Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/III

Administration de librairie (1p. 33-58).

CHAPITRE III.

Lumineau, le chien favori, retrouve la piste. — M. Duriveau pénètre dans la tanière de Bête-Puante, — Résultat d’un viol commis par un vicomte sur une gardeuse de dindons. — Un dandy blasé. — M. Beaucadet est toujours à la hauteur des circonstances. — Mésaventure de M. Alcide Dumolard.

Les chiens, toujours muets et dépistés, parcouraient en tous sens la partie du bois où le braconnier avait interrompu la voie du renard, le vieux piqueur venait de rejoindre la meute ; stimulé par la présence de son maître et des personnes qui l’accompagnaient, le veneur parcourait attentivement l’enceinte, courbé sur son cheval, la tête baissée vers le sol, tâchant de revoir du pied de l’animal, et encourageant ses chiens par les mots consacrés :

Au retrouve, mes petits valets, au retrouve… mes beaux !

Le comte Duriveau, très-bon veneur lui-même, portant dans ses plaisirs l’ardeur et la fougue de son naturel, mais heureux surtout de cette occasion de cacher l’irritation que lui causait la conduite de Scipion, s’était éloigné de Mme Wilson et de sa fille et secondait son piqueur, appuyant les chiens à grand renfort de voix.

Pendant que le comte déployait cette activité fiévreuse qui le caractérisait, Scipion, indolemment renversé sur sa selle, balançant sa jambe gauche, s’amusait à faire résonner l’acier de son éperon sur l’acier de son étrier, qu’il avait chaussé jusqu’au cou-de-pied ; suivant, dans l’air, les légers tourbillons de fumée qu’il lançait de son cigare, ne disant pas un mot ni à Mme Wilson ni à sa fille, auprès de laquelle il se tenait alors.

Profitant d’un moment où sa mère, intéressée par les divers incidents de la chasse, détournait la tête, Raphaële approcha son cheval de celui de Scipion, et, la figure navrée, lui dit, d’une voix basse et tremblante :

— Scipion… qu’avez-vous contre moi ?…

— Rien… — dit le vicomte, sans discontinuer de suivre en l’air les légères spirales de la fumée bleuâtre de son cigare.

— Scipion, — reprit la jeune fille d’une voix altérée, suppliante, et contenant à grand peine les larmes qui lui vinrent aux yeux, — Scipion, pourquoi cette froideur… cette dureté ?… Que t’ai-je fait ?…

— Rien… — répondit le vicomte avec le même flegme dédaigneux.

— Lisez cela, et, peut-être… vous aurez pitié… — dit la jeune fille en glissant précipitamment dans la main de Scipion un petit billet que, depuis quelques instants, elle avait tiré de son gant.

Le vicomte mit nonchalamment le billet dans la poche de son gilet, et, voyant que Raphaële allait encore lui parler, il haussa la voix, et s’adressant à Mme Wilson, qui suivait alors, avec une attentive curiosité, des évolutions des chiens, il s’écria :

— Dites donc, madame Wilson, est-ce que vous trouvez cela très-amusant, la chasse ? Avouez que c’est un plaisir de convention comme l’Opéra… et des mariages d’amour.

À peine Scipion eut-il prononcé ces mots, que Raphaële abaissa rapidement sur son visage, et comme par hasard, le petit voile qui flottait à son chapeau d’homme, de sorte qu’en se retournant pour répondre au vicomte, Mme Wilson n’aperçut pas les larmes qui s’échappaient des yeux de sa fille.

Durant la chasse, Mme Wilson, malgré sa gaieté, son animation apparente, avait souvent et attentivement observé Scipion à la dérobée ; aussi la surprise et même une vague inquiétude avaient parfois assombri le visage de la jeune veuve, frappée qu’elle était de l’impertinente distraction avec laquelle le vicomte traitait Raphaële… Puis, en suite de quelques réflexions sans doute, le front de Mme Wilson s’éclaircit, et ce fut avec un sourire finement railleur qu’elle accueillit cette singulière question du vicomte :

« — Dites-donc, madame Wilson ? est-ce que vous trouvez cela très-amusant, la chasse ? Avouez que c’est un plaisir de convention… comme l’Opéra et les mariages d’amour. »

— Je gage, mon cher Scipion, — répondit la jolie veuve en riant, — qu’à douze ans, au lieu de vous contenter d’une de ces jolies vestes rondes qui vont si bien aux enfants, vous ambitionniez un affreux habit… afin d’avoir l’air d’un petit monsieur

Malgré son aplomb, cette réponse à sa prétentieuse question dérouta quelque peu Scipion, qui reprit néanmoins avec son flegme habituel :

— Je ne comprends pas, ma chère madame Wilson.

— Mon Dieu ! c’est tout sample… mon cher Scipion, l’enfant gâté qui, à douze ans, tient à paraître un petit monsieur, veut, à vingt ans, passer pour un homme blasé.

C’était toucher au vif la prétention de Scipion… prétention malheureusement justifiée chez lui par l’habitude de l’affecter (le visage finit par garder l’empreinte d’un masque trop longtemps porté), et aussi par l’abus des plaisirs dégradants.

Le vicomte, cachant son dépit, reprit, en redoublant de sang-froid et d’insouciance :

— Ah… bah ! je joue le rôle d’un homme blasé ?

— Oui, et vous le jouez très-mal pour les connaisseurs, mon pauvre Scipion ; mais malheureusement… trop bien… pour les pauvres spectateurs candides.

Et Mme Wilson, après avoir jeté un regard touchant sur sa fille, reprit gaiement, certaine de bientôt rassurer Raphaële, dont elle avait plusieurs fois remarqué la tristesse :

— Allez, allez, mon cher Scipion, ne croyez pas vous faire passer pour vieux quand vous êtes jeune ; ces affectations s’arrêtent à l’épiderme… Vous portez le costume à la mode… voilà tout… Si étrange… si… bah ! une vielle femme peut tout dire… si ridicule qu’il soit, il ne parviendra jamais à vous défigurer… Vous avez beau dire : la chasse, plaisir de convention, vous risquez de vous casser le cou en suivant vos chiens… Le mariage… d’amour, plaisir de convention. Mais, non… ne lui répondons pas à ce sujet, Raphaële… — Et Mme Wilson se tourna gaiement vers sa fille, dont le ravissant visage se rassérénait déjà aux paroles de sa mère, — non, ne lui répondons pas ; nous nous montrerions trop glorieuses… L’Opéra, plaisir de convention… et que Mme Stoltz chante, que mademoiselle Carlotta danse, que mademoiselle Basquine chante et danse à la fois… vos avant-scènes sont en révolution, en combustion… dans vos transports de frénétique admiration pour ces deux merveilles de talent et de grâce, et surtout pour mademoiselle Basquine, à la fois gazelle et rossignol, on a vu des gants glacés craquer, les plis de plus d’une cravate se déranger !… Et vous vous dites blasés !

Lorsque Mme Wilson avait prononcé le non de Mlle Basquine, une étrange expression avait passagèrement animé les traits de Scipion ; c’était un mélange d’ironie, d’orgueil contraint et d’audacieux défi.

jetant sur Mme Wilson un regard pénétrant, Scipion lui dit, toujours avec un flegme imperturbable et sans quitter son éternel cigare :

— Pourquoi ne me supposez-vous pas amoureux de mademoiselle Basquine ?

