Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/XV

Administration de librairie (1p. 287-299).

CHAPITRE XV.

Lettre de Martin à un roi. — Pourquoi le pauvre s’enivre. — Éducation de Martin. — Le désossement. — Les grands bras. — Le torticolmulche. — La promenade à la turque. — Projets de fuite. — Preuves d’affection.

À cet endroit du manuscrit, était ajoutée une note marginale ainsi conçue et adressée par Martin au roi dont nous avons parlé :

Septembre, 1845.

« Si puérile que vous semble peut-être, Sire, l’histoire de ces premières années d’un pauvre enfant abandonné, veuillez réfléchir, et vous reconnaîtrez peut-être que ce récit touche aux plus graves questions sociales.

Le maçon, dont tout enfant j’étais le manœuvre, s’enivrait.

Pourquoi s’enivrait-il ?

Afin d’échapper, de temps à autre, par l’ivresse, à la pensée présente et à venir d’une vie trop pénible.

Par une singulière exception, cet homme poétisait un vice odieux… Oui, bien odieux, mais non plus odieux que les causes qui l’engendrent et qui le rendent fréquemment inévitable.

Parmi les causes nombreuses et diverses de ce vice, deux sont toutes-puissantes :

Oublier parfois une vie de privations et de fatigues incessantes.

S’étourdir sur les souffrances et sur les besoins, sans cesse renaissants, d’une famille exténuée, que le salaire insuffisant du prolétaire ne peut soutenir.

Sans doute il est, parmi les prolétaires, plus d’un homme assez fort, assez courageux, assez résigné pour contempler, sans jamais fermer les yeux, cette infinie et sombre perspective de jours, de mois, d’années, où, désespérant de tout repos, de tout bien-être pour son vieil âge, il se voit travaillant, et travaillant sans cesse… en attendant une mort misérable, fin misérable d’une vie misérable !

Sans doute il est, parmi les prolétaires, des hommes plus stoïques encore.

L’un, après douze heures d’un travail écrasant, rentre chaque soir au logis, demeure sombre, étouffante, infecte ; il a acheté, de son salaire insuffisant, un pain insuffisant pour sa famille affamée ; lui aussi est affamé par sa fatigue quotidienne, sa femme aussi est affamée par le pénible allaitement du dernier né, à qui elle donne un sein tari ; mais l’insuffisante nourriture est presque tout entière abandonnée aux enfants, hâves, décharnés.

Et pourtant, durant leur insomnie, le père et la mère les entendront encore crier leur faim inassouvie.

Ainsi… chaque jour cet homme se lève dès l’aube, court à son labeur et l’accomplit… malgré l’obsession de cette pensée désespérante :

« Si rude que soit mon labeur, si infatigable que soit mon zèle… ce soir encore… et les autres soirs aussi je n’aurai pas assez gagné pour satisfaire à la faim des miens… et, cette nuit encore, et les autres nuits aussi… leurs plaintes me tiendront péniblement éveillé jusqu’au matin que sonne l’heure du travail… Et j’épuiserai mes forces, ma vie, à tourner sans espoir dans ce cercle fatal. »

Oui, cet homme est stoïque et vénérable, car, pour quelques sous prélevés sur son salaire, il pourrait, comme tant d’autres, trouver au cabaret, pendant tout un jour… entendez-vous, Sire, pendant tout un jour !  !  ! l’oubli des soucis renaissants dont il est dévoré.

Et, parce que ces hommes courageux sont dignes de vénération, parce qu’ils résistent à l’entraînement d’un vice presque inévitable dans leur horrible position, parce qu’ils souffrent résignés, inoffensifs, est-il juste… est-il prudent de les abandonner toujours à cette agonie ? Parce que l’innocent a résisté à la torture, faut-il prolonger le supplice ?

Mais malheureusement tous les prolétaires ne sont pas, ne peuvent pas être doués de cette énergie stoïque…

Il en est aussi beaucoup que l’ignorance hébète, que la misère dégrade, que l’inespérance étourdit et égare, ceux-là cèdent aux funestes enchantements de l’ivresse, où ils trouvent l’oubli de leurs maux… d’autres, enfin, plus dégradés encore, et ceux-là sont peu nombreux, aiment l’ivresse pour l’ivresse.

