Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/XIII

Administration de librairie (1p. 253-271).

CHAPITRE XIII.

Suites de l’ivresse de Martin. — Il est emmené par la Levrasse. — La mère Major. — La Chambre aux chevelures. — Bamboche refuse de cramper en cerceau. — Visite amicale. — Origine d’une amitié à toute épreuve.

À l’approche de la Levrasse, je voulus fuir ; je n’en eus pas la force, mes jambes alourdies se dérobèrent sous moi, je retombai au pied d’un arbre.

Bientôt, à travers la futaie largement espacée, je vis s’avancer le colporteur et son âne. Malgré la rigueur de la saison, la Levrasse était, selon sa coutume, nu-tête et coiffé à la chinoise ; sa veste de gros drap brun tranchait sur sa vieille jupe d’un rouge sombre ; son âne, toujours aussi étrangement accoutré que son maître, disparaissait presque entièrement sous une énorme toile cirée, noire, flottante, qui recouvrait les ballots du colporteur ; on eût dit un caparacçon de funérailles. Ainsi enharnaché, sa grosse tête velue, coiffée de longues oreilles chargées d’ornements de cuivre cabalistiques, me paraissait plus effrayante encore.

À chaque pas du colporteur vers moi, mon épouvante augmentait ; une seconde fois je voulus fuir ; mais, pétrifié de terreur, il me fut impossible de faire un mouvement. Un dernier espoir me restait : le crépuscule rendait déjà le jour douteux ; quelques flocons de neige tombaient lentement du ciel d’un gris foncé, peut-être resterais-je inaperçu grâce à l’énorme tronc d’arbre derrière lequel je me cachais de mon mieux.

La Levrasse n’était plus qu’à quelques pas de moi, chantant d’une voix de plus en plus éclatante, pour charmer les loisirs du chemin, ces mêmes paroles, que je n’oublierai de ma vie :

La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise.

Puis, en manière de refrain, le colporteur poussait un éclat de rire aigu en répétant :

Ha, ha, ha, ha, ha.

Ce disant, il grimaçait, en manière de répétition sans doute, toutes sortes de façons de rires grotesques et hideuses, avec de telles contorsions, que pas un des muscles de son visage ne restait en repos ; tantôt il levait si violemment les yeux au ciel, que sa prunelle disparaissait absolument sous ses paupières, tantôt celles-ci se contractaient, et leur rebord apparaissait rouge et sanglant ; tantôt enfin sa bouche, s’ouvrant énorme, semblait se fendre jusqu’aux oreilles.

L’accès, ou plutôt la convulsion de gaieté solitaire de cet homme, ses éclats de rire étranges, au lieu de diminuer mon effroi, le comblèrent. Tout à coup la Levrasse interrompit ses grimaces et ses chants : il venait de m’apercevoir ; il s’arrêta devant moi, son âne l’imita.

Saisi de terreur, j’eus encore la force de me dresser sur mes genoux, de joindre les mains, et, sans savoir presque ce que je disais, de crier :

— Grâce !

Puis, je retombai accroupi, replié sur moi-même, tremblant de tous mes membres.

À ma vue, le colporteur cessa ses grimaces, me regarda d’un air surpris en se rapprochant de plus en plus de moi, tandis que son âne noir, s’arrêtant en même temps que lui, allongeant sa grosse tête auprès de la mienne, me flairait avec inquiétude.

— Que fais-tu là ? si loin de chez ton maître ? — me dit la Levrasse.

Je n’osai pas répondre.

— Est-ce que Limousin est par ici ?

Même silence de ma part.

— Répondras-tu ! — s’écria le colporteur d’une voix courroucée en se baissant vers moi, et me secouant par le bras.


Un enfant-trouvé.

Saisi de frayeur, j’eus recours à un mensonge.

— Mon maître m’a chassé, — dis-je d’une voix tremblante.

— Pourquoi ?

— Parce que… parce que… j’étais paresseux.

Le colporteur ne me quittait pas du regard ; sans doute il soupçonna mon mensonge, car il reprit d’un air de doute :

— Limousin t’a renvoyé parce que tu étais paresseux ? c’est singulier, il ne s’est jamais plaint à moi de ta paresse… Du reste il y a cinq ou six mois que je n’ai vu ton maître, — ajouta-t-il en réfléchissant ; puis, il reprit :

— Tu es donc devenu un mauvais sujet, un paresseux ?

— Oh non ! — m’écriai-je.

— Alors, pourquoi ton maître t’a-t-il renvoyé ?

Je ne sus rien répondre.

Après un assez long silence pendant lequel le colporteur m’avait attentivement regardé, il reprit :

— Que vas-tu devenir ?

— Je ne sais pas.

— Tes parents ?…

— Je n’ai ni père ni mère…

— Où étais-tu avant d’être chez Limousin ?

— Je ne sais pas.

— Qui t’a placé chez lui ?

— Je ne sais pas.

— Personne au monde ne s’intéresse donc à toi ?

— Personne…

La Levrasse se tut de nouveau, se rapprocha davantage encore de moi comme pour me mieux observer, car la nuit avançait ; mais, ne trouvant pas sans doute son examen assez complet, le colporteur me dit :

— Debout.