— Est-ce que les gens blasés sont amoureux ? Voyez donc comme vous jouez mal votre rôle !… — dit en riant Mme Wilson ; puis, son visage exprimant une douce gravité, elle reprit d’une voix affectueuse et convaincue : — Parlons sérieusement cette fois, mon cher Scipion ; oui, je vous crois blasé… et J’en suis ravie ; oui, je vous crois blasé… mais blasé sur tous les faux plaisirs, sur toutes les jouissances décevantes ; aussi je crois, je sais, que ce qui est bon, sincère, généreux, délicat, élevé, doit avoir et a pour vous ce charme irrésistible de la nouveauté dans le bien et dans le vrai ; charme entraînant qui vous attachera pour toujours aux seuls objets dignes d’un homme de cœur et d’esprit comme vous l’êtes. Mais voici votre père, — reprit gaiement Mme Wilson, — n’allez pas lui dire, étourdi, que je viens, à mon tour, de vous parler en mère-noble.

Et s’adressant à M. Duriveau qui s’approchait d’elle :

— Eh bien ! mon cher comte, où en est la chasse ?

— Je n’ai plus qu’à m’excuser auprès de vous, madame, de vous avoir fait assister à un divertissement qui se termine si mal.

— Comment ?

— Il faut renoncer à prendre notre renard.

— Et pourquoi donc cela ?

— Parce que les chiens sont malheureusement tombés en défaut, et qu’il est impossible de le relever.

— Et la chasse est manquée ?

— Oui, madame, la meute perd le renard de ce côté-ci de ce tronc d’arbre… nous avons fait tout au monde pour retrouver la piste… impossible ; nous avons même fouillé les environs de cet arbre, supposant qu’il cachait peut-être la gueule d’un terrier… tout a été vain ; c’est incompréhensible.

— Consolez-vous, cher monsieur Duriveau, — dit gaiement Mme Wilson, — il nous restera toujours le plaisir que nous avons pris.

— Et du moins l’espoir de passer la fin de la journée avec vous, car vous venez toujours, n’est-ce pas ? avec mademoiselle Raphaële et Dumolard dîner au Tremblay, en compagnie de quelques-uns de nos voisins ?

— Choisis parmi les électeurs les plus influents du pays, j’en suis sûre, — dit en souriant Mme Wilson, — car je sais vos ambitieux projets ; allons, je me mettrai en frais auprès d’eux pour vous gagner toutes leurs voix ; placez-moi auprès du plus récalcitrant, et vous verrez…

— Je ne doute pas de votre pouvoir, — dit le comte en souriant à son tour ; — si vous plaidez ma cause, elle est gagnée… Allons, adieu la chasse ! Nous n’avons plus, madame qu’à regagner la croix du carrefour où vous attend votre voiture. Allons, Latrace, recouple tes chiens…

— Eh bien ! mon enfant, nous renonçons à la chasse, — dit Mme Wilson en se retournant vers Raphaële dont elle se rapprocha et qu’elle entretint un instant à voix basse ; aussi la figure de la jeune fille redevint-elle bientôt tout à fait heureuse et souriante.

À ce moment, M. Alcide Dumolard, qui, fort prudent, modérait beaucoup les allures de son cheval, ayant fait d’ailleurs un assez long circuit, pénétra dans l’enceinte et dit d’un air mystérieux au comte Duriveau.

— Qu’est-ce donc que cette troupe de gens armés de fourches et de bâtons qui viennent par ici en poussant, de temps à autre, comme un cri de signal ?

— Je n’en sais absolument rien, mon cher Dumolard, — dit le comte assez surpris.

Le vieux piqueur se hasarda de dire timidement en s’adressant à son maître qui semblait l’interroger du regard :

— Ce sont des gens du bourg, monsieur le comte ; ils prêtent main-forte à M. Beaucadet et à ses gendarmes.

— Main-forte ? Et pourquoi faire ? — dit le comte de plus en plus étonné.

— Pour traquer un assassin très-dangereux échappé des prisons de Bourges, et qui est depuis hier caché dans ces bois.

— Un assassin ! caché dans ces bois-ci, où nous sommes ? — s’écria M. Dumolard,

— Oui, monsieur, — répondit le piqueur, — Ce matin encore des bûcherons l’ont vu de loin, et…

Mais le piqueur s’interrompit brusquement, et, paraissant prêter l’oreille à un bruit lointain, il s’éloigna de quelques pas.

— Comment ! un dangereux assassin ! — s’écria Alcide Dumolard de plus en plus tremblant d’une frayeur rétrospective. — Et moi, qui étais tout seul tout à l’heure, je pouvais le rencontrer. Et ce Scipion qui va crier tout haut que je suis matelassé de billets de banque… C’est une plaisanterie détestable !

— Taisez-vous donc, mon cher, — lui dit le comte en haussant les épaules, — il n’y a pas le moindre danger, et vous effrayeriez madame votre sœur, qui, heureusement, cause avec sa fille et n’a rien entendu.

— Monsieur le comte, — s’écria tout à coup Latrace après avoir encore longuement et attentivement écouté, — monsieur le comte, rien n’est désespéré.

— Que dis-tu ?

Lumineau donne de la voix.

— Je n’entends rien… Es-tu bien sûr ?

— Oh ! Bien sûr… c’est le roi des chiens : il aura, comme toujours, pris des grands-devants d’un demi-quart de lieue… Tenez, monsieur le comte… entendez-vous ?

— En effet, — dit le comte en prêtant l’oreille à son tour, — oui… je l’entends : mais de quel côté est-il ?

— À deux cents pas d’ici, du côté de la petite clairière, près des roches.

— Ah ! par ma foi, mesdames, — dit le comte en se rapprochant des deux femmes, — voici un singulier retour de fortune : tout à l’heure, nous désespérions, maintenant nous avons bon espoir ; si nous prenons notre renard, ce sera un véritable prodige, et le magicien sera ce digne Lumineau.

— Il n’en fait jamais d’autre, — dit le vieux veneur.

Et il se dirigea au galop à travers le bois du côté de la clairière non loin de laquelle se trouvait le repaire du braconnier.

— Il n’y a rien de plus charmant que ces espérances qui succèdent tout à coup au désespoir, — dit gaiement Mme Wilson en jetant un regard d’intelligence à sa fille. — Allons, mon cher comte, venez voir si ce miraculeux Lumineau, comme on l’appelle, accomplira le prodige qu’on lui demande.

Et Mme Wilson ayant mis son cheval au galop, la cavalcade partit rapidement, suivant, sous une futaie largement espacée, la direction que le piqueur avait prise.

Seul, M. Alcide Dumolard resta bientôt en arrière, car il fallait habilement manier un cheval pour galoper, en serpentant, à travers une futaie de pins énormes, plantés en échiquier. M. Aleide Dumolard, n’essayant pas de demander à sa monture cette preuve de souplesse serpentine, se contenta de suivre les autres chasseurs de loin, tantôt au pas, tantôt au petit trot. Cependant, se voyant, malgré ses efforts, de plus en plus distancé de ses compagnons, M. Alcide Dumolard se sentait talonné par une peur atroce ; car la pensée de ce dangereux assassin que l’on traquait dans ce bois, et justement de ce côté, lui revenait sans cesse à l’esprit.

— Dans un moment désespéré, un brigand pareil est capable de tout ; un malheur est si vite arrivé… ces bois sont si déserts ! — murmurait le gros homme en trottant à travers les arbres autant que le lui permettait sa prudence… Et ce Duriveau qui sait cela et qui va, qui va, qui va… sans s’inquiéter de moi… Il y a des gens d’un égoïsme !… Et son fils qui va crier que je suis matelassé de billets de banque… Heureusement, je vois encore… là-bas… mon monde… à travers les arbres… Ces habits rouges sont si voyants, que cela vous guide.