Ceux-là sont blâmables… Mais ceux-là le sont doublement, qui condamnent sans pitié ces malheureux à cette ignorance, à ce dénûment, à cette inespérance, causes premières, causes fatales du déplorable vice où ils trouvent l’abrutissement, la maladie, la mort…

D’autres raisons moins désolantes, mais de conséquences non moins fatales, poussent encore à l’ivrognerie les victimes du paupérisme.

Évidemment, après une semaine de rudes travaux, l’homme éprouve l’impérieux besoin du repos, du délassement, du plaisir.

Il est, parmi les prolétaires, des hommes qui, rompus par l’habitude d’une résignation austère, ou affaiblis par les privations, trouvent, dans l’apathique repos du corps et de la pensée où ils sommeillent le dimanche, une compensation suffisante aux durs labeurs de la semaine.

D’autres sont doués d’une certaine instruction, d’une délicatesse de pensées, d’une finesse d’aptitudes que n’a pu briser le faix écrasant des travaux manuels.

Parmi ceux-là, les uns cherchent chaque dimanche un délassement et un plaisir dans la lecture des poëtes ou des penseurs ; les autres se récréent, se délassent dans l’intelligente contemplation des chefs-d’œuvre de l’art exposés au public ; ceux-ci se complaisent dans la reconnaissante admiration des beautés de la nature, sachant la trouver adorable, splendide, et dans son immensité, et dans ses plus petites créations ; ils restent également charmés, ou religieusement émus, par la vue des éblouissantes magnificences d’un radieux coucher de soleil, par l’aspect du scintillement des mondes, par une belle nuit d’été, ou par l’examen curieux d’une petite touffe de fleurs agrestes, ou d’un insecte au corselet d’or et d’émeraudes et aux ailes de gaze.

Mais forcément, ils ne sont pas très-nombreux ceux-là qui, malgré les soucis, les fatigues d’une condition toujours laborieuse, rude, précaire, souvent déplorable et abrutissante, peuvent acquérir ou conserver cette finesse de perception, cette fraîcheur d’impressions, cette noblesse de pensée, indispensables aux jouissances intellectuelles.

Parmi les prolétaires, beaucoup, bien que laborieux et probes, ont été élevés dans l’ignorance, dans la grossièreté, déshérités de cette éducation libérale qui seule élève, raffine les instincts et donne le goût des délassements choisis, des récréations délicates.

Qu’arrive-t-il ? après une semaine de contrainte, de privations, de labeur, ils cèdent à un naturel et irrésistible besoin de plaisir.

Emportés par l’ardeur de la jeunesse, par une sorte de fièvre d’expansion, ils se ruent avec une fougueuse impatience dans les seuls lieux d’amusements ouverts à leur pauvreté !

Alors d’horribles cabarets où se vendent du vin empoisonné, des mets nauséabonds, et des filles infectées, se remplissent d’une foule frémissante ; à l’entour de ces bruyantes tavernes surgissent de toute part, des tréteaux, des bateleurs, et là, au milieu de scènes ignobles, dégradantes, tout ce qu’il y a de digne, de respectable dans l’homme, est raillé, est insulté en langage des halles. Plus loin, ce sont des chanteurs, et, parmi eux, vieillards, femmes ou enfants, chacun rivalise d’impudeur et de chants obscènes, pour exciter la gaieté brutale des buveurs attablés.

Toutes ces passions irritées, déchaînées, grondent bientôt comme un orage, à peine dominé par les éclats du clairon des saltimbanques, par le roulement de leurs tambours, par la volée de leurs cloches qui appellent les spectateurs. Une poussière suffoquante, fétide, tourbillonne et jette une sorte de brume sur cette grande orgie du paupérisme.

La nuit vient ; de rouges lumières illuminent ces figures avinées, incandescentes ; c’est alors un redoublement de cris, de chants cyniques, de joie brutale ; l’ivresse grondait sourdement depuis longtemps ; elle éclate enfin !

Aux accents d’une hilarité grossière, succèdent les injures, les menaces, puis les brutalités, les violences ; souvent le sang coule. Ces visages naguère joyeux et empourprés par l’ivresse, deviennent livides, ici meurtris, ailleurs sanglants, ou souillés de boue ; ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes féroces, ce sont des fous furieux. L’effrayante action du vin empoisonné qu’on leur vend, jette ces malheureux dans la frénésie… Parfois leurs femmes, leurs enfants, tremblants, éplorés, sont témoins de ces horribles scènes ; des femmes, des jeunes filles, après avoir eu tout le jour la vue et les oreilles souillées par les gestes, par les chants des bateleurs, voient un mari, un père ou un frère, victime d’une rixe acharnée, rouler tout sanglant à leurs pieds ; ses modestes vêtements du dimanche sont en lambeaux, souillés de fange ; il se relève en trébuchant, et, dans son ivresse, méconnaissant des êtres si chers, il leur prodigue l’injure et la menace.

