Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/XIV

Administration de librairie (1p. 272-286).

CHAPITRE XIV.

Histoire de Bamboche. — Le bûcheron de route. — Mort du bûcheron. — Le mauvais riche. — Le Cul-de-jatte. — Cours de morale. — Avenir réservé à Martin. — Amours de la mère Major. — Comment Bamboche comprenait l’amitié. — Bamboche amoureux.

Bamboche continuant de garder le silence, je réitérai ma question.

— Comme-moi, — lui dis-je, tu n’as peut-être plus ni ton père ni ta mère ?

— Je n’ai pas connu ma mère, — me répondit-il brusquement, mais d’un ton moins sardonique et moins âpre.

— Et ton père ?

— Mon père était bûcheron de route.


Le Bûcheron de Route.

— Bûcheron de route ?

— Oui, il voyageait et il s’arrêtait quand il rencontrait des endroits où on abattait des bois : alors nous faisions une cabane dans la forêt avec de la terre et des fagots, et nous restions là tout le temps de l’abatage.

— Tu travaillais donc déjà avec ton père ?

— Je l’aidais comme je pouvais, je rangeais le bois qu’il mettait bas.

— Et ton père, où est-il maintenant ?

— Dans la forêt, — me répondit Bamboche avec un sourire sinistre.

— Dans la forêt ?

— Oui, un jour il s’est quasi abattu la jambe d’un grand coup de cognée… Il a tombé… le sang sortait de sa jambe comme par un robinet et sautait à dix pas.

— Ah ! mon Dieu !

— Moi, j’avais peur, je pleurais, je criais, — dit Bamboche d’une voix émue, — j’appelais au secours de toutes mes forces.

— Hélas ! je le crois bien.

— Mon père, lui, tenait sa jambe serrée entre ses deux mains pour empêcher le sang de couler ; mais ça coulait tout de même à travers ses doigts, et il me disait : Petit, arrache de la mousse… apporte-m’en… vite… vite ; moi j’en arrachais tant que je pouvais et je l’apportais à mon père qui la tamponnait bien serrée sur sa blessure, mais presque tout de suite la mousse devenait rouge…

— Le sang ne s’arrêtait pas ?

— Non ; alors mon père m’a dit : Petit, apporte de la terre humide, ça arrêtera peut-être le sang mieux que de la mousse.

— Eh bien ?

— La terre devenait tout de suite rouge comme la mousse, et puis la voix de mon père commençait à défaillir.

— On ne pouvait donc avoir de secours nulle part ?

— Des secours !… — et Bamboche haussa les épaules. — Mon père me dit : — Petit, cours au grand carrefour qu’on a coupé à blanc : il y a un laboureur qui défriche à la charrue, je l’ai vu ce matin ; tu lui demanderas de l’aide. — J’y cours. — Mon père vient de s’abattre à moitié la jambe, et il demande de l’aide, — dis-je au laboureur ; — le village est-il loin ? — Hélas ! mon Dieu, mon cher petit, est-ce qu’il y a des chirurgiens dans les villages ? on y est trop pauvre… c’est bon pour les gros bourgs, et le plus proche est à quatre lieues d’ici. — Mais vous, venez au secours de mon père. — J’y connais rien aux blessures, je ne suis pas berger, moi, — me répond le laboureur, — et puis je ne peux pas quitter mes chevaux ; ils se mangeraient, briseraient tout, et mon maître me chasserait. — Enfin, je prie tant le laboureur, qu’il vient ; mais il n’avait pas fait dix pas avec moi, que voilà ses chevaux qui commencent à se mordre… à se battre. — Tu vois bien, — me dit-il, — je ne peux pas aller avec toi. — Et il court à ses chevaux, moi je retourne auprès de mon père…

— Quel malheur !