Ce disant, M. Dumolard, poussé par la frayeur et par l’espoir de rejoindre les autres chasseurs, profita d’une disposition des arbres plus praticable, et mit son cheval au galop.

— Ah !… je me rapproche d’eux… enfin, — disait-il en soufflant d’émotion. — Je vais les appeler ; ils m’attendront.

Et toujours galopant, afin de ne pas perdre sa distance, M. Dumolard s’écria :

— Ma sœur… Melcy… attends-moi !…

Sans doute Mme Wilson n’entendit pas la voix essoufflée de son frère, car, suivant sa fille, qui la précédait, elle disparut au moment même de cet appel par une route latérale, un fourré très-épais et impraticable ayant succédé à la futaie.

— Duriveau !… attendez-moi donc… que diable ! — cria Dumolard de tous ses poumons.

Le comte Duriveau disparut, et son fils après lui.

— C’est hideux d’insouciance, — s’écria Dumolard, avec autant d’amertume que de frayeur ; — mais, Dieu merci | je vois la route qu’ils ont prise… Ils ont tourné à gauche, et…

M. Dumolard ne put continuer ; son cheval, lancé au petit galop, s’arrêta brusquement sur ses jarrets ; la réaction de ce mouvement inattendu fut si violente, que M. Dumolard, jeté sur ses arçons, faillit passer pardessus la tête de son cheval.

Il se remit en selle en maugréant, et s’aperçut de la cause qui avait si soudainement interrompu le galop de son cheval ; il s’agissait d’un large fossé d’assainissement, parfaitement construit ; huit pieds de largeur, avec hautes berges évasées et six pieds de profondeur ; ledit fossé coupait la futaie dans toute sa largeur.

À la vue de cette large ouverture béante, qui interceptait son passage, le désespoir s’empara de M. Dumolard ; il aperçut aux versants de la berge l’empreinte du pied des chevaux des autres chasseurs, qui avaient franchi cet obstacle. M. Dumolard ne pouvait plus espérer de les rejoindre ; il eût préféré la mort à tenter le formidable saut du fossé. Retourner sur ses pas, c’était s’éloigner davantage encore des chasseurs, et déjà le soleil déclinait sensiblement : l’on se trouvait dans ces courtes journées d’équinoxe, où la nuit succède au jour presque sans transition.

— C’est jouer à me faire égorger par ce bandit, — dit M. Dumolard en gémissant. — Avec ça, ces maudits habits rouges sont si voyants !… Il m’apercevra d’une lieue… mais c’est affreux… Appeler à moi… c’est attirer le brigand, s’il est dans ces parages… Voyons, suivons le fossé… sa berge peut aboutir à un sentier.

Et M. Dumolard suivit piteusement le revers du fossé jusqu’à un endroit où il faisait un coude, prolongeant un taillis de chênes impénétrables ; s’engager dans ce sombre fouillis de branches croisées, entrelacées, où aucun chemin n’était frayé, semblait à M. Dumolard presque aussi effrayant que de sauter l’énorme fossé, car, pour percer dans un pareil fort, il faut s’abandonner à l’instinct et à l’adresse de son cheval, baisser la tête, la protéger avec son coude et marcher aveuglément.

Malgré la frayeur que lui causait cet expédient, M. Dumolard, voyant la nuit approcher, et réfléchissant que, s’il restait ainsi, vaguant sous cette futaie claire, son maudit habit rouge le ferait peut-être apercevoir de loin, et attirerait le brigand à ses trousses, M. Dumolard de deux maux choisit le moindre et tenta de faire une trouée à travers le taillis, dans l’espoir de rejoindre les chasseurs : bientôt on entendit dans cette enceinte un brisement de branches aussi formidable que si un sanglier eût traversé cet épi fourré.

Abandonnons M. Dumolard aux hasards de sa tentative, et expliquons en deux mots le prodige que l’on attendait de ce chien renommé, à la voix duquel les chasseurs s’étaient dirigés du côté de la tanière du braconnier.

Après avoir, ainsi que les autres chiens de la meute, en vain cherché de tous côtés à retrouver la voie du renard, le digne Lumineau, instruit par l’expérience, servi par son merveilleux instinct, s’était livré à ce raisonnement logique, à savoir : que le renard étant souvent assez rusé pour faire des bonds énormes, afin d’interrompre sa voie et de mettre ainsi dans l’embarras d’honnêtes chiens courants qui ne chassent que pour l’honneur, leur ambition se bornant à prendre le renard et à l’étrangler (sa chair leur inspirant une répugnance invincible), ces braves chiens, afin de retrouver les traces du traître, incapable, après tout, de s’être évanoui dans les airs, devaient s’éloigner peu à peu de l’endroit où ils perdaient ses traces, en décrivant des cercles de plus en plus grands, bien sûrs de rencontrer ainsi la piste du fugitif. En effet, malgré l’énormité des deux ou trois bonds grâce auxquels il interrompait sa voie, le renard devait reprendre ensuite son allure ordinaire, et continuer sa route, ou à droite ou à gauche, ou en deçà ou au delà de l’endroit où sa piste s’interrompait. Or, la quête circulaire et progressive des chiens, embrassant un rayon de plus en plus étendu, devait invariablement, à un endroit donné, avoir pour point d’intersection la passée de l’animal.

Cette manœuvre s’appelle en langage de vénerie prendre les grands-devants et les arrières.

Pratiquant aussitôt cette excellente théorie et abandonnant le vulgaire de la meute qui quêtait et requêtait vainement au même endroit, Lumineau interrogea le sol du bout de son nez, commença de décrire au galop des cercles de plus en plus étendus, et ainsi arriva d’abord jusqu’à la clairière, qu’il traversa, puis jusqu’aux roches, parmi lesquelles se trouvait la trappe chargée de pierres et de ronces qui masquait l’entrée de la tanière où Bamboche s’était réfugié. Le renard, on s’en souvient, n’avait fait que se reposer une seconde à peine sur ces pierres afin de prendre un nouvel élan ; mais grâce à la subtilité de l’odorat de Lumineau, l’âcre émanation frappa ses nerfs olfactifs ; aussitôt ses longs aboiements de triomphe retentirent et attirèrent à lui les chasseurs, en ce moment désespérés.

Après ce premier succès, Lumineau, trouvant, en suite de ces pierres, une nouvelle interruption dans la voie, aurait dû recommencer sa quête circulaire, car, à trente pas de là, il tombait en plein sur les traces du renard, alors continues : mais Lumineau sentit le creux résonner sous ses pas, à l’entrée pourtant si bien dissimulée du repaire du braconnier ; croyant alors (l’erreur était excusable) le renard terré tout auprès de ces pierres, le brave chien redoubla ses hurlements en grattant de ses deux pattes de devant, et bientôt, à travers les ronces et la terre rapportée, il découvrit une partie de l’orifice du repaire.

Pendant ce temps, le piqueur d’abord, puis le comte, son fils Mme Wilson et Raphaële arrivèrent successivement dans la clairière.

— Le renard est à nous, il s’est terré ! — s’écria le vieux veneur en voyant ainsi son chien creuser la terre avec furie.

Et sautant à bas de son cheval, il courut, armé du manche de son fouet, aider Lumineau à élargir le trou.

Le comte Duriveau, cédant à l’entraînement de la chasse, et à la joie d’un succès, un moment si compromis, sauta aussi à bas de son cheval, et, sans vergogne, se mit à genoux à côté de son piqueur, afin de l’aider à déblayer rapidement l’entrée du souterrain qu’il prenait pour le terrier du renard.