Mais il se fait tard, les lumières s’éteignent, la tourmente s’apaise ; ces voix, naguère si éclatantes, chevrotent, balbutient, ou gémissent ; ces hommes tout à l’heure si énergiques, si violents, s’affaissent sur eux-mêmes.

Un morne silence, interrompu çà et là par quelques cris lointains, succède à cet effrayant tumulte ; à beaucoup la raison est revenue, et, honteux, abattus, repentants, tous regagnent leurs demeures, et se jettent tristement sur leur grabat, en songeant déjà au labeur du lendemain.

Oui, cela est hideux ; oui, cela est horrible ; oui, la pensée se révolte ; oui, le cœur saigne de voir ces créatures de Dieu, douées d’une âme immortelle et ayant en elles tous les germes du beau et du bien, se complaire, s’abaisser, se dégrader dans de tels plaisirs…

Mais, pour les blâmer, où sont donc les plaisirs nobles, délicats, élevés, mis à la portée de ces malheureux en échange de leurs joies brutales ?

Quelles preuves de sollicitude donne-t-on à ces masses déshéritées ? On a bien songé à elles comme instruments de travail, on a bien songé à exploiter leur force, leur intelligence, leur vie. Mais quel souci a-t-on jamais pris de leurs plaisirs ?

Oui, de leurs plaisirs, et pourquoi non ? A-t-on jamais pensé que ceux-là surtout, car leur condition est rude, ont besoin de distractions, de délassements, après de longs jours d’un travail pénible ? A-t-on cherché à ennoblir, à élever leurs délassements ? À ceux-là qui enrichissent le pays pendant la paix, qui le défendent, si vient la guerre, a-t-on, au nom du pays, ouvert de vastes lieux de plaisirs honnêtes où chacun puisse, chaque semaine, trouver des récréations douces et pures qui le charment, qui le consolent et qui l’enseignent ?

Non, non… et de quel droit alors blâmer ces malheureux de se ruer sur de grossiers plaisirs, les seuls qui soient à la portée de leur misère et de leur intelligence qu’aucune éducation n’a développée ?

Encore quelques mots, Sire.

Dans ce récit sincère des divers événements de ma vie, vous verrez bien souvent apparaître les deux compagnons de ma première enfance…

Bamboche, le fils du bûcheron, cet enfant abandonné qui, après avoir vu mourir son père sans secours, au fond des bois, est repoussé avec un si cruel mépris, lorsque, pour la première fois, il demande à un homme riche du travail et du pain.

Cet enfant tombé d’abord entre les mains d’un abominable vagabond, qui lui enseigne la ruse et la fourberie, puis jeté par les hasards du dénûment entre les mains de saltimbanques qui, par leur dépravation et leurs brutalités, lui enseignent le vice et la haine.

Basquine… la fille d’un malheureux artisan qui, poussé à bout par une misère affreuse, est sur le point de vendre cette enfant à des bateleurs… qui se préparent à exploiter d’une façon infâme cet innocent trésor de beauté, de grâce et de candeur.

Quel que soit l’avenir de ces deux créatures, Sire, avant de porter sur elles un jugement inexorable… veuillez vous souvenir de ce qu’a été leur enfance… et le blâme fera peut-être place à la pitié… à la plus profonde, à la plus douloureuse pitié…

Et ce ne sont pas là des exceptions, Sire : parmi tous ceux qui tombent fatalement dans des abîmes sans fond, de perversité, d’infamie, il en est bien peu… bien peu qui n’eussent pas été honnêtes et bons, si leur vie n’avait pas commencé dans l’abandon, dans la misère, ou dans un milieu corrompu et corrupteur.

La Levrasse et la mère Major craignant sans doute que je n’essayasse de m’évader, me surveillaient de très-près ; ces précautions étaient inutiles…

— Oui, nous serons amis, bien amis, et pour toujours, — m’avait dit Bamboche, ensuite de notre première entrevue, commencée par une rixe et terminée par une cordiale étreinte.