— Quand je suis arrivé près de lui, il était toujours à la même place, courbé en deux, tenant à deux mains sa jambe, au milieu d’une mare de sang. En me voyant, mon père s’est redressé : il avait le front en sueur, le visage tout blanc, les lèvres violettes. — Il n’y a de secours qu’au bourg, et c’est à quatre lieues d’ici, — lui dis-je ; — le laboureur venait ; mais ses chevaux se sont battus, il a été forcé de retourner à eux. Comment faire, mon père ? comment faire ? — Comme je fais, petit, perdre tout mon sang, — me répondit-il d’une voix si basse, si basse, qu’à peine je l’entendais : — les médecins… les secours… c’est bon pour les gens riches… Pour nous autres… tiens… petit, les voilà ceux qui viennent à notre aide quand nous mourons. — Et il me montra une volée de corbeaux qui passaient au-dessus de la forêt ; alors mon père, faisant effort pour se redresser sur son séant, a ôté ses mains d’autour de sa jambe ; elles étaient toutes rouges ; il m’a tendu les bras en me disant : — Embrasse-moi, pauvre petit… Tu travaillais déjà bien pour tes forces… Qu’est-ce que tu vas devenir ? mon Dieu !… qu’est-ce que tu vas devenir ?… — Et puis mon père a voulu encore me parler ; mais le hoquet l’a pris… il est retombé sur le dos… et il est mort.

En prononçant ces derniers mots, Bamboche mit ses deux mains sur ses yeux et pleura.

Je pleurai comme lui ; il m’inspirait une compassion profonde ; je le trouvais bien plus à plaindre que moi… Il avait vu mourir son père sans pouvoir lui porter aucun secours.

— Et alors, qu’est-ce que tu es devenu ? — demandai-je à Bamboche après un moment de silence.

— Je suis resté auprès du corps à pleurer, et puis, la nuit est venue ; de fatigue, je me suis endormi… Au jour, j’avais grand froid ; le corps de mon père était déjà roide, dans sa blouse blanche, tachée de sang. Je retournai au carrefour de la forêt, pour y trouver le laboureur de la veille, lui dire que mon père était mort, et qu’on vienne l’enterrer. Le laboureur n’y était pas ; il n’y avait que sa charrue… Comme il ne venait pas, j’ai retourné à notre cabane, bien loin du carrefour. J’ai pris un morceau de pain, car j’avais faim, et je suis revenu auprès du corps de mon père. Les corbeaux s’étaient déjà abattus sur lui, et déchiquetaient sa figure.

— Ah ! mon Dieu ! — m’écriai-je en frissonnant.

— Avec une gaule, je les chassais ; mais ils ne s’en allaient pas loin, restaient autour de l’endroit, tournoyaient au-dessus du corps en croassant et venaient tout proche se percher dans les branches ; voyant ça, j’ai pris la cognée de mon père, c’est au plus si je pouvais la manier. J’ai tâché de creuser un trou pour enterrer le corps ; je n’ai pas pu : c’était tout roches, tout racines. J’ai été plus loin, c’était moins dur, mais je n’avais pas de force, je n’avançais pas, et pendant que j’étais à l’ouvrage, les corbeaux, qui me voyaient éloigné, recommençaient à s’abattre sur le corps de mon père et à le déchiqueter. La nuit venait, j’ai traîné deux bourrées en long de chaque côté du corps, et puis d’autres en travers et par-dessus ; je les ai maintenues avec les plus grosses branches d’arbre que j’ai pu remuer ; j’ai encore mis des pierres par-dessus ; et puis j’ai emporté le bonnet et le bissac de mon père, son couteau aussi ; la cognée était trop lourde, ses sabots trop grands, je les ai laissés. J’ai ensuite retourné à notre cabane prendre ce qui nous restait de pain, et j’ai marché, marché, jusqu’à ce que j’aie trouvé une route.

— Et quand tu as rencontré quelqu’un, est-ce que tu n’as pas dit que ton père était mort et qu’il fallait venir l’enterrer, pour qu’il ne soit pas mangé par les corbeaux ?

Bamboche partit d’un éclat de rire sauvage, et s’écria :

— On se fichait pas mal que mon père, crevé sans secours comme une bête dans les bois, ait été mangé par les corbeaux… on se moque pas mal les uns des autres, et comme me disait le cul-de-jatte, un mendiant avec qui j’ai mendié, il n’y a que les loups qu’on ne mange pas ; faut être louveteau, mon gars… en attendant que tu sois loup…

— Et ton père… t’aimait bien ? — demandai-je à Bamboche, espérant le ramener à des pensées plus douces.

