Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/II

Administration de librairie (1p. 14-32).

CHAPITRE II.

Rencuntre de Bamboche et de Bête-Puante. — Habitation du braconnier, — Les chiens sont dépistés, — Intrépidité de deux jolies femmes. — Poltronnerie de M. Alcide Dumolard, — Un jeune père de la fashion. — Le comte Duriveau et son fils. — Mme Wilson et sa fille.

Depuis longtemps la chasse a commencé ; le soleil, bientôt à son déclin, jette sur le ciel ses chauds reflets ; les touffes de chênes et les grands troncs des sapins semblent se détacher sur un fond de cuivre rouge. Au milieu d’un épais fourré rendu impénétrable par la luxuriante végétation des genêts, des ronces, des fougères et des églantiers, enfin au plus profond des bois dans lesquels on chassait alors, se trouvait une petite clairière semée çà et là de blocs de roches grises et moussues, presque entièrement cachées sous un inextricable enchevêtrement de lierres, de liserons, de chèvrefeuilles sauvages.

Le silence profond de cette solitude était interrompu, à de rares intervalles, par le sourd bruissement du branchage des sapins qu’agitaient de folles brises, ou par les sons très-lointains de la trompe.

Un craquement précipité se fait entendre dans le taillis dont est entourée la clairière ; les branches de jeunes tallées de chênes, aux feuilles déjà jaunissantes, ondulent, s’écartent : un homme sort de ce fourré ; il marche à demi courbé, presque en rampant.

Cet homme, dont le lecteur connaît déjà le signalement, est Bamboche, le prisonnier fugitif des prisons de Bourges, accusé de deux meurtres. Sa mauvaise blouse bleue, son unique vêtement, mise en lambeaux par les ronces, laisse à nu en différents endroits sa poitrine velue et ses bras d’athlète ; son pantalon de drap, autrefois garance, souillé de boue, frangé de déchirures, est déchiqueté jusqu’aux genoux ; de saignantes écorchures labourent ses pieds et ses mains ; il est haletant ; la sueur inonde son visage.

Un moment il s’arrête, prêtant l’oreille au moindre bruit ; il s’appuie sur un arbre pour reprendre haleine, arrache une poignée de feuilles, les porte avidement à ses lèvres enflammées, et les mâche pour apaiser sa soif dévorante. Les yeux de cet homme brillent d’un éclat sauvage ; ses cheveux gris emmêlés, hérissés sur son front déjà chauve, contrastant avec sa barbe brune et la juvénilité de sa figure énergique, lui donnent un aspect étrange. Pâlie par le besoin, par l’angoisse, sa physionomie exprime la douleur et l’épouvante.

Tout à coup une voix sonore, s’élevant pour ainsi dire de dessous les pieds du fugitif, s’écrie :

— Bamboche !

À ce nom, cet homme bondit de surprise, regarde autour de lui avec terreur, incertain sil doit fuir ou rester. Puis, se baissant rapidement, il ramasse deux grosses pierres qui, entre ses mains, peuvent devenir des armes terribles.

Tout était rentré dans un morne et profond silence.

Bamboche regardait autour de lui avec une anxiété croissante. Soudain, à trois pas, et comme s’il fût sorti de terre, un homme, vêtu d’une manière étrange, se dresse devant lui.

Ce personnage de taille moyenne portait une ample casaque et des pantalons de peau de loup ; le pelage fin et serré du chevreuil formait le fond imperméable de son bonnet orné d’une bande de blaireau ; hâlés, tannés par l’intempérie des saisons, ses traits disparaissaient presque entièrement sous une barbe fauve et grise ; ses yeux bruns, mobiles, perçants, semblaient intérieurement illuminés par une pupille dilatable et phosphorescente, comme si l’habitude de dormir pendant le jour et d’errer la nuit l’avait rendu nyctalope, ainsi que le sont presque tous les animaux de proie ; néanmoins la figure de cet homme était loin d’offrir un type bestial et repoussant. Sur cet intelligent et hardi visage, souvent contracté par un sourire d’une ironie amère, on retrouvait ce cachet de grandeur indéfinissable qu’imprime toujours au front du proscrit l’habitude de vivre dans le danger, dans la solitude et dans la révolte.

On a sans doute déjà reconnu le braconnier surnommé Bête-Puante ; caché dans le taillis près du carrefour de la Croix, il avait ainsi invisiblement assisté à l’entretien du piqueur et de M. Beaucadet.

Jusqu’au moment de sa brusque apparition aux yeux de Bamboche, le braconnier s’était tenu blotti et caché dans ce qu’en terme de braconnage on appelle un affût, sorte de trou de cinq à six pieds de profondeur, recouvert de touffes de fougères et de genêts formant le dôme, et à travers lesquelles le braconnier, qui reste ainsi des heures immobile et guettant sa proie, peut l’apercevoir et la tirer presque à bout portant.