La peur m’empêchant de lui obéir, la Levrasse, avec une vigueur que je ne lui aurais jamais soupçonnée, me prit par le collet de ma souquenille, me releva d’un poignet de fer, et me planta droit sur mes jambes ; alors, me palpant par tout le corps de ses doigts durs et osseux, il dit à demi-voix, à mesure qu’il avançait dans ses investigations :

— Bonne poitrine… bons membres… bonne charpente… il n’a pas dépéri, la nourriture fera le reste : la force et la souplesse viendront… deux ans de moins vaudraient mieux ; mais il est d’âge encore…

Cet examen, qui redoublait toutes mes terreurs, terminé, la Levrasse me dit :

— Tu ne veux pas retourner chez ton maître ?

— Oh non ! j’ai trop peur.

— Tu as raison… il te clouerait à sa porte par les oreilles, ou te ferait pis encore.

Je frissonnai.

— Où coucheras-tu cette nuit ?

— Je ne sais pas…

— Et les autres nuits ?

— Je ne sais pas.

— Tu mourras de froid dans ce bois, ou tu y seras mangé par les loups.

Je me mis à pleurer amèrement.

— Allons, voyons, ne pleure pas… tu t’appelles Martin ?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien, Martin, pour cette nuit je te logerai… après, nous verrons… tu vas monter sur mon âne…

Malgré la position désespérée où je me trouvais, loin d’accepter l’hospitalière proposition de la Levrasse, je poussai un cri d’effroi ; et, me levant brusquement, je me sauvai avec épouvante ; mais la Levrasse, me rattrapant en deux bonds avec une agilité surprenante, s’écria :

— Ah !… tu as peur de moi…

— Oui…

— Tu me refuses ?…

— J’aime mieux mourir dans ce bois, être mangé par les loups, que d’aller avec vous ! — m’écriai-je, les mains jointes, en tombant à genoux.

— Et pourquoi as-tu peur de moi, mon petit Martin ? — me dit la Levrasse d’un ton doucereux qui, loin de diminuer ma frayeur, l’augmentait encore, — ne crains rien… Je serai ton protecteur…

— J’aime mieux retourner chez mon maître.

— Il est trop tard… tu ne le reverras plus, — me dit le colporteur.

Et le colporteur m’enlaça de ses bras noueux, surmonta facilement ma faible résistance, tira une courroie de sa poche, m’attacha solidement les mains derrière le dos et, m’enlevant comme une plume, il m’emporta jusqu’auprès de son âne, écarta le caparaçon qui le couvrait, m’étendit en travers sur ses ballots de marchandises, et me recouvrant avec la toile cirée, il me dit en ricanant :

— Bonsoir, petit Martin, bonsoir.

Puis s’adressant à son âne :

— En route, Lucifer !

Et Lucifer se remit en marche.

Il était tombé dans la journée une grande quantité de neige ; le bruit des pas de l’âne et de la Levrasse s’amortissait complétement ; saisi de terreur, abandonnant mon corps aux mouvements de la marche de l’âne, je n’entendais de temps en temps, au milieu du profond silence de la nuit, venue bien vite, que la voix claire et perçante de la Levrasse, chantant sa chanson monotone, accompagnée de lazzis :

La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.
Ha, ha, ha, ha, ha.

J’ignore pendant combien de temps nous marchâmes ainsi dans les bois ; seulement, par deux fois, au bruit du clapotis de l’eau, je m’aperçus que l’âne traversait des gués, pendant que la Levrasse les franchissait sans doute sur des passerelles, car alors sa voix semblait s’éloigner.

Après avoir ainsi marché pendant deux ou trois heures environ, l’âne s’arrêta tout à coup.

J’entendis le bruit d’une sonnette agitée violemment, et, au bout de quelques instants, une grosse voix virile et enrouée demanda d’un ton bourru :

— Qui est là ? qui vient frapper à cette heure ?

— Moi… mère Major, — répondit la Levrasse, car la voix sonore et formidable à laquelle il répondait appartenait à une femme. — Oui, c’est moi, la vieille, — reprit la Levrasse.

— Qui ça, toi ?

— Mais moi, moi, ton homme, — s’écria la Levrasse courroucé ; — ne me reconnais-tu pas ?

— Tonnerre de Dieu ! c’est toi ? Qui diable pouvait t’attendre, par un temps pareil… toi et Lucifer, vous avez l’air de deux tas de neige ; je descends… mon fils, je descends…

Bientôt j’entendis le bruit traînant d’une lourde porte qui s’ouvrait ; l’âne avança avec précaution, car nous descendîmes une pente rapide, puis il s’arrêta.

La voix de la Levrasse s’éleva de nouveau.

— Apporte une flambée dans la chambre aux chevelures.

— Pourquoi donc faire ? ta chambre est prête, — répondit la grosse voix.

— Apporte toujours…

— Allons, bon, j’y vais…

— Y a-t-il de quoi coucher dans cette chambre ? — ajouta la Levrasse.

— Je le crois bien : il y a une couverture sur une litière de paille de maïs toute fraîche.

— Apporte aussi du pain, de la bière et un morceau de lard, — ajouta la Levrasse.

— Dans la chambre aux chevelures ? — reprit la grosse voix, avec un accent de plus en plus étonné.

— Oui, — dit la Levrasse.

Quelques minutes après ce dialogue, je sentis que l’on soulevait la toile cirée dont j’étais couvert ; l’air vif et froid me frappa au visage.