Au bout de quelques minutes, le comte Duriveau et son piqueur eurent enlevé les pierres cimentées de terre plantée de ronces, qui dissimulaient la trappe de la tanière du braconnier, refuge inespéré où Bamboche avait disparu.

Mme Wilson et sa fille attendaient avec intérêt l’issue de cette nouvelle péripétie de la chasse, penchées sur l’encolure de leurs chevaux ; Scipion lui-même, malgré sa dédaigneuse indifférence, partageait la curiosité générale.

— Mais ce n’est pas là un terrier ! — s’écria tout à coup le comte Duriveau en apercevant enfin la charpente de la trappe déblayée des pierres et des ronces qui la masquaient.

Puis distinguant, à travers ce treillis de fortes barres de bois, les ténèbres du repaire, le comte, de plus en plus surpris ajouta :

— On dirait l’entrée d’un souterrain.

— Un souterrain, — dit gaiement Mme Wilson, — c’est très-romanesque : n’en voit pas qui veut : de ce temps-ci les souterrains sont rares.

— Souterrain ou non, notre renard doit y être terré, — s’écria le vieux piqueur en soulevant tout à fait la trappe qui, s’ouvrant sur ses charnières d’osier, laissa voir une pente étroite et rapide.

— Il est étrange, — dit le comte en réfléchissant, — qu’un pareil souterrain existe dans mes bois sans que j’en aie jamais été instruit… Tu n’en avais pas non plus connaissance, toi, Latrace ? — demanda-t-il à son piqueur.

— Non… non… monsieur le comte…

Et pour la première fois, depuis la découverte du repaire, le veneur, par réflexion sans doute, parut embarrassé.

— Je veux examiner par moi-même ce souterrain, et savoir où il aboutit, — dit le comte Duriveau.

— Monsieur le comte n’aurait pas besoin d’y descendre, — dit Latrace : — en y lançant Lumineau, on verra tout de suite si le renard y est terré… Au retrouve là-dedans, mon petit Lumineau ! — ajouta le veneur en indiquant au chien l’entrée de la tanière.

Le chien s’y précipita.

Le comte, sans répondre à l’observation de son piqueur, se disposait à suivre Lumineau, après avoir confié son cheval à un des valets de chiens, lorsque Mme Wilson, s’adressant à M. Duriveau :

— Mon cher comte, prenez garde ; il est peut-être imprudent de vous aventurer ainsi.

— Quel enfantillage, madame ! — dit le comte en souriant ; — croyez-vous qu’il va sortir de cette caverne un lion ou un tigre ? Hélas ! ces bois sont trop modestes pour recéler un hôte si royal. Permettez-moi donc de vous quitter un moment, car ma curiosité, je l’avoue, est on ne peut plus excitée.

— Rassurez-vous, madame, — dit Scipion en ricanant, — je vais aller partager les glorieux périls de mon père.

Et, descendant aussi de cheval, il rejoignit le comte.

— Voilà qui est étrange, — disait celui-ci, qui, arrêté sur une des marches taillées dans la terre, plongeait son regard à travers les ténèbres du repaire, — on dirait la réverbération d’une lumière.

— Nous tombons dans le fantastique ! — dit Scipion en encadrant son lorgnon d’écaille noire entre ses deux paupières.

Le comte allait pénétrer dans le souterrain, lorsqu’un bruit de pas nombreux et précipités qui s’approchaient de différents côtés attira son attention et celle des autres spectateurs de cette scène ; le comte, un pied sur la première marche de la descente et un pied en dehors, resta immobile en voyant arriver dans la clairière, par plusieurs issues, une trentaine de paysans, misérablement vêtus et armés, ceux-là de fléaux, ceux-ci de fourches, d’autres de faux emmanchées à revers, d’autres, enfin, de bâtons noueux.

Lorsque ces différents groupes se rencontrèrent, les hommes qui paraissaient en avoir dirigé la marche échangèrent ces paroles du plus loin qu’ils s’aperçurent :

— Eh bien ?

— Rien… et vous ?

— Rien non plus ; et pourtant, nous n’avons pas laissé un buisson sans le fouiller.

— Et nous, pas un arbre sans regarder dans ses branches comme pour la chasse aux écureuils.

— Et nous, pas un fossé sans y descendre.

— Et pourtant rien… rien.

— Peut-être le père Lancelot, qui a rabattu droit sur M. Beaucadet aura-t-il mieux rencontré que nous, lui, et qu’il aura tombé sur le brigand.

— Quelle est cette bande de drôles qui court ainsi à travers mes bois ? — dit à son piqueur le comte Duriveau le sourcil froncé.

— Ce sont les rabatteurs qui fouillent le bois pour traquer le brigand dont j’ai parlé tout à l’heure à monsieur le comte.

— Un brigand ! quel brigand ? — s’écria Mme Wilson en se rapprochant du comte, ainsi que sa fille.

— Ne voulant pas vous inquiéter, madame, — dit en souriant M. Duriveau, — je vous avais caché cet incident qui, avec la découverte du souterrain, compose une journée très-romanesque. En un mot, on prétend qu’un bandit, échappé des prisons de Bourges, s’est réfugié dans ces bois.

— Et ce souterrain où vous alliez pénétrer ! — s’écria Mme Wilson avec effroi, — songez donc que cet homme pourrait s’y être caché.

— C’est vrai, — dit le comte en se rapprochant vivement de l’entrée du repaire, dont il s’était un instant éloigné pour venir parler à la jeune veuve, — il se peut que ce bandit soit là, et je veux m’en assurer…

— Arrêtez… au nom du ciel ! — s’écria Mme Wilson en se laissant glisser de son cheval avec légèreté ; puis, s’approchant vivement du comte :

— Si cet homme est caché là, — lui dit-elle, — il se défendra comme un désespéré ! Je vous en conjure ! pas de folle témérité !

— Ma craintive et charmante amie, — répondit le comte en riant, — tout à l’heure aussi je me suis écrié, en vous voyant prête à franchir le plus dangereux obstacle : Pas de folle témérité !… Madame, souffrez que je prenne ma revanche.

Scipion, après avoir aidé Raphaële à descendre de cheval, dit tout bas quelques mots à la jeune fille et la conduisit auprès de sa mère, qui, s’adressant au vicomte :

— Scipion, joignez-vous à moi pour empêcher votre père de commettre une si dangereuse imprudence… Vouloir aller arrêter seul ce brigand qui est peut-être caché dans cette tanière.

— C’est juste, — dit Scipion à son père en ricanant froidement, — ton dévouement est sublime, héroïque, mais seulement un peu trop… gendarme ; voyons : pas de jalousie, n’ôte pas le pain… non, le malfaiteur, de la bouche à ces braves arrête-coquin ; puisqu’il y en a près d’ici, des gendarmes, Latrace va remonter à cheval et les aller chercher.

— Avec toutes ses folies, Scipion a raison, — dit Mme Wilson au comte ; — je vous en supplie, ne vous mêlez pas de cette arrestation.

— Scipion a tort, madame, — répondit le comte avec fermeté, — le devoir de tout honnête homme est d’arrêter un criminel, quand il y a du danger surtout.

— Tais-toi donc… tu m’humilies, tu parles comme un commissaire de police dans l’embarras, — dit Scipion à son père en le poussant du coude.