À la vue de Bête-Puante, Bamboche, malgré son audace, recula d’un pas, frappé de stupeur ; les pierres qu’il avait ramassées pour se défendre tombèrent de ses mains : soit qu’à l’aspect d’une courte carabine à deux coups dont le braconnier était armé, le fugitif comprît que la lutte était trop inégale, soit enfin qu’un pressentiment lui dît qu’il devait exister quelque affinité sympathique entre sa condition de fugitif et la vie aventureuse de l’homme des bois qu’il rencontrait.

Toutefois, se reculant encore, il continua de jeter sur le braconnier un regard de farouche inquiétude.

— Tu t’appelles Bamboche, tu es évadé des prisons de Bourges… traqué comme une bête fauve, tu ne pourrais échapper… je viens à ton aide… au nom de… Martin.

À ce nom de Martin, la farouche physionomie de Bamboche se transfigura ; une touchante émotion détendit ses traits jusqu’alors durs et contractés ; une larme voila le sauvage éclat de son regard : les mains jointes, les lèvres entrouvertes, le cœur palpitant, la poitrine bondissante, il ne put que s’écrier d’une voix étouffée par l’attendrissement :

— Martin !!!

Mais, voyant le doute se peindre sur les traits du fugitif après cette explosion d’affectueux sentiments, le braconnier se hâta d’ajouter :

— Oui, Martin… BasquineLa Levrassele

Bamboche interrompit le braconnier, comme si les noms bizarres prononcés par celui-ci eussent suffisamment prouvé l’identité, de Martin, et s’écria radieux :

— C’est lui… c’est bien lui.

Le fugitif oubliait ainsi la poursuite acharnée à laquelle il venait d’échapper par miracle, et dont il pouvait être victime dans quelques instants.

Aucune des impressions de Bamboche n’échappait au regard pénétrant de Bête-Puante. Soudain, formant avec sa main une sorte de conque, il l’approcha de son oreille, et quoique le plus profond silence continuât de régner dans cette solitude, il dit à voix basse, après avoir encore écouté un instant :

— On approche… tu es perdu.

— Vous connaissez Martin,… il est donc revenu de l’étranger ? dit le fugitif, oubliant toujours le péril.

Cette abnégation de soi, dans un moment si formidable, toucha le braconnier, qui reprit :

— Martin est ici,… il te doit beaucoup, je le sais ; c’est en son nom que je te sauve, innocent ou coupable.

Le fugitif tressaillit.

— Mais par l’amitié fraternelle que tu as vouée à Martin, promets-moi que, s’il l’ordonne, tu te livreras toi-même à la justice.

— Que Martin me dise : — livre-toi… — je me livrerai…

— Je puis te croire… je le sais ; suis-moi,… tu es sauvé.

S’enfonçant alors de quelques pas dans un épais taillis, à gauche de l’affût où il s’était caché, le braconnier démasqua péniblement l’étroit orifice d’une sorte de tanière. La trappe mobile qui la fermait se composait de gros cotrets de sapins, recouverts de pierres moussues, cimentées avec de la terre, où des touffes de ronces avaient depuis longtemps pris racine.

Le fugitif allait se glisser dans ce refuge inespéré, lorsque le braconnier lui dit avec un accent de tristesse solennelle :

— Respect et pitié,… pour ce que tu vas voir ;… sinon tu serais un sacrilège, indigne de compassion.

Et comme le fugitif attachait sur le braconnier un regard surpris et inquiet, le bruit des trompes, jusqu’alors confus, se rapprocha de plus en plus. Alors, Bête-Puante, poussant vivement Bamboche par l’épaule, lui dit à voix basse, après avoir de nouveau et attentivement écouté :

— J’entends le galop des chevaux… Vite… vite… cache-toi.

Puis, frappé d’une idée soudaine, pendant que Bamboche disparaissait par l’étroite ouverture, le braconnier, laissant l’orifice ouvert, s’élança d’un bond hors du taillis, se mit à plat ventre au milieu de la clairière, colla son oreille à terre, percevant ainsi plus distinctement que dans l’épaisseur du bois, les bruits les plus lointains.

Bientôt il se releva, en s’écriant d’une voix désespérée :

— Malédiction !… le renard… il amène la chasse de ce côté.

Doublement alarmé, le braconnier court au taillis afin de refermer l’entrée du repaire. Mais le fugitif en sort, livide, les traits bouleversés, en s’écriant, d’une voix tremblante :

— Plutôt être pris… — tué !  ! que de rester dans ce souterrain. Oh !… ce que j’ai vu… là… si vous saviez quelle fatalité ! ce nom !  !… Bruyère !… C’est à devenir fou.

Soudain les aboiements de la meute, jusqu’alors éloignés, se rapprochent, et bientôt retentissent en formidables accords parmi ces grands bois silencieux et sonores. Au même instant, une bouffée de brise apporte un bruit confus de cris et de voix s’avançant de plusieurs côtés à la fois. Ces cris sont ceux des gens qui traquent le fugitif.