— Veux-tu marcher ou veux-tu que je te porte, petit Martin ? — dit la Levrasse d’une voix toujours doucereuse.

Et m’aidant à descendre de dessus les ballots, il dénoua la courroie qui m’attachait les mains.

— Je peux marcher, — lui dis-je, en proie à une terreur indicible.

— Alors donne-moi la main et prends garde de tomber : il y a du verglas.

Après avoir plusieurs fois trébuché en descendant quelques degrés glissants, j’entrai sur les pas de la Levrasse dans une petite chambre voûtée. Un bon feu de fagots de peuplier remplissant la cheminée éclairait ce réduit de sa chaude et joyeuse clarté.

— Voilà ton gîte, ton souper et ton lit, — me dit la Levrasse, en me montrant du doigt une caisse remplie de paille de maïs et une escabelle, sur laquelle étaient un morceau de pain, un morceau de lard et un cruchon de bière.

— Maintenant, — ajouta-t-il en me pinçant l’oreille d’un air paterne, — bon appétit et bonne nuit, petit Martin.

Puis, la Levrasse sortit de la chambre et ferma la porte à double tour.

Resté seul et réchauffé par l’ardeur du brasier, je commençai à reprendre mes esprits, car jusqu’alors j’avais cru rêver.

Bientôt je regardai autour de moi avec un mélange de frayeur et de curiosité ; les fagots de peuplier, mêlés de sarments de vigne, pétillaient dans le foyer en mille jets de flamme bleue et blanche, et épandaient par bouffées leur odeur aromatique et salubre, Cette gaie lumière suffisait à éclairer les murailles nues et blanches de cette chambre.

Ayant par hasard levé les yeux vers le plafond, je m’aperçus seulement alors que, des solives saillantes, pendaient soigneusement étalées, lissées et étiquetées, un grand nombre de longues chevelures de toutes couleurs, blondes, brunes, châtaines et même rousses ; il en était de si épaisses, de si luisantes, qu’on eût dit d’énormes écheveaux de soie.

Ce spectacle étrange me remplit d’un nouvel effroi ; je m’imaginais que ces chevelures avaient appartenu à des cadavres ; dans mon illusion, il me sembla même que plusieurs d’entre elles étaient ensanglantées ; de plus en plus épouvanté, je courus à la porte, elle était solidement fermée ; ne pouvant fuir, je m’appliquai à ne plus lever les yeux vers l’effrayant plafond.

La vue des autres objets qui m’entouraient fit une heureuse diversion à ma peur : la grande caisse de bois servant de lit était remplie de feuilles de maïs bien sèches, sur lesquelles je vis à demi dépliée une épaisse couverture de laine ; le lard que l’on m’avait servi me paraissait fort appétissant : le pain était blanc ; la bière, fraîchement tirée sans doute, couvrait d’une mousse épaisse les bords du cruchon de grès ; de ma vie je n’avais eu à ma disposition un si bon gîte, un si bon lit, un si bon repas ; pourtant il me fut impossible de toucher à ce souper ; je n’osais pas même, malgré ma fatigue, m’étendre sur la couche de maïs ; je m’assis en tremblant sur les carreaux du sol, auprès du foyer dont la chaleur réchauffait mes membres engourdis.

En me voyant au pouvoir du colporteur dans un lieu inconnu, il me semblait avoir quitté mon maître depuis un long espace de temps, et être à une énorme distance de notre masure, dont je ne m’étais pourtant éloigné que depuis quelques heures ; parfois je me croyais encore sous l’empire de l’ivresse ; alors les événements dont j’étais acteur et témoin me paraissaient des illusions, des songes, dont je me réveillerais tôt ou tard sous le toit de notre pauvre cabane.

Chose singulière, lorsque j’admettais cette supposition, loin d’être rebuté par ma première excursion dans les mystérieux domaines de l’ivresse, je trouvais une sorte de charme dans ces angoisses, et je pensais à ma joie lorsque, revenu à la raison, je me trouverais dans notre triste et paisible demeure.

Mais lorsque je venais à penser que j’étais réellement au pouvoir du colporteur, et que je ne reverrais plus jamais mon maître, froid, taciturne, indifférent, il est vrai, mais qui n’avait jamais été pour moi ni dur, ni méchant, Je ressentais d’amers regrets, des transes terribles, et je maudissais ma fatale curiosité.

La tension d’esprit causée par ces pensées, jointe à la fatigue, à la frayeur, me jeta bientôt dans une sorte d’abattement, auquel succéda un sommeil à la fois pesant et agité.

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, lorsque je fus réveillé en sursaut par les cris déchirants et les supplications d’un enfant.

Il faisait à peine jour ; une faible lueur, projetée par le crépuscule ou par la réverbération de la neige, filtrait à travers une petite croisée placée en face du foyer éteint auprès duquel je m’étais endormi.

Les cris de l’enfant qui m’avaient éveillé cessèrent un instant ; alors j’entendis et je reconnus la grosse voix de la femme qui avait accueilli la Levrasse à son arrivée, et qu’il avait appelée mère Major.

— Tu ne veux pas cramper en cerceau[1] ? — disait cette femme d’un ton courroucé.

— Je ne peux pas… je n’ai plus la force, — répondait une voix dolente.