L’insolent et froid persiflage de Scipion, cette fois encore, blessait doublement le comte, obligé, dans la crainte d’une scène plus désagréable peut-être, de souffrir ces sarcasmes en présence d’une femme qu’il idolâtrait, et qu’il croyait toucher par cet acte de bravoure, d’ailleurs incontestée ; mais, forcé au silence, M. Duriveau se contint encore, haussa les épaules et se dirigea résolument vers l’ouverture de la tanière.

— Mes amis, — dit alors Mme Wilson aux paysans, — n’abandonnez pas M. le comte, suivez-le… défendez-le au besoin.

Le comte Duriveau était redouté dans le pays ; l’on savait sa dureté envers ses métayers, l’implacable rigueur dont il poursuivait la punition de la moindre atteinte à ses droits de propriétaire ; puis sa parole impérieuse, ses manières hautaines, sa physionomie sévère, inspiraient à tous l’éloignement ou l’effroi ; aussi, au lieu d’écouter la prière de Mme Wilson et d’entourer le comte au moment où il se disposait à pénétrer dans le repaire, l’un des paysans dit à demi-voix :

— Si M. le comte veut arrêter à lui tout seul le brigand : qu’il l’arrête… nous n’y tenons pas, nous autres.

— Je le sais bien, poltrons, — répondit dédaigneusement M. Duriveau.

— Poltron… dame… — dit un pauvre diable aux lèvres blanches, aux traits altérés par les terribles fièvres du pays, — dame… poltron… que le brigand me mette à mal, ça sera pour moi ; ma femme et mes enfants en pâtiront… ils n’ont que moi.

— Oh ! la race lâche et abrutie ! — dit le comte avec un mépris amer. — Dans tout ceci, ils n’ont vu que l’occasion de venir hurler en bande, saccager mes bois, effaroucher mon gibier ou en voler au gîte, s’ils le pouvaient… C’est une journée de fainéantise et de désordre ; les voilà contents !

— Ce n’est pas pour notre plaisir que nous sommes ici, monsieur le comte, — dit timidement un paysan ; — M. le maire nous a requis au nom de la loi… et, pour le pauvre monde comme nous… journée sans travail… journée sans pain.

— Vraiment ? C’est donc pour cela que, le dimanche, vos cabarets regorgent d’ivrognes, — répondit le comte avec un redoublement de dédaigneuse ironie. — Si, faute de travail, le dimanche est un jour sans pain, ce n’est pas, du moins, pour vous, un jour sans vin ; car vous vous enivrez comme des brutes. Allons donc ! autrefois j’étais assez niais pour être dupe de vos piteuses doléances ; maintenant je vous connais…

— C’est mieux, — dit Scipion à son père, — tu remontes dans mon estime ; mais tout à l’heure, tu tournais au Prud’homme d’Henri Monnier… tu devenais diablement chausson de lisière

Ces paysans pacifiques et débonnaires, rompus d’ailleurs à bien des humiliations, par la misère, par une déférence forcée envers ceux qui les exploitent, et aussi par le manque de dignité de soi, conséquence inévitable de l’asservissement et de l’ignorance, ces paysans écoutèrent avec tristesse, mais sans colère, les durs reproches de M. Duriveau ; cependant, l’un d’eux, vieillard à tête blanche, répondit timidement, à propos de la fainéantise du dimanche :

— Le bon Dieu s’est reposé un jour sur sept… monsieur le comte ; le pauvre monde peut bien aussi…

— Assez, — dit M. Duriveau avec hauteur. — Je vais faire ce que pas un de vous n’ose faire, c’est tout simple.

Et autant par véritable courage que pour prouver sa supériorité de valeur sur ces gens qu’il considérait sincèrement comme d’une espèce inférieure à la sienne, le comte, malgré les prières de Mme Wilson et celles de Raphaële, qui joignait sa voix à celle de sa mère, entra résolument et sans armes dans le souterrain, après avoir, d’un geste impérieux, défendu à Latrace de le suivre.

Soit que M. Duriveau n’eût pas songé à ordonner à son fils de rester en dehors, soit qu’il comptât sur son concours, il fut suivi par Scipion ; celui-ci prit seulement le temps d’allumer un troisième cigare, et marcha sur les pas de son père, avec ce flegme railleur qui le caractérisait, après avoir dit à Mme Wilson :

— Ah çà… priez pour nous… voyons : un chœur… quelque chose dans le genre de la Prière de Moïse.

Et battant machinalement ses bottes poudreuses du bout de son fouet de chasse, il suivit insoucieusement les traces du comte.

Après avoir descendu huit ou dix marches grossièrement tallées dans la terre, le père et le fils se trouvèrent au milieu d’une grotte assez spacieuse, creusée naturellement au milieu des roches, dont la partie supérieure s’élevait en masses abruptes au milieu du taillis. Parmi ces rocailles extérieures, le hasard ou la main de l’homme avait ménagé une ouverture à demi voilée par le lierre et par les ronces ; elle communiquait à la tanière et lui donnait suffisamment d’air et de jour. Ce rayon lumineux, joint à la pâle clarté d’une petite chandelle de résine, jetait une lueur étrange, funèbre, à la clarté de laquelle le comte Duriveau aperçut un tableau qui le fit tressaillir et reculer d’un pas.

Bamboche, aussi, avait tressailli d’émotion à la vue du même tableau ; mais, à cette émotion, s’était joint, chez le fugitif, un souvenir qui l’avait frappé de douleur et d’épouvante.

Au fond de la grotte, exhaussé sur une sorte de plate-forme faite de pierres amoncelées, on voyait un berceau tressé en jonc des marais, et, dans ce berceau, jonché de fraîches bruyères d’un rose vif, un petit enfant mort tout récemment ; sa pose était si calme, son coloris si blanc et si frais, qu’on aurait dit qu’il dormait ; il devait avoir vécu un mois environ ; au pied du berceau brûlait, sans doute comme flambeau de funérailles, une chandelle de résine.

La pénombre de ce repaire permettait d’apercevoir, dans un coin, une caisse de bois, servant de lit, et remplie de fougères desséchées ; à côté de cette couche rustique, on distinguait un orifice étroit, comme celui d’une galerie de mineur ; un homme pouvait y passer en rampant ; la pente de ce long conduit s’élevait, du fond de la caverne, au niveau du sol extérieur, où il aboutissait, ainsi que le témoignait une faible lueur bleuâtre, produite par la filtration du jour à travers les feuilles ; la double issue de ce repaire laissée ouverte, expliquait la disparition de Bamboche.

Le vicomte rejoignait son père au moment où celui-ci reculait en tressaillant à la vue des humbles et mystérieuses funérailles de ce petit enfant mort, couché dans un berceau jonché de fraîches bruyères. Lors même que le vicomte eût été passagèrement ému à l’aspect de ce tableau, simple, touchant et douloureux, sa réputation d’homme blasé, de roué, l’eût obligé de dissimuler cette impression ; mais la sécheresse de cœur de cet adolescent flétri vite et jeune dans la terrible atmosphère où il avait vécu depuis l’âge de quinze ans, était réelle. Il ne l’affectait pas, ainsi qu’on était tenté de le croire, il l’affichait audacieusement. Aussi, lorsque son père, cédant malgré lui à un sentiment involontaire d’intérêt et de pitié, lui dit d’une voix légèrement troublée, oubliant les griefs qu’il avait et qu’il voulait lui reprocher, au sujet de Raphaële Wilson :

— Scipion… vois donc… ce pauvre enfant mort.