— Oui, — répondit-il en redevenant triste au lieu de se montrer sardonique, — oui… c’est pas lui qui m’aurait jamais battu… il ne me faisait travailler au bois que suivant mes forces, qui n’étaient pas grandes, car je n’avais guère que huit ans. S’il pleuvait, il mettait son tablier de cuir sur mon dos, ou me faisait un abri avec des bourrées ; si le samedi nous nous trouvions à court de pain, il n’avait jamais faim… lui. Le dimanche, dans les beaux temps, il me dénichait des nids dans la forêt, ou bien nous faisions la chasse aux écureuils ; s’il pleuvait, nous restions dans notre cabane et il me taillait de petites charrettes avec son couteau pour m’amuser ; d’autres fois il me chantait des complaintes. Quand je pense à ce temps-là, vois-tu ?… j’ai du chagrin…

— Parce que tu regrettes le temps où quelqu’un t’aimait, — m’écriai-je avec attendrissement. — Tu vois bien que c’est bon d’être aimé… à défaut d’un père… d’un frère… laisse-moi être ce frère.

Bamboche resta silencieux. Je me hasardai à lui prendre la main : il ne la retira pas d’abord, puis faisant un brusque mouvement pour s’éloigner de moi, il dit :

— Bah !… c’est des bêtises… les loups n’ont pas d’amis ; je serai loup, comme disait le cul-de-jatte.

N’osant pas insister davantage cette fois, de peur d’irriter de nouveau Bamboche, je repris :

— Et quand tu as été sur la grande route, après la mort de ton père, qu’est-ce que tu es devenu ?

— Quand j’ai eu fini de manger le pain qu’il y avait dans le bissac, j’ai entré dans une belle maison de la route pour en redemander, disant que mon père était mort dans les bois : un gros monsieur qui avait un foulard sur la tête, et qui déjeunait sous une treille où il y avait beaucoup de roses, me dit d’une voix dure : — Je ne donne jamais l’aumône aux vagabonds ; va travailler, paresseux. — Mon père est mort, je n’ai pas d’ouvrage. — Est-ce que je suis chargé de t’en procurer… de l’ouvrage, moi ? va-t’en ; tes guenilles puent à faire vomir. — Mon bon Monsieur… — Ici, Castor… — dit le gros homme en appelant un grand chien, qui accourait du fond du jardin, — kis… kis… mords-le… — D’abord je me suis sauvé, et puis après je suis revenu en me cachant le long d’une haie auprès de la belle maison ; j’ai ramassé des pierres, et j’ai cassé deux carreaux… c’était sa tête que j’aurais dû casser… à ce brigand-là, qui, au lieu de me donner un morceau de pain, voulait me faire mordre par son chien, — dit Bamboche, qui ressentait encore une haineuse rancune. — Oh ! je n’oublierai jamais ça… C’est bon… c’est bon, — ajouta-t-il avec un courroux concentré.

— Qu’est-ce que ça lui aurait fait de te donner un peu de pain, à ce monsieur ? il était donc bien méchant ?

— Les riches, c’est tous brigands : ils ne donnent que ce qu’on leur prend, disait le cul-de-jatte. — Et il avait raison, — reprit Bamboche.

— Alors, comment as-tu fait quand tu n’as plus eu de pain et qu’on t’en a refusé ?

— C’était l’automne, il y avait des pommes aux arbres, j’en ai abattu, j’en ai mangé tant que j’ai pu.

— Et le vieux mendiant dont tu m’as parlé ?

— Un jour je dormais dans un bas-fond, le long d’une haie, pas loin d’une route ; j’entends du bruit, je me réveille, je regarde à travers la haie : c’était un cul-de-jatte, les jambes en sautoir ; il s’approchait en marchant sur ses mains, qu’il avait fourrées dans des sabots en guise de gants ; il s’assoit, délicotte les sangles qui lui attachaient les jambes autour du cou, se les détire, se met debout, et commence à piétiner, à sauter, à danser pour se dégourdir ; il n’était pas plus cul-de-jatte que moi.

— Pourquoi donc faisait-il comme s’il l’était alors ?

— Pour tromper le monde donc, et attraper des aumônes… En allant et venant le long de la haie, il m’a vu… alors, colère d’être surpris, il a pris un de ses sabots à la main, a traversé la haie et m’a dit : — Si tu as le malheur de dire que tu m’as vu et que je ne suis pas cul-de-jatte, je te rattraperai, et je te crèverai la tête à coups de sabots. — J’ai eu peur, j’ai pleuré ; dans ce temps-là, j’étais couenne comme toi, je pleurais. — À qui voulez-vous que je dise que vous n’êtes pas cul-de-jatte ? que j’ai répondu à l’homme. — À tes parents, si tu es du pays. — Je ne suis pas du pays et je n’ai pas de parents. — Comment vis-tu alors ?