— Une fois, deux fois, tu ne veux pas ?

— Mais quand je vous dis que, quand je touche comme ça longtemps mes pieds avec ma tête… j’étouffe, moi ! — répondit l’enfant.

— Je vas t’apprendre à étouffer, moi, — reprit la femme de sa voix tonnante.

Et, à travers la même cloison j’entendis des coups secs, précipités, qui furent accompagnés d’un redoublement de cris poussés par l’enfant qui, furieux de douleur et de colère, jurait et sacrait effroyablement.

— Maintenant… cramperas-tu ? — reprit la grosse voix de femme.

— Vous me battez si fort… que je vais tâcher encore, — répondit l’enfant, dont les dents s’entre-choquaient.

— Allons, pas de phrases, et crampe… — reprit la femme d’un ton menaçant.

Il se fit un moment de silence.

Bientôt la femme s’écria d’un air triomphant :

— Vois-tu, feignant de Bamboche ! c’était de paresse que t’étouffais.

Au moment même où la femme parlait ainsi, l’enfant fut saisi d’un violent accès de toux convulsive, oppressée, coupée çà et là de sifflements strangulés ; on l’eût dit près de suffoquer.

— Ah ! tu fais la frime d’étouffer, — dit la grosse voix, — attends, attends, je vas te faire chanter si fort, moi, que ça l’élargira le gosier.

Et les coups secs et précipités retentirent de nouveau.

Cette fois l’enfant ne cria pas, ce fut la femme qui, jurant et blasphémant, s’écria :

— Brigand de Bamboche.. il m’a mordu au sang… Ce gueux-là est plus traître et plus méchant qu’un chat sauvage… Ah ! tu me mords, gredin… Viens… viens, je vas te donner la monnaie de ta pièce ; mais dans la cave… car ici tes cris éveilleraient le petit nouveau.

Et après le bruit d’une faible lutte, accompagnée de murmures et de cris étouffés qui allaient en s’éloignant, tout redevint silencieux.

Je frissonnai de tout mon corps ; le petit nouveau, c’était moi, sans doute.

Que faisait-on donc faire à cet enfant, lorsqu’on lui avait ordonné de cramper en cerceau ? Que signifiaient ces mots étranges ? Cela était donc bien douloureux, puisque j’avais entendu ce petit malheureux presque suffoquer ? Un sort pareil m’attendait-il ?

Alors je me rappelai que, la veille, la Levrasse m’avait étrangement et attentivement palpé les membres, exploré la poitrine, en prononçant des mots incompréhensibles ; mon effroi augmentait d’autant plus, qu’il s’agissait de choses inconnues, mystérieuses. Enfin cette maison solitaire, ces chevelures de toutes les couleurs pendues au plafond, cet enfant que, sans doute, l’on martyrisait dans une cave afin que ses cris ne parvinssent pas jusqu’à moi, toutes ces circonstances redoublèrent tellement mon épouvante, qu’oubliant mes vaines tentatives de la veille, je m’élança vers la porte ; la trouvant fermée à double tour, je courus à la fenêtre, à travers laquelle commençait à poindre le jour naissant ; elle était grillée au dehors…

Alors, saisi d’un désespoir indicible, je me jetai sur la couche de maïs, en m’écriant d’une voix entrecoupée de sanglots :

— Qui aura pitié de moi ?… Personne… personne… je suis sans père ni mère !

Soudain ma porte s’ouvrit, la Levrasse parut.

— Bonjour, petit Martin, — me dit la Levrasse de sa voix doucereuse, en s’approchant de mon lit, me croyant sans doute endormi, car je m’étais couché à plat ventre, cachant ma figure entre mes mains ; la Levrasse ajouta :

— Nous dormons donc comme un petit loir ?

Et il me secoua légèrement ; je me redressai, le visage ruisselant de larmes. Je m’écriai, les mains suppliantes :

— Laissez-moi m’en aller d’ici… et retourner chez mon maître.

— Comment ? comment ? t’en retourner, petit Martin ? — dit la Levrasse d’une voix aigre-douce.

— Je ne veux pas rester ici !

La Levrasse partit d’un grand éclat de rire.

— Ah ! ah ! ah ! tu veux retourner chez le Limousin, pour qu’il te cloue les oreilles à sa porte, n’est-ce pas ?

— J’aime mieux mourir chez mon maître que de mourir ici.

Et, sautant du lit où j’étais demeuré agenouillé, suppliant, je me précipitai vers la porte entr’ouverte : cette folle tentative de fuite fut vaine ; la Levrasse me rattrapa sur le seuil, et me ramena vers le lit en me disant :

— Sois donc sage, petit Martin… Tu veux te sauver… pour aller chez ton maître ? Tu es fou… Qui l’enseignera ton chemin ? personne ; il n’y a pas d’habitation dans les bois que nous avons traversés ; aussi ce soir tu serais, comme je t’ai trouvé hier, près de mourir de froid ou d’être mangé par les loups. Et puis enfin… — ajouta la Levrasse d’un ton menaçant, — je ne veux pas, moi, que tu sortes d’ici. Sois tranquille, les portes sont bonnes et les murailles hautes : lorsque je quitterai cette maison, tu viendras avec moi, et — ajouta-t-il en reprenant sa voix doucereuse, — tu n’en seras pas fâché, petit Martin.