Scipion répondit en plaquant son lorgnon à sa paupière :

— Pardieu !… je vois bien… un moutard supprimé… faux-pas défunt de quelque vertu champêtre… épisode de la vie d’une rosière. — Puis regardant autour de lui, et montrant à son père, du bout de son fouet, l’orifice de la seconde issue du repaire, il ajouta : — Si ce que ces imbéciles de paysans appellent le brigand s’est caché ici, il aura filé par ce trou… pas plus de brigand que de renard, double chasse manquée… Dis donc ? c’est gentil, l’innocence des mœurs rustiques ?… Après cela, croyez à la crème et aux œufs frais des campagnards.

Et, tournant les talons, le vicomte se disposait à quitter le souterrain.

Malgré la dureté de son caractère, le comte Duriveau s’était d’abord senti choqué, peut-être humilié (il avait laissé, devant son fils, percer son attendrissement), de la cruelle indifférence de Scipion ; mais ses dernières paroles, répondant à la pensée favorite du comte, et venant, pour ainsi dire, comme preuve à l’appui de son incurable mépris pour certaines races, il dit à son fils :

— Je le sais depuis longtemps, la plèbe des campagnes est aussi corrompue que la plèbe des villes… le fumier des champs vaut la boue des cités !

Puis cédant, comme toujours, à l’entraînement de son premier mouvement, le comte saisit le berceau, à la grande surprise de son fils, remonte précipitamment avec ce triste fardeau, et s’adressant aux paysans inquiets de savoir ce qui se passait dans le repaire, s’écrie d’une voix tonnante :

— Tenez, intéressants campagnards, malheureux et surtout vertueux mortels ! voilà ce que vos filles font de leurs enfants… quand ils les gênent.


La découverte du Berceau.

Et il posa le berceau sur un quartier de roche.

Pendant la disparition momentanée du comte Duriveau, Latrace, cédant aux instances de Mme Wilson, était allé quérir M. Beaucadet et quelques-uns de ses gendarmes ; le sous-officier arrivait suivi de deux hommes, et descendait de cheval au moment où le comte adressait aux paysans rassemblés sa terrible apostrophe.

— Un petit enfant mort !… — s’écrièrent les paysans en se reculant effrayés après avoir jeté un regard sur le berceau.

— Oh ! ma mère… c’est affreux, — murmura Raphaële en se jetant dans les bras de Mme Wilson.

— Ah ! monsieur… et ma fille ! — s’écria Mme Wilson en s’adressant au comte avec un accent de douloureux reproche.

Trop tard Duriveau sentit la cruelle inconvenance de son action.

— Un in-fan-ti-cide, — dit M. Beaucadet en scindant certains mots, selon son habitude, lors de graves circonstances, — un in-fan-ti-cide, — répéta-t-il, en fendant le cercle de paysans pour s’approcher du berceau dont il s’empara ; — minute… ça me connaît, c’est de mon ressort,

Puis, regardant attentivement le corps de l’enfant, et apercevant un objet que le comte n’avait pu distinguer dans la demi-obscurité de la tanière, le sous-officier s’écria :

— Un papier !… L’innocente victime possède un papier au cou, attention !!!

Tous les spectateurs de cette scène, moins Mme Wilson, qui tenait entre ses bras sa fille tremblante, se rapprochèrent de M. Beaucadet et du berceau avec anxiété, en se disant à voix basse les uns aux autres :

— L’enfant a un papier au cou.

En effet, à un petit cordon noir, suspendu au cou de l’enfant, était attaché un papier, que Beaucadet déplia vite, et que, dans sa bouillante importance, il lut rapidement, sans l’avoir à l’avance parcouru du regard.

Ce billet contenait ces mots, prononcés à haute voix par le sous-officier :

Je désire que mon fils s’appelle Scipion Duriveau, comme son père…

— C’est drôle, — dit Scipion en allumant un quatrième cigare avec un flegme impassible.

Raphaële Wilson fut héroïque de courage. À cette révélation, elle ressenti au cœur une douleur aiguë, féroce. Un moment ses forces L’abandonnèrent, et elle fut obligée de saisir, d’une main, le bras de sa mère pour ne pas glisser à terre ; puis, se raidissant contre ce coup aussi affeux qu’imprévu, elle trouva l’énergie nécessaire pour ne pas succomber… Une seconde après, elle échangeait avec Mme Wilson un long et indéfinissable regard.

Je désire que mon fils s’appelle Scipion Duriveau, comme son père.

Tel était le contenu du billet suspendu au cou du petit enfant mort.

— C’est drôle, — avait dit le vicomte en allumant un cigare.

Le lecture de ce billet, l’effrayante insensibilité, l’audacieux sang-froid du vicomte, avaient frappé de stupeur les spectateurs de cette scène.

Le comte, immobile, muet, regardait son fils avec un étonnement courroucé, en songeant aux funestes effets que cette révélation devait avoir sur l’esprit de Raphaële Wilson. Celle-ci serrait convulsivement la main de sa mère, en attachant sur elle ses grands yeux bleus, noyés de larmes. Les paysans, malgré leur naturel doux et craintif, exaspérés par la flegmatique insolence de Scipion, commençaient de faire entendre de sourds murmures d’indignation. M. Beaucadet, confus de sa maladresse (il professait la déférence la plus respectueuse pour M. Duriveau, le modèle du propriétaire), se trouvait dans un embarras piteux, et regardait machinalement le billet fatal, pendant que l’orage grondait de plus en plus. Tout à coup, songeant à la signature du billet, que jusqu’alors il avait tue par un premier mouvement de générosité, Beaucadet espéra qu’en faisant connaître le nom de la victime, il détournerait du séducteur l’irritation croissante, dont l’explosion devenait à craindre. Aussi le sous-officier reprit-il d’un ton important :

— Le billet est signé de la malheureuse qui… de la misérable que… Enfin… vous n’avez pas besoin d’en savoir plus long ; il est signé.

— Le billet est signé, — murmurait-on à voix basse.

— Oui… l’in-fan-ticide a signé ; l’étourdie scélérate, elle a signé, — dit Beaucadet de son air le plus solennel ; — elle a signé… et c’est…

Une sorte de bruissement d’inquiétude, d’angoisse, circula parmi les paysans, suspendus, comme on dit, aux lèvres de Beaucadet.

— C’est… la petite… Bruyère… la dindonnière de la métairie du grand Genévrier.

À ces mots, malgré son imperturbable assurance, Scipion tressaillit, le sang lui monta au visage ; un instant, sa pâle figure se colora ; mais Raphaële, qui ne le quittait pas des yeux, remarqua seule la passagère émotion dont il n’avait pu se rendre maître.

Les paysans, en apprenant que la victime et la coupable était Bruyère, toute jeune fille de seize ans, à qui on attribuait certaine influence surnaturelle, et dont la beauté singulière, la bizarrerie charmante et la touchante bonté étaient populaires dans ce pauvre pays, superstitieux et ignorant, les paysans sentirent leur courroux, leur indignation contre le vicomte s’augmenter encore.

Beaucadet s’aperçut, mais trop tard, qu’il venait d’empirer la situation de Scipion ; les murmures, d’abords sourds, éclatèrent tout à coup en plaintes, en imprécations.

— Bruyère !… pauvre petite !…

— Le bon génie du pays !

— Et si douce !… si bonne !

— Avoir abusé d’elle, c’est d’une grande méchanceté.

— Mais les bourgeois… ça ose tout contre le pauvre monde !

— Et on ose dire qu’elle a tué son enfant…

— Elle… oh ! jamais !

— Et on nous appelle brutes ! poltrons !

— Si nous sommes brutes, à la fin aussi, les brutes se revengent.