Autant que moi, Bamboche se montra fidèle à cette promesse d’affection réciproque. Par un singulier contraste, cet enfant d’un caractère indomptable, d’une perversité précoce, d’une méchanceté sournoise et quelquefois même d’une froide férocité, me témoigna dès lors l’attachement le plus tendre, le plus dévoué. Je l’avoue, sans la réalisation de cette amitié fraternelle si longtemps rêvée par moi, sans l’attachement qui me lia bien vite et étroitement à mon compagnon d’infortune, j’aurais tâché de me soustraire par la fuite au cruel apprentissage de mon nouveau métier.

Tout le temps qui n’était pas employé à mes leçons, je le passais avec Bamboche ; je l’écoutais parler de Basquine avec une ardeur, avec une sincérité de passion qui, maintenant, en y réfléchissant, me semble extraordinaire pour un enfant de son âge ; tantôt il fondait en larmes en songeant au sort cruel qui attendait cette pauvre enfant, car il se rappelait la triste vie et la triste fin de la première Basquine ; tantôt il bondissait de joie en pensant que, dans peu de jours, la fille du charron serait notre compagne ; tantôt enfin il éclatait en menaces furieuses contre la Levrasse et la mère Major, à la seule pensée que cette Basquine serait battue comme nous.

À force d’entendre mon compagnon parler de notre future compagne avec une admiration si passionnée, j’en étais venu, autant par affection pour Bamboche que par un sentiment de curiosité vivement excité, à désirer aussi très-impatiemment l’arrivée de Basquine.

Soit que la mère Major ne me jugeât pas digne de succéder dans ses affections à l’infidèle Bamboche, soit qu’elle dissimulât ses projets de crainte de m’épouvanter (et elle ne se fût pas trompée), elle ne me disait pas un mot d’amour, et se montrait envers moi d’une sévérité extrême.

Malgré ses favorables pronostics qui m’avaient prédit qu’avant un mois je ferais d’une manière très-satislaisante le saut du lapin et autres exercices, ma constitution, plus encore que ma volonté, s’était d’abord montrée rebelle aux leçons de mon institutrice.

Mon premier état de manœuvre m’avait accoutumé de marcher le dos courbé, sous le poids d’une auge trop pesante pour mes forces, tandis que la mère Major me demandait, au contraire, non-seulement d’effacer mes épaules, mais encore de me renverser souvent le corps en arrière. Mon premier progrès fut de marcher droit au lieu de marcher voûté selon mon habitude ; ma taille, qui eût dévié sans doute, fut ainsi forcément redressée ; c’est à peu près là que se doit borner ma reconnaissance envers la mère Major.

Elle m’infligeait quotidiennement une sorte de torture, en procédant à ce qu’elle appelait, dans l’argot de son métier, mon désossement. Voici comment elle procédait à ces notions élémentaires et indispensables de mon art.

Chaque matin, elle m’attachait alternativement, à chaque poignet, un poids de trois ou quatre livres, puis elle m’obligeait, sous peine d’une rude correction, de décrire avec mon bras et parallèlement à mon corps, un mouvement de rotation, d’abord assez lent, puis de plus en plus rapide, et dont l’épaule était, pour ainsi dire, le point pivotal.

Une fois mon bras entraîné par le poids attaché à mon poignet, ce qui centuplait la vitesse du mouvement, je sentais mes articulations se distendre avec de cruels tiraillements, puis (sensation étrange et très-douloureuse), il me semblait sentir mon bras s’allonger… s’allonger outre mesure, selon que ce mouvement de fronde devenait plus rapide.

Dans nos entretiens avec Bamboche, nous appelions cela faire les grands bras.

Un enfantillage inexplicable me faisait quelquefois, malgré de vives souffrances, fermer les yeux afin que, pour moi, l’illusion fût complète ; et, en effet, j’aurais alors juré que mon bras, à mesure qu’il décrivait ces cercles, atteignait de huit à dix pieds de longueur.

Mes jambes étaient ensuite soumises à une évolution analogue, toujours au moyen de poids alternativement fixés à chaque cheville. Il ne s’agissait plus d’un mouvement rotatoire, mais d’un mouvement de pendule, dont la hanche était le point articulé, et dont le pied, chargé d’un poids assez lourd, formait le balancier ; les mêmes douleurs se renouvelaient peut-être plus vives encore aux jointures de la cuisse, du genou et du pied ; il en allait de même de la singulière illusion qui me faisait croire que mes membres s’allongeaient étrangement à mesure que l’exercice auquel on me soumettait devenait de plus en plus précipité.