Ces deux incidents s’étaient passés en moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire, et à l’instant où Bamboche, s’élançant du repaire du braconnier, s’écriait d’une voix palpitante de terreur :

« Plulôt être pris… tué, que de rester dans ce souterrain… Oh !… ce que j’ai vu… là… si vous saviez quelle fatalité ! ce nom !… Bruyère !… C’est à devenir fou !… »

— Tu es mort ! — s’écria le braconnier avec un accent terrible en levant sa carabine qu’il tenait à deux mains comme une massue, — je te tue… si l’on te trouve ici… avant que j’aie pu fermer ce refuge…

Il achevait à peine cette menace, que les branches du fourré dont était environnée la clairière s’agitèrent vivement, comme si elles s’écartaient devant une approche précipitée… Le fugitif tressaillit,… et, soit qu’il obéit à l’injonction désespérée du braconnier, soit que l’instinct de conservation surmontât sa terreur, il se précipita dans le souterrain : Bête-Puante replaça la trappe pesante, effaça sur le sol la trace des pas de Bamboche, et n’eut que le temps de se jeter au fond de l’affût, où il s’était d’abord blotti.

Le braconnier venait de disparaître ; soudain, au craquement des branches, succéda le bruit d’un léger galop, et un renard énorme, au pelage fauve rouge, aux pattes et aux oreilles noires, entra précipitamment dans la clairière ; il ruisselait d’eau, il venait de traverser un étang, afin de dépister les chiens ; sa ruse avait réussi, car, un moment rapprochée de cet endroit du bois, la meute s’en éloignait de nouveau, ainsi que l’annoncèrent ses aboiements de plus en plus voilés.

Le renard haletait, essoufflé : sa langue, rouge, desséchée, sortait de sa gueule ouverte ; ses yeux verdâtres flamboyaient, tandis que ses oreilles couchées, sa queue traînante, ses flancs battants, témoignaient de la rapidité de sa course, de l’épuisement de ses forces ; un moment il s’arrêta, chercha le vent en tournant son museau noir de côté et d’autre ; puis, pendant quelques minutes, il parut écouter du côté du couchant avec autant d’attention que d’anxiété… Il n’entendit rien…

L’affût du braconnier se trouvant à quelques pas et sous le vent du renard, celui-ci ne put éventer ce voisinage ; … le bruit des aboiements de la meute, alors complétement dévoyée, avait cessé… Ayant ainsi quelques minutes d’avance sur les chiens acharnés à sa poursuite, l’animal chassé reprit haleine, s’affaissa sur lui-même, les pattes étendues, la tête à plat sur le sol, la gueule entr’ouverte ; on l’eût cru mort sans le mouvement incessant, presque convulsif, de son oreille, toujours prête à recueillir le moindre son.

Soudain, le renard se redresse sur ses quatre pattes, comme s’il était poussé par un ressort ; il retient sa respiration haletante, dont les saccades bruyantes gênent la délicate perception de son ouïe… il écoute.

La chasse, dans ses capricieuses évolutions, dans ses retours soudains et rapides, se rapprochait de nouveau de la clairière ; cette fois, les fanfares des trompes accompagnaient les hurlements de la meute.

À ce moment suprême, se sentant sur ses fins, l’animal épuisé tente un dernier effort, une dernière ruse, pour dévoyer encore la meute et lui échapper. Il parcourt la clairière en tous sens, doublant, croisant la trace de ses pas en un réseau tellement inextricable, qu’il devait être impossible aux chiens de le démêler… Puis, se ramassant sur lui-même, d’un premier bond énorme, il s’élance de la clairière dans le taillis, tombe au milieu des roches, presque sur la trappe couverte de pierres et de ronces, qui masquait l’entrée du souterrain ; puis posant à peine ses pattes sur la mousse des rocailles, d’un second élan désespéré, saut de six pieds de large au moins, il atteint le plus épais du fourré, y fait encore trois ou quatre bonds démesurés, et se prend à fuir de toute la vitesse de ses membres, raidis par la fatigue et par leur froide et récente immersion.

Grâce à ce merveilleux instinct de conservation, naturel à tous les animaux chassés, le renard, par ces bonds énormes et successifs, interrompait, dans un rayon de trente à quarante pas, la voie, odeur âcre et chaude que laisse après lui sur le sol, avec leur empreinte, l’odeur de ses pieds, fortes émanations, fumées pénétrantes qui, saisissant le subtil odorat des chiens, les guident seules dans leur poursuite.

Le renard disparu, le braconnier sort brusquement de son affût, s’élance dans la clairière, se courbe vers la terre, la parcourt d’un œil scrutateur, reconnaît les fraîches empreintes des pattes du renard, et se hâte aussitôt de soigneusement effacer sous son pied ces traces partout où elles existent, détruisant ainsi par le foulement du sol, non-seulement l’empreinte, mais l’odeur résultant du passage de l’animal, venant de la sorte encore en aide à la fuite et aux ruses du renard, ou plutôt voulant, avant tout, éloigner les chiens, et, conséquemment, les chasseurs de cet endroit, si voisin de son repaire.

— Les hurlements de la meute, les fanfares des trompes, de plus en plus proches, redoublent de sonorité ; de temps à autre s’y mêlent les cris et les appels servant de signaux aux traqueurs qui, de trois côtés différents, s’avancent à la recherche de Bamboche, le fugitif.