— Oui, vous avez beau nous fumer au nez en ayant l’air de vous moquer de nous, monsieur, — dit l’un en s’adressant à Scipion, — vous ne nous ferez pas peur…

— Et si la pauvre Bruyère était ma sœur, — reprit un autre en brandissant un fléau, — il y aurait de votre sang après ce fléau-là…

— Chère petite Bruyère, — ajouta une voix émue, — c’est quasi notre sœur ; quoique charmée, tout un chacun l’aime autant que si l’on était son frère, parce qu’elle se sert de son charme pour faire du bien à tous.

Ce crescendo de récriminations devenait inquiétant. À l’irritation soulevée par l’insolente audace de Scipion se joignait l’animadversion que son père s’était généralement attirée par sa dureté, par ses dédains haineux ; hautement affichés, animadversion longtemps contenue par l’habitude de la résignation, par le tout-puissant prestige dont la richesse est encore entourée dans ces contrées presque désertes.

Ces figures, naguère si humbles, si craintives, devenaient menaçantes, Mme Wilson et sa fille, de plus en plus effrayées, se rapprochèrent du comte et de Scipion, pendant que Beaucadet, mettant la main à la poignée de son sabre, disait à ses hommes :

— Attention au commandement !

Puis, s’adressant aux paysans ameutés, dont le cercle se rapprochait de plus en plus du vicomte et de son père, le sous-officier ajouta de sa voix la plus imposante :

— Ras-sem-blement ! au nom de la loi, que personne n’est censé ignorer : Ras-sem-blement ! dissipe-toi, et retournez à vos champs.

La voix de Beaucadet fut méconnue : les cris, les reproches redoublèrent de violence, encore exaspérés par l’attitude provoquante du vicomte ; car, durant cette nouvelle et rapide péripétie, Scipion ne s’était pas démenti : sachant son répertoire d’Opéra par cœur, il se rappelait sans doute le final de l’acte du bal masqué chez Don Juan, alors qu’après sa brutale tentative chez Zerline, accablé d’injures, de récriminations, de menaces, le maître de Leporello relève audacieusement son front dédaigneux, et, seul contre tous, brave encore la foule ameutée.

Il en fut ainsi de Scipion : la tête haute, le pied ferme, l’air arrogant, la main gauche négligemment plongée dans le gousset de sa culotte de daim, sa main droite frappant machinalement ses bottes poudreuses du bout de son fouet de chasse, l’adolescent affrontait, avec une rare audace, cette rustique émeute ; le dépit, le dédain, la colère, donnaient alors à ses traits charmants, mais ordinairement efféminés, un caractère de résolution surprenante ; ses yeux brillaient vifs et hardis, ses joues se coloraient légèrement, et, sous sa petite moustache blonde et soyeuse, ses lèvres, contractées par un sourire insolent, laissaient échapper, par bouffées un peu précipitées, la fumée de son cigare.

À ce moment, Raphaële, qui, de plus en plus épouvantée, se pressait contre sa mère, jeta sur Scipion un long regard de douleur et de reproche ; hélas ! jamais Scipion ne lui avait paru plus beau.

Le comte Duriveau lui-même, malgré les secrètes raisons qui lui faisaient cruellement déplorer cet incident, ne put s’empêcher de ressentir une sorte d’orgueil à la vue de l’intrépide attitude de son fils. Cependant, voulant tâcher de calmer l’exaspération des paysans, et obéissant malgré lui à la toute-puissante autorité de certains sentiments de moralité que le père le plus sceptique, le plus dépravé, n’oserait méconnaître lorsqu’il parle à son fils en face d’autres hommes, M. Duriveau dit au vicomte d’une voix haute et ferme :

— L’accusation qui pèse sur vous est grave, mon fils ; aussi, malgré les apparences, j’espère qu’elle n’est pas fondée… Non que je craigne plus que vous et pour vous ces folles menaces, mais parce que j’aime à croire que vous n’avez pas même donné le prétexte de vous les adresser.

Aux premières paroles du comte, un profond silence avait succédé au tumulte ; chacun attendait la réponse de Scipion, réponse qui devait ou apaiser ou exaspérer l’irritation générale. Le regard désolé, suppliant, de Raphaële, semblait conjurer le vicomte de mettre un terme à cette pénible scène.

— Répondez, Scipion… répondez ! — s’écria le comte.

— Je déclare, — dit le vicomte d’une voix aussi calme que railleuse, en promenant son lorgnon sur la foule menaçante, — je déclare que j’avais d’abord trouvé drôle qu’une gardeuse de dindons se fût amusée à orner de mon nom le fruit de ses loisirs champêtres et… décolletés ; mais, en présence des menaces mirobolantes de ces peu respectables champions de la dindonnière, qui me paraissent soûls comme des grives, je trouve amusant de proclamer que l’enfant est de moi.

Et, comme une explosion de cris furieux accueillait cette déclaration de Scipion, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, le front indomptable, l’adolescent fit deux pas en avant, croisa ses bras sur sa poitrine, et s’approchant presque à le toucher du paysan le plus avancé de tous, il répéta d’une voix brève et ferme :

— Oui, l’enfant est de moi… Eh bien… après ?

Le regard, le geste, l’attitude de Scipion, décelaient une si incroyable intrépidité, que quelques paysans reculèrent d’abord involontairement ; mais à ce premier mouvement succéda une réaction terrible. L’exaspération atteignit à son comble ; l’un des paysans, qui avait déjà brandi son fléau, saisit d’une main vigoureuse Scipion par les épaules, lui fit faire pour ainsi dire volte-face, en le forçant de se retourner vers le berceau déposé sur une roche, et lui dit d’une voix menaçante :

— Malheureux ! vous avez le cœur de plaisanter devant votre enfant mort… Regardez-le donc… si vous l’osez…

Pour la seconde fois, Scipion tressaillit, non de frayeur, mais d’émotion : pendant un instant ses yeux s’attachèrent malgré lui sur le visage livide du petit enfant.

— Ah ! gredin, tu oses lever la main sur mon fils ! — s’écria impétueusement le comte en saisissant au collet le paysan qui avait forcé Scipion de se retourner.

— Oui, sur lui comme sur vous, puisque vous levez la main sur moi.

— Le père ne vaut pas mieux que le fils ! — s’écrièrent plusieurs voix.

Déjà, malgré les efforts de Beaucadet, de ses gendarmes et des gens du comte, Scipion et son père se voyaient dangereusement enveloppés, lorsque, soudain, ces cris : — au secours ! à l’assassin ! — de plus en plus retentissants et rapprochés, opérèrent, par la surprise qu’ils causèrent, une heureuse diversion en faveur de M. Duriveau et de son fils ; tous deux se dégagèrent prestement, pendant que leurs agresseurs se retournaient avec une curiosité inquiète du côté de la clairière.

Un homme d’une obésité énorme, presque nu, il n’était vêtu que d’une chemise et d’un caleçon souillés de boue, se précipita au milieu de la clairière, les traits bouleversés par l’épouvante, en redoublant ces cris :

— Au secours ! à l’assassin ! défendez-moi ! sauvez-moi !

Malgré l’effroi de cet homme, sa figure, son accoutrement, sa tête absolument dépouillée de cheveux (car M. Dumolard, on l’a sans doute reconnu, cachait sous une perruque noire sa complète calvitie), son embonpoint ridicule lui donnaient une si grotesque apparence, que les violents ressentiments dont le vicomte et son père avaient failli être victimes se changèrent en un irrésistible besoin d’hilarité.