La leçon se terminait par ce que la mère Major appelait le torticolmuche.

Bamboche m’avait dit que lors de ses premières initialions à cette nouvelle torture, il avait failli devenir fou. Ceci me parut d’abord exagéré ; mais, instruit par l’expérience, je reconnus la vérité des paroles de mon compagnon.

La mère Major me prenait la tête à la hauteur des oreilles, qu’elle tenait de l’index et du pouce, et qu’elle pinçait jusqu’au sang à la moindre résistance de ma part ; puis me serrant ainsi le crâne entre ses deux grosses mains, puissantes comme un étau, elle portait brusquement ma tête en avant, en arrière, à gauche, à droite, en imprimant à ces mouvements continus et successifs une telle rapidité, que j’en avais, pour ainsi dire, le cou tordu. Bientôt saisi d’un vertige mêlé d’élancements aigus, il me semblait que mes yeux allaient sortir de ma tête, et que mon cerveau ballottait çà et de là dans sa boîte osseuse. Chacun de ces chocs me causait la plus incroyable souffrance.

Une espèce d’hébètement passager succédait presque toujours en moi à cet exercice qui terminait la leçon.

Du reste, je l’avoue, le désossement portait ses fruits ; j’acquis ainsi peu à peu, et au prix de cruelles douleurs, une souplesse étonnante ; certaines positions, certains entrelacements de membres, qui m’eussent été physiquement impossibles, commençaient à me devenir familiers ; mais ma terrible institutrice ne s’arrêta pas là ; me trouvant sans doute suffisamment désossé, elle voulut me faire travailler à fond la promenade à la turque. Pourquoi à la turque ? Je l’ignore. Voici comment la chose se passait :

La mère Major me faisait asseoir par terre, sur un lit de paille, m’attachait la main droite au pied droit, la main gauche au pied gauche, puis me roulait ainsi en ligne droite, par une série de culbutes continues, dont le moindre inconvénient était de me briser les reins et de me donner, presque ensuite de chaque séance, une sorte de coup de sang, auquel mon institutrice remédiait au moyen d’un seau d’eau de puits dont elle m’arrosait. Cette cataracte improvisée me rappelait à moi-même, et nous passions à un autre exercice.

En publie, la promenade à la turque devait s’exécuter librement, c’est à dire qu’au lieu d’avoir les mains attachées aux pieds et de recevoir une impulsion étrangère, l’on devait se saisir le bout des orteils et accomplir les culbutes de son propre mouvement.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, pendant lesquelles la Levrasse fit de fréquentes absences ; à différentes reprises, il rapporta de nombreuses chevelures de toutes couleurs, car il continuait son commerce, trafiquant des cheveux des filles indigentes.

Mon affection pour Bamboche allait toujours croissant, par cela même qu’insolent et méchant avec tous, il se montrait pour moi bon et affectueux… à sa manière ; il avait été témoin des souffrances que m’avait surtout causées la promenade turque, mais, à ma grande surprise, il ne m’avait ni consolé ni plaint ; pendant plusieurs jours, il me parut distrait, préoccupé ; je le vis souvent se diriger vers un grenier inoccupé, où il faisait de longues séances ; il me cachait un secret ; par fierté, je ne voulus pas aller au-devant de sa confiance.

Un jour je sortais rompu, hébèté par ma leçon, la promenade turque s’étant beaucoup prolongée ; je souffrais cruellement d’une enflure au poignet, car j’étais retombé une fois à faux, et la mère Major m’avait châtié de ma maladresse ; je trouvai Bamboche rayonnant ; mais, apprenant ma double mésaventure, sa figure s’assombrit ; il s’emporta contre la mère Major en imprécations, examina ma main avec une sollicitude fraternelle, puis, me regardant tristement, il me dit d’une voix émue :

— Heureusement, c’est la dernière fois que tu seras battu !

— La dernière fois ? — lui dis-je tout étonné.

— Demain, tu ne seras plus ici, — me répondit-il après un moment de silence.

— Je ne serai plus ici ? — m’écriai-je.

— Écoute : hier, j’ai entendu la Levrasse parler avec la mère Major ; demain, l’homme-poisson arrive ; je connais le voiturier qui l’amènera : c’est un brave homme ; j’ai pris une grande corde dans le grenier, j’y ai fait des nœuds, je l’ai bien cachée : il y a une lucarne qui donne sur les champs, tu pourras y passer, puisque moi, qui suis plus grand que toi, j’ai essayé et que j’y passe…

— Moi y passer ? et pourquoi ?