— Tiens, — dis-je à Bamboche en l’interrompant, — c’est à peu près comme cela que j’ai rencontré la Levrasse.

— T’as fait une belle trouvaille ce jour-là — me dit Bamboche, — et il continua : — Comment vis-tu ? me demanda le mendiant. — Je couche dans les champs et je mange des pommes et du raisin quand j’en trouve. — Veux-tu mendier avec moi ? Ça m’embête d’être cul-de-jatte, ça me donne des crampes aux jambes et des cors aux mains ; pour changer, je veux me faire aveugle ; tu seras mon fils, tu me conduiras, nous gagnerons gros et tu licheras bien, — J’ai consenti à aller avec le cul-de-jatte, nous avons attendu la nuit, et puis nous avons marché, marché pour quitter le pays où il passait pour cul-de-jatte ; le lendemain nous avons commencé à mendier, lui comme aveugle, moi comme son fils.

— Et il était méchant pour toi ?

— Quand les aumônes ne venaient pas, il disait que c’était ma faute, et le soir il me rouait de coups.

— Et tu ne quittais pas un si méchant maître ?

— Je le haïssais, mais je ne le quittais pas ; où est-ce que je serais allé ? Au moins avec lui j’étais à peu près sûr de manger ; et puis il m’apprenait des choses… des choses…

— Quoi donc ?

— Eh bien, il m’apprenait la vie qu’il faut mener pour ne pas être enfoncé !

Je regardai Bamboche, je ne comprenais pas.

— Est-il bête, ce petit-là ! — dit-il avec dédain.

Puis il ajouta comme par condescendance pour ma naïveté :

— Le cul-de-jatte m’apprenait qu’il n’y a que les loups qu’on ne mange pas, et qu’il faut être loup ; — que si un plus fort que vous vous fait du mal, il faut vous revancher sur un plus faible ; — que personne ne se soucie de vous ; qu’il ne faut se soucier de personne ; — qu’on peut tout faire pourvu qu’on ne se laisse pas prendre ; — que les honnêtes gens sont des serins et les riches des brigands ; — qu’il n’y a que les imbéciles qui travaillent et qu’ils en sont récompensés en crevant de faim.

— Ton père… ne croyait pas cela, ne te disait pas cela, lui ? n’est-ce pas ?

— Mon père travaillait comme un cheval, et il est mort faute de secours, à demi mangé par les corbeaux : je ne demandais qu’un morceau de pain et à travailler… et on m’a chassé en voulant me faire mordre par un chien, — me répondit Bamboche avec un éclat de rire amer. — Le cul-de-jatte ne faisait rien, lui, que se promener, que tromper tout le monde, et il ne manquait de rien… Nous faisions souvent de fameux soupers… avec les aumônes du jour… Tu le vois bien, le cul-de-jatte avait raison.

À mon tour très-embarrassé de répondre à Bamboche, je me tus.

Il continua comme s’il se fût complu dans ces souvenirs.

— Et puis il me parlait des femmes ! — dit Bamboche, dont les yeux étincelèrent d’une ardeur précoce.

— Des femmes ? — lui dis-je avec une surprise naïve.

— Eh ! oui, de ses maîtresses, qu’il battait et qui lui donnaient de l’argent.

Je ne comprenais pas, et de crainte de m’attirer encore les moqueries de mon compagnon, je lui dis :

— Et à la fin… tu l’as quitté… le mendiant ?

— On nous a arrêtés tous les deux.

— Qui ça ?

— Les gendarmes.

— Et pourquoi ?

— On l’a dit au cul-de-jatte… à moi pas ; on nous a renfermés dans une grange ; on devait le lendemain nous conduire à la ville ; la nuit, en me réveillant, j’ai vu le cul-de-jatte qui perçait le mur pour se sauver sans moi, je lui ai dit que s’il ne m’emmenait pas avec lui, j’allais crier ; il a eu peur, je l’ai aidé, nous nous sommes enfuis… Une fois loin, il m’a dit : — Toi, tu me gênes, tu me feras reconnaître, — et il m’a donné un grand coup de bâton sur la tête ; je suis tombé du coup sans connaissance, j’ai cru que j’étais mort, mais j’ai la caboche dure, j’en suis revenu. Quand j’ai été tout seul, j’ai encore mendié le long des routes et à la porte des postes aux chevaux ; je faisais la roue devant les voitures, j’attrapais quelques sous, et finalement je n’étais jamais plus d’un jour sans manger. Il y a un an, j’ai rencontré la Levrasse avec son monde et son fourgon ; Je faisais la roue devant lui pour qu’il me donne un sou ; il a trouvé que j’étais leste, il m’a demandé si j’avais des parents.