Me voyant absolument au pouvoir de la Levrasse, je n’essayai ni de l’apitoyer sur mon sort, ni de changer sa résolution ; retombant sur ma couche, je poussai cette plainte, qui formulait toujours la suprême expression de mon désespoir :

— Je n’ai ni père ni mère ; personne n’aura pitié de moi !

— Qu’est-ce que tu dis donc, que tu es sans père ni mère, petit Martin ? mais je serai ton père, moi, et je te donnerai une mère, — ajouta la Levrasse avec un sourire sardonique, — oh ! une mère comme tu n’en aurais jamais eu, j’en suis certain.

Et la Levrasse s’écria, de sa voix claire et glapissante, en faisant quelques pas vers la porte :

— Eh ! mère Major…

— Je finis de bercer Bamboche, — répondit une voix tonnante qui semblait sortir des entrailles de la terre, et qui sortait sans doute de la cave où cette femme avait emporté l’enfant.

Je compris le sens de ces mots : — Je berce Bamboche.

La Levrasse ajouta :

— Heim… cette bonne maman ? Entends-tu ? comme elle berce ses petits enfants chéris : c’est comme cela que tu seras bercé, petit Martin.

— Oh ! oui… oui, je le crois, murmurai-je en frémissant.

— Viens donc, ma vieille ; dépêche-toi, — répéta la Levrasse.

— Un moment, donc ! tonnerre de Dieu ! me voilà, — répondit la mère Major d’une voix qui fit trembler les vitres.

Quelques instants après, la mère Major entra dans la chambre.

C’était une femme d’environ trente-six ans, grande de près de six pieds ; sa carrure et son embonpoint énormes, sa lèvre supérieure ombragée d’une véritable moustache noire, comme ses sourcils épais ; sa figure large et colorée, sa tournure hommasse, sa voix rauque et mâle, sa physionomie dure et effrontée, enfin son apparence toute virile, formaient le plus bizarre contraste avec l’extérieur de la Levrasse.

J’ai vu depuis comment le hasard qui avait donné à cet homme la figure imberbe et la voix claire d’une femme et à cette femme la moustache et la voix virile d’un homme, était exploité par tous deux au profit du côté grotesque de leurs exhibitions. Parmi ses différents métiers plus ou moins hasardeux, la Levrasse comptait celui de saltimbanque nomade ; c’était son état de prédilection ; s’il l’abandonnait généralement pendant l’hiver pour celui de colporteur et de sorcier ambulant, c’est d’abord parce que les représentations en plein vent ne sont fructueuses et possibles que pendant la belle saison ; c’est qu’ensuite le personnel de la troupe de la Levrasse se désorganisait souvent.

En parlant des différents métiers de la Levrasse, je dois mentionner celui d’acheteur de cheveux coupés sur place ; ce qui expliquait d’ailleurs l’abondance des dépouilles capillaires suspendues au plafond de ma chambre.

Oui, la Levrasse était aussi de ces industriels qui, à l’époque de l’année où le froid est le plus rude, le salaire le plus rare, le plus minime, la misère est enfin la plus intolérable, parcourent les plus pauvres provinces de la France, afin de tenter par une offre de quinze ou vingt sous les jeunes filles indigentes, et de leur acheter à ce prix leur belle et soyeuse chevelure, seule parure de ces infortunées.

La compagne de la Levrasse, la gigantesque mère Major, ainsi surnommée en raison de sa stature et de son apparence de tambour-major, remplissait, lors des représentations publiques, l’emploi de femme géante, véritable Alcide femelle qui, s’arc-boutant sur les pieds et sur les mains, la tête renversée en arrière, engage trois hommes de l’honorable société choisis parmi les plus robustes, à lui faire le plaisir de lui piétiner le ventre, ce qu’elle endure héroïquement sans ployer un instant les reins ; après quoi, passant à d’autres exercices, elle s’offre à faire des armes avec les premiers maîtres de la garnison, enlève des poids énormes avec ses dents, etc.

Lorsqu’elle entra dans ma chambre, la mère Major était en costume de travail, car, en ordonnant à Bamboche de cramper en cerceau (c’est-à-dire, étant debout, de se renverser en arrière pour que la tête allât presque toucher aux talons), cette femme répétait un exercice avec l’enfant.

Le costume de la géante se composait d’un maillot éraillé, rapiécé en vingt endroits, autrefois de couleur saumon ; ce vêtement dessinait ses jambes d’Hercule et ses genoux raboteux comme le nœud d’un chêne ; une manière de courte tunique, faite d’un restant de jupon noirâtre et graisseux, lui ceignait les reins, tandis qu’un vieux châle rouge croisé sur sa poitrine monstrueuse, s’attachait derrière son dos. Enfin, pour compléter son aspect viril, ses cheveux, noirs, épais, drus comme du crin, étaient coupés à la Titus.

Telle était la mère Major, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois, tenant à la main un formidable martinet à plusieurs lanières.

— Arrive donc, mère Major, — dit la Levrasse à la femme géante ; — voici le petit Martin qui n’a pas de maman et qui en demande une. N’est-ce pas que tu seras la sienne ?

— Un peu… — répondit la mère Major, de sa grosse voix.