De plus en plus effrayé de ces menaçantes approches, le braconnier pénètre dans le taillis par lequel le renard était arrivé dans la clairière, y reconnaît nécessairement aussi les traces de l’animal. Puis, ainsi qu’il avait déjà fait, il efface ces empreintes sous ses pieds pendant environ deux cents pas, jusqu’à un énorme tronc d’arbre renversé, que le renard avait sans doute escaladé.

Sûr alors que cette immense solution de continuité dans la voie chaude et odorante que le renard laisse après soi, et qui seule, nous l’avons dit, peut guider la meute dans sa poursuite, devait rendre la chasse impossible et l’éloigner de son repaire, le braconnier s’élança au plus profond du bois.

Les prévisions de la Bête-Puante ne furent d’abord pas trompées.

Il avait disparu depuis quelque temps ; la meute criait à pleine gorge ; soudain ces aboiements, ces hurlements si sonores, si retentissants, cessent comme par magie : les chiens étaient à bout de voie, c’est-à-dire qu’ayant sauté par-dessus l’énorme tronc d’arbre en deçà duquel le braconnier avait détruit, en foulant le sol, l’empreinte et l’odeur du passage du renard, la meute ne trouvant plus rien qui la guidât, la meute, qui n’aboie que lorsqu’elle est en plein sur la piste de l’animal, se tut tout à coup.

Allant et venant, inquiets, déconcertés de cette brusque interruption dans cette voie jusqu’alors si puissante sur leur odorat, les chiens, déroutés, quêtaient et requêtaient en vain de tous côtés, le nez collé au sol… ils étaient, ce qui s’appelle, tombés en défaut à deux cents pas environ de la tanière du braconnier.

Le vieux piqueur, instruit de cet incident par le brusque silence de la meute, se hâta de la rejoindre pour lui venir en aide ; mais il s’arrêta net et courut à la vue de l’arbre renversé qui le séparait de ses chiens, et dont le tronc hérissé de branches formait un obstacle des plus dangereux à franchir : maître Latrace, malgré son courage et la vigueur de sa monture, était un veneur trop expérimenté pour risquer, par prouesse inutile, une chute peut-être mortelle pour lui ou pour son cheval ; voyant de chaque côté du tronc d’arbre le passage obstrué par un fourré inextricable, il fit un long circuit afin d’aller retrouver ses chiens.

Tout à coup deux femmes en habit de cheval, se suivant à peu de distance l’une de l’autre, arrivant à travers bois, se trouvèrent en face de l’arbre renversé devant lequel le vieux veneur avait sagement reculé… presque au même instant, elles furent rejointes par deux cavaliers, qui, à l’aspect du redoutable obstacle, s’écrièrent à la fois d’une voix effrayée :

— Madame… arrêtez votre cheval…

— Mademoiselle… prenez garde…

Malgré ces recommandations, ces prières, celle des deux femmes qui avait paru la première, n’étant plus en mesure d’arrêter l’élan de son cheval, ou se plaisant, par témérité, à braver le péril, appliqua un vigoureux coup de cravache à sa monture, et lui fit sauter le tronc d’arbre avec autant d’audace que de grâce ; seulement la violence du saut et l’action du vent soulevant un peu la longue jupe de cette femme intrépide, on vit le fin contour d’une jambe élégante, chaussée d’un bas de soie blanc, et, fermement appuyé sur l’étrier, un pied charmant, dont le brodequin noir était armé d’un petit éperon d’argent.


Les deux Chasseresses.

Les deux chasseurs, stupéfaits de tant de témérité, n’avaient pu retenir une exclamation d’effroi ; tous deux, s’adressant alors à la seconde chasseresse qui semblait disposée à imiter sa compagne, s’écrièrent :

— Mademoiselle, au nom du ciel ! arrêtez…

— Je vais rejoindre ma mère, — répondit la jeune fille d’une voix douce en montrant l’autre femme.

Celle-ci, son cheval arrêté au delà du terrible obstacle, tournait vers les spectateurs de cette scène un visage riant et légèrement coloré par l’orgueilleuse émotion du péril bravé : mais, à la vue de sa fille qui se disposait à l’imiter, elle pâlit affreusement et s’écria :

— Raphaële… je t’en prie…

Il n’était plus temps ; la jeune fille, non moins audacieuse que sa mère, franchissait le tronc d’arbre, et en même temps, par un mouvement d’une grâce pudique, elle contenait du bout de sa cravache qu’elle tenait de la main gauche les longs plis de sa jupe, afin de l’empêcher de se relever indiscrètement, ainsi que s’était relevée celle de sa mère.

Les deux cavaliers qui avaient rejoint Mme Wilson et sa fille (ainsi se nommaient les deux intrépides chasseresses), étaient le comte Duriveau et son fils. Le comte Duriveau, maître de la meute qui chassait alors, avait eu pour père un aubergiste de Clermont-Ferrand ; cet aubergiste, homme d’une cupidité féroce, devenu possesseur d’une fortune immense, commencée par l’usure, augmentée par l’achat des biens nationaux, complétée par des fournitures d’armées sous le Directoire, avait doublé, quadruplé ses biens par toutes sortes de fourberies, de voleries légales et par la plus sordide avarice.