— Comme à moi.

— Je lui ai dit que non, que je n’avais pas de parents et que je mendiais. Il m’a dit que si je voulais, il m’apprendrait un bon état, me donnerait de beaux habits, bien à manger, quelques sous pour moi, et qu’au lieu d’aller à pied j’irais en voiture… J’ai accepté… il m’a fait monter dans sa voiture, m’a dit que je m’appellerais Bamboche au lieu de Pierre. Depuis je suis resté avec lui… et j’y resterai jusqu’à ce que…

Bamboche s’interrompit.

— Jusqu’à quand resteras-tu avec lui ?

— Ça me regarde, — répondit Bamboche d’un air sombre et pensif.

— Mais cet état que la Levrasse devait t’apprendre ?

— Voilà un an que je l’apprends… Tu l’apprendras aussi… tu verras ce que c’est.

— Qu’est-ce qu’on a donc à faire ?

— Des tours de force pour amuser le monde.

— Pour amuser le monde ?

— Oui, dans les foires.

Je regardai Bamboche avec surprise.

— Eh ! oui… j’ai déjà travaillé en public ; la mère Major me tenait par les pieds, j’avais la tête en bas, les bras croisés, et je ramassais une pièce de deux sous avec mes dents ; ou bien elle m’attachait une jambe à mon cou, et je pirouettais sur l’autre jambe… et d’autres tours encore…

— C’est ça qu’on veut m’apprendre ? m’écriai-je avec frayeur.

— Oui, et ça se montre à grands coups de martinet et en vous déboîtant les os ; tes cris m’éveilleront plus d’une fois comme les miens t’ont éveillé cette nuit, — dit Bamboche avec un sourire cruel.

— Ah ! mon Dieu ! comme tu as dû souffrir !

— Pas trop dans le commencement, car la mère Major m’apprenait l’état, mais tout doucement, et sans me battre : elle m’habillait bien et me donnait des friandises en cachette de la Levrasse… Et quand nous avons travaillé en public elle m’aidait et me rendait les tours bien plus faciles ; mais maintenant la grosse truie me laisse en guenilles, me met au pain et à l’eau plus souvent qu’à mon tour, et me roue de coups pour un rien ; il faut que j’apprenne en huit jours les tours les plus difficiles… et elle m’assomme, parce que, quand j’ai la tête en bas très-longtemps, moi… le sang m’étouffe.

— Et pourquoi la mère Major, si bonne autrefois pour toi, est-elle maintenant si méchante ?

— Tiens, parce qu’autrefois j’étais son amant, et que maintenant je ne veux plus l’être, — répondit Bamboche avec une fatuité dédaigneuse.

Pour la troisième fois je ne compris pas Bamboche, et dans ma candeur étonnée, je lui dis :

— Comment ? son amant ? Qu’est-ce que c’est ?

Mon nouvel ami partit d’un grand éclat de rire, et me répondit :

— Tu ne sais pas ce que c’est que d’être l’amant d’une femme… Es-tu serin.. à ton âge !

(J’avais environ onze ans, Bamboche devait avoir une ou deux années de plus que moi.)

— Non, — lui dis-je, tout confus de mon ignorance.

Alors, avec une assurance incroyable et un ton de supériorité railleuse, Bamboche, sans ménagement ni scrupules, éclaira mon innocence enfantine, et me raconta comment la mère Major l’avait séduit.

À cette époque, presque sans notion du bien et du mal, je n’étais et ne pouvais pas être frappé de ce qu’il y avait de repoussant, d’horrible dans la monstrueuse dépravation de cette mégère ; aussi, la cynique révélation de Bamboche ne me fit éprouver qu’un assez grand étonnement, accompagné de cette sorte de honte que cause la peur du ridicule ; car je rougissais beaucoup d’être resté si longtemps ignorant.

— Et pourquoi maintenant ne veux-tu plus être l’amant de la mère Major ? — lui dis-je, troublé par cette révélation inattendue.

Bamboche ne me répondit pas d’abord.