Et, s’approchant de moi, elle me prit entre ses bras, comme elle eût pris un enfant au maillot et me déposa debout près de la fenêtre, afin de m’examiner plus à son aise.

— Il faut pourtant qu’on le voie, ce petit nouveau, — dit-elle. — Allons, mon fils, haut le nez, qu’on t’inspecte… Il est gentil : une fois débourré, ça sera leste comme un écureuil. Et ces bras… et ces jambes ? Voyons… si c’est souple… Bon, bon, ça se désossera… ça se déjointera.

En disant ces mots, la mère Major m’avait tordu les bras et les jambes en tous sens, en les faisant craquer dans leurs articulations ; ce qui me causa une douleur affreuse, et je poussai des cri aigus en tâchant de me dégager.

— Tiens-toi donc, et tais-toi, on dirait que je t’écorche, — reprit la terrible femme.

Et, poursuivant son examen, elle ajouta, en me tâtant les reins :

— Et ce petit râble ?… Allons, allons, c’est tout tendre, ça ne demande qu’à se déboîter. Mais, tonnerre de Dieu ! tais-toi donc, ou je t’époussette.

Et elle brandit le martinet.

Malgré cette menace et cette énergique recommandation de la mère Major, qui à ce moment m’ayant posé son énorme genou au milieu du dos, m’attirait d’une main si violemment en arrière en me saisissant par les épaules, que je crus avoir les reins brisés ; je poussai de nouveau des cris de douleur.

— Petit Martin, petit Martin, si nous ne sommes pas sage, nous nous fâcherons, — me dit la Levrasse en me regardant de côté.

— Grâce… ayez pitié de moi, — disais-je en pleurant à la mère Major.

— Grâce… grâce… ils n’ont que cela à vous chanter sur toutes les ritournelles ; on leur apprend de bonne heure à travailler, on leur donne un état gratis et on dirait qu’on les étripe, — s’écria la mère Major avec une indignation courroucée ; puis, s’adressant à moi :

— Ah çà, est-ce que tu crois qu’on va te loger, te nourrir et t’habiller pour l’amour de Dieu ? Faut que tu gagnes ta vie… et tu la gagneras, tonnerre de Dieu ! tu la gagneras ; t’es bien bâti, t’es jeune, t’es mince, tu cramperas comme un autre, et mieux qu’un autre ; avant deux mois d’ici, moi, je te réponds que tu feras la promenade turque et le saut du lapin comme un bijou, sans compter que tu marcheras sur les mains la tête en bas et les pieds en l’air, comme si tu t’étais toujours promené ainsi la canne à la main depuis ta naissance…

— Ce qui économisera ta chaussure, vu que tu ne portes pas de gants, petit Martin, — ajouta sentencieusement la Levrasse.

Je ne comprenais pas ce que l’on voulait faire de moi. Il me parut seulement que l’on ne me tuerait pas, puisque l’on parlait de certains exercices auxquels je devais me livrer dans deux mois. Je me rassurai un peu : d’ailleurs la mère Major, malgré sa grosse voix, sa moustache, sa carrure énorme, sa brusquerie et son martinet, m’inspirait peut-être encore moins d’effroi que le saltimbanque, et heureusement c’était celle qui devait se charger de mon éducation.

— Allons, mon fils, — dit la mère Major, — venez baiser maman ; soyons gentil ; à demain ta première leçon ; aujourd’hui je te donne congé pour que tu aies Le temps de faire connaissance avec Bamboche, un gamin de ton âge. Dans quelques jours vous aurez du sexe… oui, gredins, une petite fille de votre âge ; c’est alors que vous ferez de fameuses parties… brigands.

Après quoi la mère Major me fit signe de la suivre, s’arrêta devant un escalier voûté qui descendait sans doute à la cave, et cria :

— Bamboche, monte ici… je te fais grâce en réjouissance du petit-nouveau… vous pourrez vous amuser aujourd’hui dans la cour… mais demain nous cramperons, et roide… Ah çà, monteras-tu, Bamboche ?

L’enfant ne montait pas.

— Allons, reste au frais, si ça t’amuse… Et toi, tu joueras tout seul, petit Martin… mais défie-toi de Bamboche… il est méchant et sournois en diable… Ah ! mais j’oubliais… pour t’encourager, faut que je te montre les beaux habits que tu auras si tu travailles bien ; viens ici.

Et la mère Major me conduisit dans une chambre, où se trouvait une énorme malle qu’elle ouvrit, et dont elle tira une vieille veste turque en velours rouge râpé, semé de paillettes ternies.

— Endosse-moi ça, petit Martin ; bien, vois comme t’es beau !

La veste, deux fois trop longue pour ma taille, me faisait une redingote : malgré mes angoisses, j’avoue que ce vêtement me parut splendide, éblouissant, et que, malgré mes frayeurs, l’espérance de porter quelque jour un si magnifique vêtement me causa une certaine satisfaction.

— Quand, avec ça, tu seras orné d’un maillot couleur de chair, d’un caneçon à paillettes et de brodequins verts bordés de peau de chat, tu auras l’air d’un vrai chérubin, — ajouta la mère Major, — Maintenant va trouver, si tu veux, Bamboche dans sa cave, sinon joue dans la cour… je vous appellerai pour becqueter la pâtée.