À la mort de son père, Adolphe Duriveau, nullement comte alors, se trouva maître de trois cent mille livres de rente en fonds de terre. Sortant de l’état d’ilotisme, de pénurie, où l’avait tenu son père avec une dureté sans égale, et rencontrant un tuteur honorable, Adolphe Duriveau, malgré sa détestable éducation, inclina d’abord au bien, ressentit quelques élans vers les idées élevées ; s’épanouissant à une vie splendidement heureuse, à tous les plaisirs dont il avait été jusqu’alors sevré, il se montra généreux et bon, cédant en cela au mouvement de son cœur et à l’espèce d’ivresse que cause souvent l’exubérance d’une félicité soudaine et jusqu’alors inconnue.

Les essais de générosité d’Adolphe Duriveau furent souvent payés par l’ingratitude ; l’ingratitude… ce creuset où s’éprouvent les âmes véritablement généreuses et persévérantes ; cet homme ne résista pas à cette rude épreuve : il commença par s’en affliger, puis il s’aigrit, puis il s’irrita, puis il se durcit ; son cœur enfin se bronza. Ainsi que tant d’autres, s’armant du peu de bien qu’il avait tenté de faire, M. Duriveau érigea l’ingratitude humaine en principe, la dureté de cœur en devoir si l’on voulait ne pas être dupe des ingrats… Trop facilement désabusé du bien, parce que sa générosité novice et étourdie manquait de patience, de désintéressement, de discernement, de résignation, et surtout de mystère et de pudeur, si cela peut se dire, M. Duriveau ne se doutait pas qu’il lui avait manqué l’intelligence des maux qu’il croyait soulager, et qu’il aggravait parfois, parce qu’il était brusque, impatient, rude, et que l’apaisement de certaines infortunes timides, ombrageuses, demande un tact d’une douceur, d’une délicatesse extrêmes.

Cet essai louable, mais malheureux, dans la pratique des idées généreuses, devait amener et amena dans l’esprit d’Adolphe Duriveau une funeste réaction : pour lui l’insensibilité systématique devint : expérience des hommes, — la pitié : faiblesse ; — l’égoïsme : bon sens ; — la cupidité : prévoyance ; — le profond dédain des autres : conscience de sa valeur légitime ; — le malheur d’autrui : juste punition des désordres, Fatalité inhérente à tout état social, Conséquence du péché originel, Volonté providentielle, etc.

M. Duriveau se montrait, en un mot, furieux catholique à l’endroit de cette sacrilège imposture :

Qu’un dieu tout paternel a créé l’homme pour le malheur.

Ce bel axiome légitimait la dureté de cet implacable égoïste.

Il en arguait, il en triomphait.

« Les hommes sont nés et faits pour le malheur, — disait-il avec une insolente ironie ; — Dieu l’a voulu ; que la volonté de Dieu soit respectée ! ne la contrarions jamais ! contentons-nous de vivre splendidement, joyeusement, dans une heureuse exception… qui confirme la règle. »

Cet homme, à son point de vue, pouvait donc dire et disait : — J’ai été bon, généreux, humain ; — Je n’ai rencontré que déception, ingratitude ; — toute infortune mérite son mauvais sort ; — bien niais qui s’apitoie.

Il faut l’avouer, M. Duriveau, doué d’un esprit naturel remarquable, d’une grande énergie de volonté, d’une rare audace de caractère, savait ainsi, à force de cynisme, d’effronterie, donner du piquant à ses cruels paradoxes, et, dans le monde qu’il fréquentait, il trouvait trop souvent des approbateurs ou des complices.

La fréquentation d’une certaine société, outrageusement fière de sa richesse ou de ses titres récents, la lèpre de l’oisiveté, la presque inévitable et mauvaise influence d’une immense fortune acquise sans labeur, étouffèrent bien vite les premières tendances de M. Duriveau. Il resta fastueux, mais il devint cupide ; puis il ne lui suffit plus d’être riche, il voulut devenir noble… comme tant d’autres. Son mariage avec la fille d’un duc de l’empire rallié à la restauration l’affubla d’un titre de comte, et Adolphe Duriveau, le fils du père Duriveau, l’aubergiste usurier, spoliateur indigne, se crut comte et s’appela très-sérieusement le comte Duriveau. Sa femme, morte fort jeune, lui laissa un fils, Scipion, vicomte Duriveau, s’il vous plaît.

Le bonheur, ou plutôt l’orgueil d’Adolphe Duriveau s’était concentré, résumé, dans ces deux belles choses : — être un des grands propriétaires de France, — et se faire appeler monsieur le comte par ses laquais, ses fournisseurs et ses fermiers ; plus tard, une vélléité d’ambition politique (nous en expliquerons la cause) se joignit à ces vanités.