Il garda quelques moments le silence, puis obéissant à ce besoin d’expansion naturel aux amoureux de tous les âges, et songeant pour la première fois (il me l’a depuis avoué) qu’un ami devenait un confident obligé ; cédant aussi à un sentiment de sympathie aussi inexplicable qu’involontaire, que je lui avais soudain inspiré, il me dit, avec autant d’émotion que de sincérité :

— Écoute… quand tu es venu, j’ai eu plaisir à te faire du mal, parce que depuis longtemps on m’en fait… tu t’es bravement défendu… tu m’as mis sous tes genoux, ça m’a rendu plus méchant encore… À ce moment-là, vois-tu ? je t’aurais étranglé ; mais après, quand je t’ai vu, sans chercher à te défendre, pleurer, non des coups que je te donnais… mais de ce que je ne voulais pas être ami avec toi, dame… ça m’a fait un effet tout drôle… tout tendre… je me suis senti le cœur gros comme je ne l’avais pas eu depuis la mort de mon père… et je ne sais pas comment m’est venue tout de suite l’envie de te parler de lui, et de te raconter mon histoire… que je n’avais dite à personne… Aussi maintenant, si tu veux être ami avec moi…

Et comme, dans un mouvement de joie indicible, j’allais me jeter au cou de Bamboche, il arrêta mon transport, et me dit :

— Un instant, si nous sommes amis… je serai le maître.

— Tu seras le maître…

— Tu feras ce que je voudrai ?

— Tout ce que tu voudras…

— Si l’on me fait du mal… tu me revancheras ?…

— Sois tranquille, j’ai du cœur.

— Tu me diras tout ce que diront la Levrasse et la mère Major ?

— Tout.

— Tu ne me cacheras rien de ce que tu penses ?

— Rien… ni toi non plus ?

— Ce que je veux que tu fasses pour moi, je le ferai pour toi, — s’écria vivement Bamboche, — sauf que je tiens à être le maître, parce que c’est mon genre ; je te dirai tout, tu me diras tout, Je te revancherai comme tu me revancheras… et nous comploterons toujours ensemble. Ça va-t-il ?

— Ça va… et de bon cœur… — m’écriai-je tout heureux, tout fier d’être, après tant de peines, arrivé à mes fins, et de posséder un ami.

— Maintenant, — reprit Bamboche avec une précipitation qui me prouva combien il était ravi d’avoir trouvé un confident, — il faut que je te dise de qui je suis amoureux.

— Ce n’est donc plus de la mère Major ? — lui dis-je avec un nouvel étonnement.

Bamboche haussa les épaules.

— Tu seras donc toujours serin ? — me dit-il.

Puis il ajouta d’un ton d’affectueuse compassion :

— Je vois que j’aurai du mal à te délurer… mais je serai pour toi ce que le cul-de-jatte a été pour moi.

— Merci, Bamboche, — lui dis-je, pénétré de reconnaissance.

— Mais de qui es-tu donc amoureux, puisque tu ne l’es plus de la mère Major ?

— Je vais te le dire, — me répondit Bamboche.

Et j’attendis ce récit avec une vive curiosité.

Lorsque Bamboche prononça ces mots : Je vais te dire de qui je suis amoureux, ses grands yeux gris brillèrent d’un ardent éclat ; son teint pâle se colora légèrement : sa figure, qui jusqu’alors m’avait paru dure et sardonique, prit une expression de douceur passionnée ; il devint presque beau.

— Lorsque je suis arrivé dans la troupe, — me dit-il, — elle se composait d’un pitre[1], d’un Albinos qui avalait des lames de sabres, et d’une petite fille de dix ans, très-laide, maigre comme un clou, et noire comme un crapaud, qui dansait, qui jouait de la guitare et qui ne travaillait pas mal dans ses tours avec la mère Major ; mais comme cette petite avait, dans ses exercices, toujours le cou, les bras et les jambes nus, et qu’elle était chétive de santé, elle grelottait constamment, et toussait d’une toux sèche. On la faisait cent fois trop chanter et trop cramper, vu son âge et sa faiblesse ; ça la tuait petit à petit. C’était d’ailleurs un vrai mouton pour la douceur, et serviable autant qu’elle pouvait. Une fois ses exercices finis, elle se mettait dans un coin, ne parlait presque pas et ne riait jamais ; elle avait des petits yeux bleus, doux et tristes, et, malgré sa laideur, on aimait à la regarder. La mère Major qui, je crois bien, en était devenue jalouse à cause de moi, redoubla de méchanceté contre elle depuis mon entrée dans la troupe, tant et si bien, que la petite est tombée tout à fait malade, et qu’elle est morte dans une de nos tournées. Je ne sais pas d’où elle venait, ni comment la Levrasse l’avait amenée dans la troupe.