La mère Major alla rejoindre la Levrasse ; je restai seul dans une assez grande cour, entourée de hautes murailles délabrées, mais solidement fermée par une lourde porte. Sur cette cour s’ouvraient les fenêtres de la maison d’assez misérable apparence ; sous un hangar était une grande et longue voiture, servant sans doute aux pérégrinations de la Levrasse et de sa troupe, lorsqu’elle était au complet.

La hauteur des murs m’empêcha de voir si cette demeure attenait ou non à un bourg, à un village ou à d’autres habitations.

Abandonné à mes réflexions, je ne pensai qu’à cet enfant dont la mère Major venait de me parler, et dont j’avais entendu les cris. Si pénible que dût être ma nouvelle existence, elle ne pouvait guère être plus rude, plus misérable que par le passé, et d’ailleurs ne la partagerais-je pas avec un enfant de mon âge ? À cette seule pensée de trouver enfin un compagnon, un ami… la condition la plus dure me semblait supportable.

J’avais été jusqu’alors si malheureux dans mes tentatives d’affection, que la rencontre de Bamboche, dans les circonstances où elle se présentait, doublait de prix à mes yeux ; mon cœur, jusqu’alors si douloureusement oppressé, se dilata ; à mes angoisses succédèrent de vagues espérances. J’oubliai dans ce moment la frayeur où m’avait jeté l’attente de ces mystérieux exercices, auxquels j’étais condamné et qui la nuit avaient arraché à Bamboche des cris si déchirants : je ne songeai qu’à aller retrouver ce malheureux enfant : il souffrait, il était puni, je crus faire acte de bon compagnonnage, et me concilier son affection en allant à lui.

La mère Major m’avait indiqué la porte de la cave où il était renfermé, j’y courus aussitôt.

L’escalier voûté donnait sur la cour, je descendis quelques degrés encore couverts de neige, et j’arrivai à une sorte de palier, sur lequel s’ouvrait la porte de la cave. Mes yeux s’étant familiarisés avec les ténèbres, que tranchait durement un rayon de vive lumière tombant par un étroit soupirail, je pus distinguer Bamboche accroupi dans un coin de la cave, les coudes sur ses genoux, le menton appuyé dans le creux de ses deux mains.

Je fus d’abord frappé de l’éclat sauvage des grands yeux gris de cet enfant ; ils me semblaient d’autant plus énormes, que sa pâle figure était plus maigre ; il paraissait avoir de douze à treize ans, sa taille était beaucoup plus élevée que la mienne ; ses joues creuses faisaient paraître ses pommettes très-saillantes ; sa bouche, aux coins abaissés, aux lèvres presque imperceptibles, lui donnait un air sardonique et méchant ; ses cheveux, noirs, rudes, coupés en brosse, étaient plantés très-bas et de telle sorte, qu’après avoir contourné le haut du visage, ils remontaient en pointe vers les tempes qu’ils découvraient entièrement ; la noire racine de cette chevelure se dessinait si bizarrement sur la mate pâleur du front, que, dans l’ombre, il paraissait armé de deux cornes blanches.

Bamboche portait une mauvaise blouse trouée ; ses pieds nus reposaient sur la terre humide de la cave ; à mon aspect, il resta muet et me jeta un regard surpris et farouche.

— Tu dois avoir bien froid et t’ennuyer dans cette cave, — lui dis-je doucement en m’approchant de lui, — veux-tu venir en haut ?

— F… moi la paix, je ne te connais pas, — me répondit brutalement Bamboche.

— Je ne te connais pas non plus, mais je dois comme toi rester ici avec la Levrasse. Cette nuit, quand on t’a battu, je t’ai entendu crier… cela m’a fait bien de la peine.

Bamboche se mit à rire, et répondit :

— Est-il couenne, ce petit N… de D…-là… ça ! lui fait de la peine quand on bat les autres…

Tel était le langage de cet enfant de douze ans… tel il fut durant notre conversation, dont je supprimerai les jurons et les blasphèmes qui l’accentuaient à chaque phrase.

Aussi affligé qu’étonné de la réponse de Bamboche, je repris doucement :

— Cela m’a fait du chagrin de savoir qu’on te battait ; si l’on me battait, moi… ça ne te ferait donc pas de peine ?

— Ça me ferait plaisir… je ne serais pas seul battu.

— Pourquoi m’en veux-tu ?… je ne l’ai jamais fait de mal.

— Ça m’est égal.

— Tu es donc méchant… toi ?

— Va-t’en !…

— Je t’en prie… écoute-moi…

— Tiens ! tu en veux… empoigne !

Et Bamboche, dont je ne me défiais aucunement, s’élança avec l’agilité d’un chat ; plus robuste que moi, il me terrassa, puis d’une main me saisissant à la gorge, sans doute pour étouffer mes cris, de son autre main il me frappa au visage, à la poitrine, partout où il put.

D’abord étourdi de cette brusque attaque, je n’essayai pas de me défendre ; mais bientôt, excité par la douleur, par la colère que m’inspirait une si méchante action, je me dégageai des mains de Bamboche, je luttai, je lui rendis coup pour coup, je parvins même à renverser mon adversaire, le tenant alors, malgré ses efforts, immobile sous mon genou, je ne voulus pas abuser de ma victoire ; mais plus attristé qu’irrité de cette façon sauvage d’accueillir mes avances amicales, je lui dis :

— Pourquoi nous battre ? il vaut bien mieux être amis…

Et abandonnant l’avantage de ma position, je laissai à Bamboche la liberté de ses mouvements ; il en profita, se jeta sur moi avec une furie croissante, et me mordit si cruellement à la joue que mon visage s’ensanglanta.