— Attends donc… j’attacherai la corde d’avance, j’ai pris un pieu exprès ; sitôt que la voiture qui aura amené l’homme-poisson sortira d’ici, tu fileras par la lucarne ; tu prieras le voiturier de t’emmener avec lui et de te cacher jusqu’à ce que tu sois à trois ou quatre lieues d’ici, Une fois hors des pattes de la Levrasse, tu trouveras bien quelque part des maçons à servir, ou bien tu demanderas l’aumône en attendant.

À cette proposition mon cœur se brisa… j’interrompis Bamboche par mes larmes.

— Qu’est-ce que tu as ? me demanda-t-il brusquement.

— Tu ne m’aimes pas, — lui dis-je tristement.

— Moi ! — s’écria-t-il d’un ton de reproche courroucé… — moi ! et je tâche de te faire sauver d’ici… Voilà quinze jours que j’y pense. Je ne te parlais de rien pour ne pas te donner de fausse joie ! et voilà comme tu me reçois !

— Oui, — repris-je avec amertume, — ça t’est bien égal que je m’en aille… tu ne tiens pas à moi…

À ces mots, Bamboche tomba sur moi à grands coups de poing.

Bien qu’habitué aux singulières façons de mon ami, cette brusque attaque, dont je ne comprenais pas alors la signification, m’irrita beaucoup. À mon attendrissement succéda la colère, et je rendis à mon compagnon coup pour coup.

— Et moi qui me prive de toi !… moi qui ai manqué de me casser les reins, en essayant la corde pour voir si elle était assez longue ! — s’écria Bamboche furieux de mon ingratitude, — tiens… empoigne, — et il accompagna ce tendre reproche d’un vigoureux horion.

— Et toi qui m’avais dit que nous ne nous quitterions jamais ! — répondis-je, non moins indigné, tiens… attrape, — et je ripostai par un coup de pied.

— Mais moi je sais bien le mal que tu endures ici… gredin !… — reprit Bamboche, en continuant cette touchante scène de pugilat, — Voilà pour toi !

— Mais tu sais bien aussi que pourvu que nous soyons ensemble, ça me serait égal d’être battu comme plâtre ! — et je frappai à mon tour.

— À la bonne heure, — dit Bamboche en se calmant peu à peu. — Mais moi, je reste pour attendre Basquine… sans cela, est-ce qu’il n’y a pas longtemps que j’aurais mis le feu à la baraque pour y rôtir la Levrasse et la mère Major, et que nous aurions filé ? Mais puisque je suis retenu ici, file tout seul.

— Jamais, car, une fois Basquine ici, si tu veux te sauver avec elle, vous aurez besoin de moi…

Et la lutte fut un moment suspendue.

Bamboche, toujours violent dans ses amitiés comme dans sa haine, fit un mouvement pour se jeter de nouveau sur moi. Incertain de ses intentions, je me mis, à tout hasard, sur la défensive. Inutile précaution. Ce singulier garçon me serra contre sa poitrine avec effusion, en me disant d’une voix émue :

— Martin, je n’oublierai jamais ça…

— Ni moi non plus, Bamboche.

Et je lui rendis son amicale étreinte d’aussi bon cœur que je lui avais rendu ses coups de poing.

— Tonnerre de Dieu… qu’est-ce que j’ai donc pour toi ? — me dit-il, après un moment de silence. J’ai beau me tâter, je n’y comprends rien.

— Ni moi non plus ; Bamboche, tu es pour tout le monde un diable incarné, tandis que, pour moi… au contraire… et c’est ça qui m’étonne.

Après un nouveau moment de silence pensif, Bamboche reprit d’un air moitié railleur, moitié triste, qui ne lui était pas naturel :

— Je ne sais pas comment ça s’est fait que je t’ai parlé de mon père… Avant toi… je n’en avais parlé à personne… mais, sur le coup ça m’aura attendri un morceau de cœur… Tu te seras f…ichu en plein dans le morceau détrempé, et depuis tu y seras resté comme un lézard incrusté dans une pierre que montre la Levrasse en faisant ses tours… Et tu es d’autant plus comme le lézard dans la pierre, que, d’être amoureux fou de ma petite Basquine, ça ne t’a pas délogé… Et puis, vois-tu ? il me semble que depuis que je suis ami avec toi, ça m’amuse davantage d’être méchant pour les autres… et que j’en ai le droit.