— Pauvre petite fille ! — dis-je à Bamboche, — je croyais que c’était d’elle que tu étais amoureux.

— Non, non, tu vas voir. La Levrasse lui avait donné le nom de Basquine comme il m’a donné le nom de Bamboche. Quand elle a été morte, il a dit à la mère Major : — « Faut trouver une autre Basquine, mais plus gentille ; une fillette de cet âge-là, ça fait toujours bien dans une troupe, surtout quand la petite est gentille et qu’elle chante des polissonneries pour allumer les jobards. — T’as raison, — répond la mère Major, — faut trouver une autre Basquine. » Il y a deux mois, à la fin de la saison de nos exercices, la troupe était toute démanchée : l’Albinos avait avalé de travers une lame de sabre, et était entré à l’hospice, et notre pitre nous avait quittés pour entrer au séminaire.

— Au séminaire ?

— Oui, une maison où on apprend à être curé ; c’est dommage, car il n’y avait pas une plus fameuse blague que Giroflée !

— Qui ça, Giroflée ?

— Notre pitre donc, notre paillasse. Avec ça, naturellement les cheveux carotte foncée, économie de perruque à queue rouge. Il ne restait plus de la troupe que la mère Major, moi et la Levrasse ; le mauvais temps venait, c’était fini de la crampe pour l’année ; nous revenons ici, où la Levrasse passe l’hiver, lorsqu’un soir, après notre journée de marche, nous nous arrêtons pour passer la nuit dans un bourg ; il y avait quelque chose à raccommoder à la voiture, la Levrasse la conduit chez un charron, et il revient à l’auberge l’air tout content. « — J’ai notre affaire, qu’il dit à la mère Major, — j’ai trouvé une Basquine. — Bah ! et où ça ? — Chez le charron, il a onze enfants, dont six filles ; l’aîné de cette marmaille est un garçon de quatorze ans ; tout ça crève la faim, une vraie famine, sans compter que la mère est infirme ; mais, sais-tu ce que j’ai vu au milieu de cette potée d’enfants ? une petite fille de dix ans, un amour !… un trésor !… des cheveux blonds superbes et tout bouclés, des yeux noirs longs comme le doigt, une bouche comme une cerise, une petite taille mince et droite comme un jonc, et avec ça une petite mine futée, et de la gentillesse… de la gentillesse à en revendre. Elle est bien un peu pâlotte, parce qu’elle meurt de faim comme le reste de la famille ; mais avec de la viande et du lait elle deviendra rose et blanche. Je la vois d’ici avec une jupe rouge à paillettes d’argent, faisant ses grâces au haut de la pyramide humaine, ou chantant de sa jolie petite voix d’enfant des polissonneries comme : Mon ami Vincent ou la Mère Arsouille[2] ; ça nous fera pleuvoir autant de pièces blanches que notre autre Basquine, avec sa frimousse mauricaude et poitrinaire, nous a fait pleuvoir de gros sous pendant sa vie. — Mais comment l’avoir, cette petite ? — demanda la mère Major à la Levrasse. — Attends donc ; j’ai dit au charron : Mon digne homme, vous et votre famille vous crevez la faim, la soif et le froid. — C’est la vérité, — m’a répondu le pataud d’un ton geigneux, — onze enfants en bas âge et une femme au lit, c’est plus qu’un homme ne peut porter ; je n’ai que deux bras, et j’ai douze bouches à nourrir. — Voulez-vous n’en avoir plus que onze bouches à nourrir, mon brave homme ? — Le pataud me regarde d’un air ébahi. — Oui, je me charge de l’aînée de vos filles, tenez, de cette blondinette qui nous regarde de tous ses grands yeux, je l’emmène ; vous me la laisserez jusqu’à dix-huit ans, et je lui apprendrai un bon état. — Jeannette, s’écria le pataud les larmes aux yeux, — mon petit trésor, le quitter, je n’ai que ça de joie, jamais. — Allons, bonhomme, soyez raisonnable, ça sera une bouche de moins à remplir. — Je ne sais pas si je vous donnerais un autre de mes enfants ça serait à grand’peine. Pourtant… notre misère est si grande… ça serait pour son bien ; mais Jeannette ! Jeannette !  ! oh, jamais ! — Quant à prendre un autre des enfants, au lieu de la blondinette, — dit la Levrasse à la mère Major, — merci du cadeau : figure-toi une couvée de petits hiboux ; je ne sais pas comment diable cette jolie petite fauvette a pu éclore dans ce vilain nid. Aussi : — Non, Jeannette et pas d’autre, — dis-je au charron, — et, bien mieux, mon brave, je vous donne comptant cent francs en bons écus, mais vous me laisserez Jeannette jusqu’à vingt ans. — Cent francs, — reprit le pataud de charron, — cent francs… — Et il n’en revenait pas : pour sa misère c’était un trésor… À sa bête de face ébaubie, je m’attendais à ce qu’il allait me lâcher Jeannette, car il l’appelle, la prend dans ses bras, baise et rebaise sa petite tête blonde, la mange de caresses, pleure comme un veau… mais, bah ! voilà-t-il pas l’animal qui me dit en sanglotant : — Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en, je garde Jeannette… Si nous mourons de faim, eh bien ! nous mourrons de faim, mais elle ne me quittera pas. — Alors, tu ne l’as donc pas, cette petite Basquine ? — dit à la Levrasse la mère Major, qui n’en était pas fâchée par jalousie, — ajouta Bamboche en manière de parenthèse. — Attends donc la fin, — reprend la Levrasse, — je dis au charron : — Écoutez, mon brave : je ne veux pas abuser de votre position : réfléchissez, je vous donne jusqu’à demain midi ; ce n’est plus cent francs, mais trois cents francs que je vous offre pour Jeannette ; vous me trouverez demain jusqu’à midi à l’auberge du Grand-Cerf, et, plus tard, si vous vous ravisez, vous pourrez m’écrire à l’adresse que je vous laisse. — Là-dessus, j’ai quitté le charron, et je suis sûr qu’il m’arrivera demain matin, au chant du coq, avec sa blondinette. »