À l’aspect de Beaucadet, revêtu de son uniforme, Dumolard voyant sans doute en lui l’incarnation de la justice protectrice et vengeresse, se jeta dans les bras du gendarme avec une telle violence, que le sous-officier faillit être étouffé et renversé.

— Par-ti-culier trop peu nippé, — disait Beaucadet en tâchant de se soustraire aux étreintes convulsives de Dumolard, — vous êtes indécent… il y a des fâmes… retirez-vous, couvrez-vous… et expliquez-vous.

— Sauvez-moi, gendarme ! défendez-moi ! vengez-moi ! — criait à tue-tête M. Dumolard.

— Mais, malheureux sans culotte !!! je vous dis qu’il y a des fâmes !… — répétait Beaucadet, — vous êtes donc un gros dépravé, que vous vous costumez aussi peu que ça pour courir les bois !

— Il m’a pris mon habit, mon gilet, ma culotte et jusqu’à mes bottes, — s’écria Dumolard d’une voix éperdue et entrecoupée, — il m’a tout pris…

— Qui ? demanda Beaucadet.

— Il m’a forcé de me déshabiller en me menaçant de me tuer ; il a mis mes habits en se plaignant encore qu’ils étaient cent fois trop larges pour lui, le scélérat ! et notez que j’avais cinquante-trois louis dans ma bourse, et qu’elle se trouvait dans la poche de ma culotte… Enfin le brigand m’a pris jusqu’à ma casquette, jusqu’à ma perruque, pour se déguiser.

— Mais qui ? — cria Beaucadet de toute sa force, — mais qui ?

— Enfin, prenant mon cheval par la bride, il l’a fait sortir de l’épais taillis où je m’étais égaré et où je l’avais rencontré pour mon malheur, le monstre ! et il a disparu sans que j’aie osé le suivre.

— Mais qui ? qui ? qui ? — cria Beaucadet avec un effrayant crescendo d’exaspération.

— Et tout à l’heure, — continua l’autre, emporté par le feu de sa narration, — tout à l’heure, en me traînant ici, je l’ai vu passer tout au bout d’une longue allée ; il galopait à bride abattue, et il a rencontré deux gendarmes qui l’ont salué… les imbéciles !

— Mais vous en seriez un autre, — s’écria Beaucadet, — si vous ne disiez pas enfin qui est-ce qui vous a pris sur le corps votre cheval, vos effets, votre argent, vos bottes, et jusqu’à votre perruque.

— Mais qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est pas lui ?

— Mais qui ? lui ! — hurla Beaucadet exaspéré.

— Le vôtre !

— Quel mien ?

— Je vous le dis depuis une heure, le scélérat que vous traquez.

— Bambochel !  !  ! — s’écria Beaucadet stupéfait.

— Comment, Bamboche ?… — reprit M. Dumolard outré, — c’est ainsi que vous prenez ma déposition… vous la traitez de Bamboche !

— Mais, énorme sans culotte ! c’est le nom de mon brigand !

— S’appeler ainsi quand on fait un tel métier… c’est une raillerie atroce, — murmura Dumolard.

— Et mes gendarmes l’ont salué !

— Parbleu ! ils l’ont pris pour un chasseur, ajouta M. Dumolard ; — sont-ils assez stupides !

— Ah ! Bamboche, tu es un fier gueux, — s’écria M. Beaucadet avec une indignation concentrée : — abuser ainsi des effets, du cheval et de la perruque de ce gros monsieur… te faire saluer par mes hommes… toi, gredin, toi, évaporé des prisons de Bourges… toi, grand brigand… ah ! c’est dégoûtant, tu me payeras celle-là…

— Raphaële !… mon enfant ! qu’as-tu ?… — s’écria Mme Wilson en soutenant sa fille qui s’évanouissait dans ses bras. — Mon Dieu !… elle se trouve mal !… au secours !…

À cette nouvelle péripétie, l’attention, fixée naguère sur M. Alcide Dumolard, changea de nouveau d’objet : tous les regards se portèrent avec autant de surprise que de compassion sur Mme Wilson et sur sa fille.

Peu apitoyée, il faut le dire, non plus que sa mère, par la ridicule aventure de Dumolard, Raphaële cédait enfin à la violence de ses poignantes émotions, longtemps et courageusement contenues ; son doux et beau visage, se décolorant peu à peu, devint bientôt d’une blancheur d’albâtre : à ses longues paupières fermées, étaient encore suspendues quelques larmes brûlantes ; quoique sa mère, qui n’avait pu la retenir à temps, la soutint toujours de son mieux, la jeune fille était tombée sur ses genoux, sa tête alanguie penchée sur son épaule… La commotion de cette chute ayant fait rouler à terre son chapeau d’homme, les admirables cheveux bruns de Raphaële se dénouèrent, et l’enveloppèrent à demi de leur soyeux réseau… tandis que sa mère, qui venait de s’agenouiller aussi pour la mieux maintenir, la serrait entre ses bras et la couvrait de baisers et de pleurs.

La menaçante indignation des paysans, déjà sinon calmée, du moins déroutée par la grotesque apparition de M. Dumolard, s’évanouit pour ainsi dire au milieu de ces péripéties d’un caractère si différent, et ils oublièrent de nouveau leur violent ressentiment contre Scipion, émus du touchant tableau qu’offrait Mme Wilson éplorée, serrant contre son cœur sa fille sans mouvement.

 

Un quart d’heure après ces événements, au moment où le soleil se couchait dans un ciel d’une grande sérénité, trois groupes, bien différents d’aspect, quittaient les bois où avait eu lieu la chasse.

Une calèche rapide, suivie de domestiques tenant des chevaux de main, emportait Raphaële Wilson ; sa mère la soutenait dans ses bras, pendant que M. Dumolard, auquel on avait prêté un manteau de gendarme, grelottait, encore inquiet et effaré, sur le devant de la voiture.

D’un côté de la calèche, était à cheval le comte Duriveau, les traits assombris, l’esprit en proie à la plus profonde anxiété. Le vicomte Scipion, fidèle à son rôle d’homme insensible à toute émotion, galopait à l’autre portière, avec un calme stoïque, bien que de temps à autre un nuage passât sur son front, et qu’un mouvement convulsif plissât ses sourcils.

Le brigadier de M. Beaucadet marchait, au pas de son cheval, à la tête du second groupe qui sortit des bois, non loin de la croix du Carrefour. Deux paysans portaient, sur un brancard, improvisé avec quelques branches d’arbres, le berceau dans lequel se trouvait le petit enfant mort : les autres paysans suivaient, tête nue, muets, tristes et recueillis.

Le brigadier, par ordre de M. Beaucadet, accompagnait ce triste cortège, qui transportait le corps de l’enfant chez l’autorité civile ; la justice et les gens de l’art devaient ensuite procéder à l’examen du corps.

Le dernier groupe qui abandonna le bois se composait de M. Beaucadet et de quatre gendarmes. Ils suivaient, au grand trot, le chemin de la métairie du Grand-Genévrier, afin d’aller y opérer l’arrestation de Bruyère, prévenue d’infanticide.

En suite de cette arrestation, M. Beaucadet devait faire toute diligence, afin de signaler aux autorités le déguisement sous lequel Bamboche était parvenu à s’échapper du bois dans lequel il eût été infailliblement arrêté sans sa rencontre avec M. Alcide Dumolard.

Un personnage qui, invisible, avait assisté aux scènes précédentes, se dirigeait aussi en hâte, mais par un chemin différent, vers la métairie du Grand-Genévrier.

Ce personnage était Bête-Puante, le braconnier.