La vue du sang changea la colère de Bamboche en frénésie ; ses yeux flamboyèrent de férocité ; il ne me battit plus, s’étendit sur moi et déchira mon sarrau pour me mordre à la poitrine…

Je crus qu’il allait me tuer ;… je ne fis plus aucune résistance ; ni la peur ni la lâcheté ne paralysaient mes forces ; c’était un profond désespoir, causé par la gratuite méchanceté de cet enfant de mon âge, pour qui j’avais éprouvé une sympathie soudaine.

Je n’opposai plus aucune résistance ; ma douleur morale était si intense, que je ressentais à peine les morsures aiguës de Bamboche : je ne me plaignais pas, je pleurais en silence…

Les caractères violents, vindicatifs, s’exaspèrent toujours dans la lutte ; cette excitation les enivre ; lorsqu’elle leur manque, souvent ils s’apaisent faute de résistance : il en fut ainsi de mon adversaire : il se releva, les lèvres couvertes de mon sang, et me crut évanoui.

Le soupirail de la cave projetait assez de clarté pour que Bamboche distinguât parfaitement mes traits, lorsqu’il m’eut de nouveau renversé sous lui ; je le regardais fixement et sans colère… Il m’a dit depuis, que ce qui l’avait surtout frappé, c’était l’expression de résignation douce et triste, empreinte sur ma physionomie ; il n’y trouva ni haine, ni colère, ni frayeur… mais un chagrin profond…

— Tu as les yeux ouverts… tu ne te défends pas ! et tu pleures… — s’écria-t-il, — tiens… capon.

Et il me frappa de nouveau.

— Tue-moi, va… je ne l’en voudrai pas…

— Tu ne m’en voudras pas ?

— Non, et pourtant, si tu avais voulu… nous aurions été comme deux frères.

— Mais il est donc enragé, ce petit-là |s’écria Bamboche dérouté par ma résignation qui l’impressionnait malgré lui, — plus on lui fait de mal, plus il vous parle doux…

— Je te parle doux, parce que je te plains.

— Me plaindre… toi que j’ai roué de coups, et mordu… c’est toi qui es à plaindre.

— Tu es à plaindre aussi de refuser mon amitié…

— Tiens, va-t’en, — me dit brusquement Bamboche de plus en plus étonné de ma résignation, — va-t’en, tu es comme était ma chienne Mica.

— Et cette chienne ?…

— Je l’avais trouvée, je prenais sur ma ration pour la nourrir… afin d’avoir quelque chose à battre quand on m’avait battu ; j’avais beau lui faire du mal… jamais elle ne se revanchait. Quand je la faisais bien souffrir… elle n’osait pas seulement crier… elle claquait des dents de douleur… et puis, après… elle venait me lécher les mains et se coucher à mes pieds…

— Et à la fin, — dis-je ému de ces paroles, — à la fin… tu l’as aimée, cette pauvre bête.

— À la fin, voyant qu’il n’y avait rien à faire avec elle, je l’ai f…ichue à l’eau avec une pierre au cou…

— Cela valait mieux que de la tourmenter…

— Et je suis plus à plaindre que celle-là aussi peut-être ? — me dit Bamboche d’un air sardonique.

— Tu es plus à plaindre qu’elle… car tu l’as tuée… voilà tout ; et maintenant tu es seul au lieu d’avoir toujours à ton côté une pauvre bête bien attachée, bien dévouée, qui t’aurait suivi partout, qui t’aurait défendu peut-être.

— Et que j’aurais battue comme plâtre.

— Tu l’aurais battue si tu avais voulu, mais elle serait tout de même venue après te lécher les mains et se coucher à tes pieds.

— La s… lâche… elle aurait fait comme toi.

— Vois, comme tu m’as mordu… vois, comme je saigne ! Est-ce que j’ai crié ? est-ce que je me suis plaint ? Un lâche, c’est celui qui crie et se plaint.

Bamboche fut touché de cette réponse, mais il tâcha de me cacher son émotion.

— Pourquoi ne t’es-tu pas défendu la seconde fois comme la première ? — me dit-il ; — quoique plus petit, tu es aussi fort que moi… je l’ai bien senti…

— Parce que la première fois j’étais en colère… la seconde j’étais triste de ce que tu me voulais toujours du mal.

Les traits de Bamboche se détendaient : à une aveugle méchanceté succédait chez lui, sinon la sympathie, du moins une assez vive curiosité ; il me dit avec impatience, comme s’il cherchait à lutter contre les sentiments meilleurs qui s’éveillaient en lui :

— Puisque tu ne me connaissais pas… pourquoi voulais-tu être ami avec moi ?

— Je te l’ai dit, parce que je t’avais entendu crier cette nuit, parce que tu étais de mon âge, parce que tu étais malheureux comme moi… et peut-être comme moi… sans père ni mère.

À ces mots, la figure de mon compagnon s’assombrit, s’attrista ; il baissa la tête, et poussa un profond soupir.


  1. Nous expliquerons plus tard ce que signifient ces mots techniques.