— Alors c’est dit, je serai ton lézard, Bamboche, je garderai toujours mon petit coin ; mais tu ne me parleras plus de me sauver, sans toi ?

— Non, mais une fois Basquine avec nous, au bout de quelques jours, quand nous trouverons l’occasion belle… nous filerons nous trois.

— Et où irons-nous ?

— Tout droit devant nous.

— Et comment vivre ?

— Nous mendierons, nous dirons que nous sommes frères et sœur, que nos parents sont morts ; les serins de passants auront pitié de nous, comme disait le cul-de-jatte : nous empocherons leur argent. Et nous nous amuserons sans autre peine que de mendier…

— Et quand on ne nous donnera pas ?…

— On ne se défie pas des enfants… nous volerons.

— Hum !… nous volerons… — repris-je d’un air pensif en songeant à Limousin, mon ancien maître, qui avait tant horreur du vol. Aussi j’ajoutai :

— Il vaudrait mieux ne pas voler.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est mal.

— Mal ?… pourquoi ?

— Je ne sais pas, moi ; Limousin, disait que c’était mal.

— Moi je dis que ça n’est pas mal ; aimes-tu mieux croire Limousin que moi ?

— Il disait qu’il fallait gagner sa vie en travaillant.

— Mon père travaillait… et il n’a gagné que la mort, — répondit Bamboche d’un air sombre, — le cul-de-jatte mendiait et volait quand il pouvait… ce qui n’empêche pas que jamais mon père ni moi nous n’avons fait un aussi bon repas que le plus mauvais repas du cul-de-jatte… Moi aussi, avant de mendier, j’ai demandé du travail aux passants quand mon père a été mort. J’avais bon courage… Est-ce qu’on m’en a donné, du travail ? Non. Qui est-ce qui s’est inquiété de moi ? Personne… Est-ce que les loups travaillent ? Quand le loup a faim, il mange… Travailler ! ah bien oui !… la Levrasse et la mère Major ne travaillent pas, ils volent des enfants comme nous, ils nous tortillent les membres, nous rouent de coups et nous font danser en public comme des chiens savants, et à ce métier-là ils mangent gras tous les jours et remplissent leur tire-lire… Et si jamais je la trouve, leur tire-lire, sois tranquille, nous rirons ; ne t’inquiète donc pas. Si je n’attendais pas Basquine, — et les yeux de Bamboche étincelèrent, sa robuste et large poitrine se gonfla en prononçant ce nom, — nous serions loin ; mais un peu de patience… et tu verras la bonne vie à nous trois avec elle ! libres et gais comme des oiseaux et picorant comme eux. Avec ça qu’ils demandent la permission, eux autres, de prendre où ils peuvent ce qu’il leur faut pour vivre, et bien vivre, hein ? Qu’est-ce qu’il aurait répondu à cela, ton vieux serin de Limousin ?

— Dame !… écoute donc, Bamboche, nous ne sommes pas des oiseaux.

— Sommes-nous plus, ou moins ? Te crois-tu plus qu’un oiseau ? — me demanda Bamboche avec un accent de dignité superbe.

— Je me crois plus qu’un oiseau, — répondis-je avec conviction, éclairé par mon ami sur ma valeur individuelle.

— Par ainsi, — reprit Bamboche, triomphant d’avance du dilemme qu’il m’allait poser : — nous sommes plus que les oiseaux et nous n’aurions pas le droit de faire ce qu’ils font ? Nous n’aurions pas comme eux le droit de picorer pour vivre ?

Je l’avoue, ce dilemme m’embarrassa fort, et je ne pus y répondre.

Je n’avais d’ailleurs, comme tant d’autres enfants abandonnés, aucune notion du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Je me trompe, j’avais du moins retenu quelques sévères paroles de mon maître Limousin contre le vol ; mais ces paroles, simplement affirmatives, ne pouvaient laisser des traces bien profondes dans mon esprit, et lutter surtout contre les séduisants paradoxes de mon compagnon, car, je l’avoue, cette vie buissonnière et ailée passée avec Bamboche et Basquine, cette vie libre et aventureuse, alimentée par les aumônes des bonnes gens, et, au pis-aller, par des moyens hasardeux, me paraissait l’idéal du bonheur.