Archimillionnaire et comte, il ne rêva pas d’autre avenir, d’autre félicité possible pour son fils. Et peut-être encore plus glorieux que cupide, il vit, dans cet enfant, un nouveau moyen d’étaler et de faire envier son opulence. À quinze ans, Scipion Duriveau, d’une figure ravissante, d’une intelligence précoce, élevé par un gouverneur de grande maison… c’est tout dire, devint un nouvel aliment pour l’orgueil de son père, tout glorieux de produire ce trésor de gentillesse et d’impertinence.

Il existait alors dans la très-bonne compagnie de Paris ce qu’on appelait les jeunes pères.

C’étaient de plus ou moins jeunes veufs, gens d’esprit et de plaisirs, beau joueurs, gais viveurs, et que tutoyaient généralement les plus considérables des filles entretenues de Paris : ces jeunes pères, partant de ce principe, excellent en soi : qu’il n’est rien de plus odieux, de plus funeste par ses conséquences, que la lésinerie et que la tyrannie paternelle qui, privant les enfants de tout plaisir, de toute liberté, dans l’espoir d’en faire de petits saints, n’en fait que de mauvais diables, ces jeunes pères affectaient, au contraire, la tolérance la plus excessive, et souvent même… plus que de la tolérance.

Ainsi, celui-là, père de deux petites filles charmantes, âgées de six ou sept ans, les conduisait au théâtre, où de tendres liens le rendaient assidu ; et la grâce, le babil enfantin de ces petits anges faisaient les délices et l’admiration des comédiennes.

Il entrait dans le plan d’éducation pratique d’un autre jeune père de posséder les premières lettres de change de son fils. (Il appelait cela : la virginité de l’acceptation.) Pour ce faire, il lui facilitait sous main des emprunts en apparence effroyablement usuraires, dont lui, père, ne bénéficiait nullement, bien entendu, prétendant qu’un jeune père est le créancier né de son fils.

Celui-ci, avec toute la réflexion, toute la maturité de l’expérience, cherchait, triait, appréciait… et choisissait, dans sa paternelle sollicitude, la première maîtresse de son fils.

Un autre avait pour principe inflexible d’enivrer d’abord son enfant chéri avec du vin exécrable, afin de lui inspirer de bonne heure, disait-il, une profonde, invincible et salutaire horreur… pour le mauvais vin.

Deux ou trois de ces jeunes pères, gens du meilleur et du plus grand monde, étaient amis du comte Duriveau. Déjà fort glorieux de la gentillesse de son fils, il lui parut de très-grand air, dans sa manie d’imitation nobiliaire, d’être jeune père tout comme un autre ; cela sentait sa régence d’une lieue ; car M. le maréchal de Richelieu s’était montré tel dans ses rapports avec son fils, M. de Fronsac.

Le comte Duriveau fut donc bientôt cité parmi les plus fringants jeunes pères de Paris ; il mit son orgueil, toujours l’orgueil, à voir Scipion éclipser les fils des autres jeunes pères, de sorte qu’à dix-sept ans, Scipion avait cent louis par mois pour ses menus plaisirs, un appartement séparé dans l’hôtel paternel, six chevaux dans l’écurie du comte et sa place avec lui dans une loge d’hommes à l’Opéra, location qui donnait de droit entrée dans les coulisses.

Il est inutile de dire combien Scipion, avec sa délicieuse figure et ses dix-sept ans, fut fêté dans ce voluptueux pandemonium, où il fut solennellement présenté par son père. Quelques mois après, l’adolescent comptait le nombre de ses faciles maîtresses ; à dix-huit ans, il avait lestement tué son homme en duel, son père lui servant de témoin, et, plus d’une fois, le jour naissant surprit le comte et son fils au milieu d’une folle et bruyante orgie égayée par des impures en renom.

Si étrange que semble ce système d’éducation, pour peu que l’on sache le monde, on est obligé de s’avouer ceci :

À savoir, qu’étant données la position sociale et la fortune du vicomte Scipion Duriveau, sur cent jeunes gens, riches et oisifs, quatre-vingt-dix, tôt ou tard, plus ou moins, vivront de la vie que menait Scipion ; seulement, cette vie, ils la mèneront, grâce à des ressources usuraires, à l’insu ou malgré les sévères remontrances de leurs familles, dont ils convoiteront l’héritage avec une impatience légèrement parricide.

Ceci admis, on concevra que les jeunes pères ne manquaient pas d’un certain bon sens pratique, en tâchant au moins de guider, de diriger eux-mêmes des écarts de Jeunesse qu’ils ne pouvaient contenir.

Sans doute, au yeux des penseurs, le remède vaut le mal : sans doute, il est déplorable de voir dissiper ainsi des sommes énormes : il est douloureux de voir flétrir, dans la première fleur de la jeunesse, tant de nobles, tant de bons instincts qui la caractérisent ; de voir si souvent s’étioler et mourir dans cette atmosphère viciée, des intelligences précieuses ; mais tous ces maux et bien d’autres ressortent inévitablement de l’état de choses qui régit la famille, la propriété et surtout cette grande iniquité : l’héritage.

