaît ; elle est nouvelle et distinguée de toutes les autres ; mais quelquefois aussi elle pourroit faire du mal. Je sens au milieu de mon cœuri[10] tout le bien que cette opinion me fait présentement. Ah ! qu’il y a peu de personnes vraies ! Rêvez un peu sur ce mot[11], vous l’aimerez. Je lui trouve, de la façon que je l’entends, une force au delà de la signification ordinaire.

La divine Plessis est justement et à point toute fausse ; je lui fais trop d’honneur de daigner seulement en dire du mal. Elle joue toutes sortes de choses : elle joue la dévote, la capable, la peureuse, la petite poitrine, la meilleure fille du monde ; mais surtout elle me contrefait, de sorte qu’elle me fait toujours le même plaisir que si je me voyois dans un miroir qui me fît ridicule, et que je parlasse à un écho qui me répondît des sottises. J’admire où je prends celles que je vous écris. Adieu, ma très-aimable bonne. Vous qui voyez tout, ne voyez-vous point comme je suis belle les dimanches, et comme je suis négligée les jours ouvriers ? Mandez-moi si vous avez toujours le courage de vous habiller et ce que vous avez fait de provençal. Mon Dieu ! qu’on est heureux, ma bonne, de vous voir en Provence ! et quelle joie sensible quand je vous embrasserai ! car enfin ce jour viendra ; en attendant, j’en passerai de bien cruels vers le temps de vos couches.

Il a vaqué chez Monsieur une charge de vingt mille écus ; Monsieur l’a donnée à l’Ange[12], au grand plaisir de toute sa maison[13].

La Vauguyon[14], après deux ans de mariage avec Fromentau l’a enfin déclaré, et elle est logée chez lui. C’est un bon parti que Fromentau !

Vous ai-je dit qu’il y avoit des demoiselles à Vitré, dont l’une s’appelle Mlle de Croque-Oison, et l’autre de Kerborgne ? J’appelle la Plessis, Mlle de Kerlouche[15]. Ces noms me réjouissent.

Je suis toute à vous, ma bonne, et si vous m’aimez, ayez soin de votre santé.


  1. Lettre 185. — 1. Cette lettre est datée du 3 juillet dans les éditions de 1726 et dans celle de 1734 ; du 19 juillet, dans l’édition de 1754. Le premier alinéa manque dans les deux éditions de Perrin.
  2. 2. Maisonnette du parc des Rochers.
  3. 3. Un peu de pain, un peu de vin.
  4. 4. C’est le premier tercet d’un sonnet de Voiture. Mme de Sévigné a remplacé ses yeux par vos yeux. Voici quel est le second tercet, qui explique très-bien la phrase suivante de la lettre :

         L’onde, la terre et l’air s’allumoient à l’entour ;
         Mais auprès de Philis on le prit pour l’Aurore,
         Et l’on crut que Philis étoit l’astre du jour.

  5. 5. Thérèse, sœur du comte de Grignan, mariée le 22 octobre 1668 à Charles de Châteauneuf, comte de Rochebonne, vicomte d’Oing, commandant pour le Roi dans les provinces de Lyonnais, Forez et Beaujolais ; auparavant colonel du régiment de la Reine. Voyez la lettre du 27 juillet 1672.
  6. 6. Voyez la fin de la lettre du 28 juin précédent, p. 262.
  7. 7. Allusion aux Lettres portugaises traduites en françois, qui furent publiées en 1669 chez Claude Barbin, par Noël Bouton, marquis de Chamilly, maréchal en 1703. Sept nouvelles lettres furent ajoutées aux cinq premières dans une seconde édition qui parut la même année (1669).
  8. 8. Les mots mon ami ne sont pas dans les éditions de 1726 et de 1734 ; ils se lisent pour la première fois dans celle de 1754.
  9. 9. Elisabeth Hamilton, dame du palais de la Reine, femme du comte de Gramont et sœur du comte Antoine Hamilton, auteur des Mémoires de Gramont. Elle mourut à soixante-sept ans, en juin 1708, un an et quelques mois après son mari. — Voyez les Souvenirs de Mme de Caylus, tome LXVI, p. 441.
  10. 10. Tel est le texte de l’édition de la Haye (1726) et de la première édition de Perrin (1734). Dans l’édition de Rouen (1726) on lit : au fond du cœur ; dans la seconde de Perrin (1754) : dans le milieu de mon cœur.
  11. 11. La Rochefoucauld le disait de Mme de la Fayette. « Est-ce la femme… loyale et sincère que la Rochefoucauld a appelée vraie ? » (Madame de Sablé, par M. Cousin, p. 174.)
  12. 12. Mlle de Grancey. Voyez la lettre du 6 avril 1672.
  13. 13. Tel est le texte des éditions de 1726 et 1734. Dans celle de 1754, plaisir est remplacé par déplaisir.
  14. 14. Marie de Stuer de Caussade de Saint-Mégrin, fille du comte de la Vauguyon, sœur du premier mari de la duchesse de Chaulnes, veuve de Barthélemy de Quelen, comte du Broutai, épousa secrètement, à l’âge de cinquante-cinq ans, André de Bétoulat, sieur de Fromentau, qui fut comte de la Vauguyon, et chevalier de l’ordre du Saint-Esprit (1688). Ce Fromentau était, dit Saint-Simon, un des plus petits et des plus pauvres gentilshommes de France, qui s’était élevé par la protection de Mme de Beauvais, femme de chambre de la Reine mère. Lorsque sa femme, qu’il avait épousée à cause de sa fortune, eut été obligée de rendre à son fils le compte de tutelle, ils éprouvèrent une grande gêne, et le comte de la Vauguyon ne tarda pas à donuer des marques d’aliénation d’esprit. La mort de la comtesse, arrivée au mois d’octobre 1693, le privant de sa dernière ressource, rendit sa démence complète, et il se tua d’un coup de pistolet le 9 novembre suivant. Voyez les Mémoires de Saint-Simon, tome I, p. 111 et suivantes.
  15. 15. Voyez les lettres du 21 juin et du 5 juillet 1671, et la note 2 de la lettre 187.