— Eh bien ! est-il venu ? — demandai-je à Bamboche.

— Non, mais moi qui, en faisant semblant de dormir, avais entendu la Levrasse dire à la mère Major tout ce que je viens de te raconter, curieux de voir la nouvelle Basquine, je me lève de grand matin, je sors de l’auberge, je demande l’adresse du charron, j’y cours… et…

Le récit de Bamboche fut interrompu par la grosse voix de la mère Major, qui cria du haut de la porte de l’escalier de la cave :

— Ohé ! Martin… Bamboche… à la pâtée !!

— On nous appelle, — me dit précipitamment mon nouvel ami, — je te dirai le reste une autre fois ; mais, arrivé chez le charron, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu de Jeannette m’a rendu si amoureux d’elle… si amoureux !! que, depuis ce jour-là, je ne fais plus qu’y penser. Son père n’a pas voulu la donner cette fois-là ;… mais, il y a huit jours, j’ai entendu la Levrasse dire à la mère Major que le charron venait de lui écrire… et que dès qu’un homme-poisson qu’il attend serait arrivé ici, nous partirions, et que nous passerions par le bourg du charron, pour prendre avec nous Jeannette, la nouvelle Basquine.

— Mais, tonnerre de Dieu !… vous êtes donc sourds ?… — cria de nouveau la mère Major. — Faut-il que je descende… crapauds ?

— Nous voilà ! Madame, nous voilà ! — m’écriai-je. Puis me jetant au cou de Bamboche, je lui dis avec effusion :

— Nous sommes amis… n’est-ce pas… et pour toujours ?

— Oui, amis… — me répondit Bamboche, en répondant cordialement à mon étreinte, — bien amis… et pour toujours.

 

Et voilà d’où date mon amitié pour Bamboche.

Quelques semaines plus tard je connus Basquine.

Personnages étranges, presque inexplicables, que j’ai toujours aimés autant qu’ils m’ont aimé, et que, durant le cours de ma vie, non moins aventureuse que la leur, je devais rencontrer tant de fois dans des circonstances si diverses.


  1. Paillasse.
  2. L’obscénité de ces chansons est assez connue pour qu’il soit inutile d’insister à ce sujet.