On pense bien que, vivant depuis plusieurs années en jeune père, la dignité paternelle du comte et le respect filial du vicomte avaient dû singulièrement se modifier et s’amoindrir ; mais cette pente était trop rapide, ce courant trop impétueux pour pouvoir être remontés ; mainte fois le caractère hautain, l’énergique volonté de M. Duriveau furent dominés par le flegme railleur et impertinent de son fils ; plus d’une fois, depuis quelque temps surtout, et malgré de vains et tardifs regrets, imitant en cela les maris de bonne compagnie qui, craignant de paraître jaloux, dévorent larmes et honte, le comte, redoutant le ridicule de la gérontocratie, joua son rôle de jeune père, le sourire aux lèvres, la rage et la douleur au cœur ; mais il lui fallait se résigner à ce rôle… dès longtemps son fils le traitait avec une impertinente familiarité, contractée au milieu d’une communauté de plaisirs indignes, familiarité dont le comte et ses amis avaient d’abord beaucoup ri ; tout sentiment de déférence, de respect filial, devant donc être à peu près étouffé dans l’âme de cet adolescent.

Le comte Duriveau, quoiqu’il eût bientôt cinquante ans, ne paraissait pas en avoir quarante, tant sa taille haute et svelte, sa tournure agile, ses allures impétueuses, annonçaient de jeunesse, de vigueur et d’énergie. Il avait le teint très-brun, les dents éblouissantes de blancheur, le menton et le nez un peu forts, les yeux très-grands et très-bleus, les sourcils, la barbe, les cheveux encore presque tous d’un noir de jais, malgré son âge ; on pouvait rencontrer des traits plus réguliers, plus attrayants que ceux du comte Duriveau, mais il était impossible de rencontrer une physionomie plus expressive, plus spirituelle, plus audacieusement résolue, et qui annonçât surtout une puissance de volonté plus indomptable : aussi M. Duriveau inspirait presque toujours cette réserve, cette déférence, cette crainte, que commandent les caractères entiers et hautains ; rarement on éprouvait pour lui des sentiments d’affection ou de sympathie.

Pourtant, cet homme si énergique se montrait d’une effrayante faiblesse pour son fils et il venait de pâlir, de trembler de tous ses membres, à la vue de Mme Wilson, bravant si intrépidement un danger réel ; à ce moment et durant toute la chasse, le comte Duriveau avait suivi les moindres mouvements de la charmante veuve avec une anxiété remplie de tendresse et de sollicitude ; presque jamais son regard, inquiet, ardent, passionné, ne quittait cette femme enchanteresse, et l’on devinait facilement que le savoir-vivre et les convenances l’empêchaient seuls de témoigner plus ouvertement encore de l’irrésistible empire qu’elle exerçait sur lui.

Le comte ainsi que son fils portaient des capes de velours noir, de petites redingotes écarlates à boutons d’argent, des culottes de daim blanches et des bottes à revers.

L’extérieur du vicomte offrait le contraste le plus frappant avec l’extérieur de son père ; la mâle figure de M. Duriveau, ses mouvements nerveux et alertes, révélaient une incroyable plénitude de vie, de passion et de force ; les traits du vicomte, d’une finesse, d’une régularité toutes féminines, semblaient déjà flétris par des excès précoces. À peine âgé de vingt ans, déjà son visage, ombragé de favoris soyeux et blonds comme ses cheveux et sa moustache naissante, était amaigri, creusé. Depuis longtemps, la pâleur de l’épuisement remplaçait, sur cette jolie figure étiolée, le frais coloris de la jeunesse. Ses yeux, très-grands, très-beaux, d’un brun velouté, mais profondément cernés, avaient leurs paupières quelque peu rougies par l’âcre échauffement des veilles et des orgies ; car, depuis quelques jours seulement, le vicomte Scipion avait quitté Paris, et, à Paris, encouragé par le comte et par les autres jeunes pères, amis du comte, ce malheureux enfant passait à bon droit pour l’un des coryphées de cette vie oisive, prodigue, desséchante, dont les filles entretenues, le lansquenet, le club, l’écurie, la table et le bal Mabille remplissent tous les instants ; dans la danse prohibée, Scipion n’avait que deux rivaux, un pair de France, fort spirituel diplomate, et le Nestor du cancan… le grand Chicard.

Pourtant le vicomte Scipion se glorifiait d’être déjà, disait-il, blasé sur ces plaisirs. De fait, il s’était si souvent et si longtemps abreuvé sans soif des vins les plus exquis, qu’à cette heure il les trouvait fades, insipides, et leur préférait souvent l’eau-de-vie… et encore l’eau-de-vie poivrée, l’eau-de-vie du cabaret du coin. Il s’était tellement habitué à la société grossière, dépravée, des filles qui l’avaient initié à l’amour, et dont il avait fait ses maîtresses… que, pour lui, la préférée était celle qui buvait le plus, qui fumait le plus, qui jurait le plus, et qu’il pouvait surtout mépriser le plus. Elle lui rendait ses outrages et ses mépris en argot des halles, qu’il partait aussi à l’occasion fort couramment, et de tout ceci il se divertissait fort, mais toujours avec un sérieux glacial, avec un flegme insolent : les gens blasés ne rient jamais. Quant à ses sens, des excès prématurés, l’énervante action du vin et des spiritueux, les avaient à peu près tués. Il restait au vicomte Scipion les fiévreuses émotions du lansquenet, des paris de course, ou de certains amours terribles, dont on parlera plus tard… Cet adolescent n’avait pas encore vingt et un ans.

Cependant, quoique fatigués, flétris et malgré leur expression impertinente et ennuyée (le vicomte Scipion avait la prétention de n’être plus assez jeune et d’être trop blasé pour s’amuser de la chasse), ses traits étaient encore charmants ; on ne pouvait voir une taille plus fine, plus élégante que la sienne, un ensemble plus séduisant ; telle était du moins la secrète pensée de la fille de Mme Wilson, Mlle Raphaële.

Mme Melcy Wilson (d’origine française, mais veuve de M. Stephen Wilson, banquier américain) et Mlle Raphaële Wilson, chaperonnées par M. Alcide Dumolard (momentanément absent), frère de l’une et oncle de l’autre de ces deux femmes, suivaient, nous l’avons dit, la chasse en compagnie de M. le comte Duriveau et de son fils.

Si l’on n’avait pas si souvent abusé de la comparaison mythologique de Junon et d’Hébé, nous l’appliquerions à Mme Wilson et à sa fille ; non que Mme Wilson eût dans les traits ou dans la tournure quelque chose qui rappelât le moins du monde la sévère majesté de la reine de l’Olympe ; rien n’était, au contraire, plus piquant, nous dirions même plus mutin que la jolie figure de Mme Wilson, quoique cette femme séduisante, aux yeux bleus d’azur, aux cheveux noirs et à la peau de satin, atteignit alors sa trente-deuxième année. En parlant de Junon et d’Hébé, nous voudrions seulement peindre la différence qui existe entre la beauté dans l’épanouissement de sa maturité et la beauté dans sa première et plus tendre fleur ; car Raphaële, la fille de Mme Wilson (celle-ci s’était mariée fort jeune), avait au plus seize ans.

Autant la physionomie de la mère était vive, mobile et agaçante, autant la physionomie de sa fille était candide et mélancolique. Jamais les nuageuses vignettes anglaises, jamais l’aristocratique pinceau de Lawrence, n’ont approché de ce charmant idéal. Quel coloris aurait pu rendre la pâleur transparente de ce teint si délicatement rosé, le bleu de ces grands yeux, à la fois vif et doux comme celui du bluet ; la blancheur lustrée de ce front charmant encadré de cheveux châtains à la fois si souples, si fins, si naturellement ondulés, que la coiffure de Raphaële n’avait pas subi ce léger désordre que cause ordinairement l’agitation d’une longue course à cheval ? Les boucles élastiques de sa chevelure flottaient autour de son ravissant visage, aussi légères que son petit voile de gaze verte, relevé de côté sur le feutre noir de son chapeau d’homme.

Sous l’élégant corsage de l’habit de cheval en drap noir que portaient Mme Wilson et sa fille, leur taille, diversement charmante, se dessinait à ravir, plus svelte, plus élancée, on pourrait dire plus chaste, chez Raphaële… plus pleine, plus voluptueusement accusée chez sa mère.

La coupe de leur vêtement rendait cette différence plus sensible encore ; ainsi le corsage de Raphaële, montant et rigoureusement fermé jusqu’au cou, ne laissait voir qu’une petite collerette plissée et retenue par une étroite cravate de soie d’un bleu céleste comme l’azur des yeux de la jeune fille, tandis que le corsage de Mme Wilson, ouvert par devant en forme de veste, quoique étroitement collé à la taille, découvrait un petit gilet chamois très-pâle, à boutons d’or, lequel coquet petit gilet, un peu entr’ouvert, permettait, à son tour, d’apercevoir une chemisette de batiste que deux rubis fermaient sur d’élastiques et durs contours ; enfin, pour compléter ces nuances de costume, aussi légères que significatives, le col d’homme, que portait Mme Wilson, se rabattait à demi sur une cravate de soie pourpre, d’un pourpre moins velouté, moins riche, moins vif que celui de ses lèvres rieuses et agaçantes.

Après qu’elles eurent franchi le dangereux obstacle dont nous avons parlé, la physionomie de la mère et de la fille différa d’expression : d’abord effrayée du péril qu’avait bravé sa fille, Mme Wilson, la voyant en sûreté, la contemplait avec toute la joie, tout l’orgueil de la tendresse maternelle ; tandis que Raphaële, indifférente au danger passé, cherchait obstinément le regard distrait de Scipion.

Il est inutile de dire que le comte Duriveau et son fils ne se montrèrent pas moins résolus que Mme Wilson et que sa fille ; tous deux, à peu de distance l’un de l’autre, franchirent l’arbre renversé : le père, avec l’ardeur impétueuse de son caractère ; le fils, avec une sorte de nonchalance dédaigneuse qui n’était pas sans grâce, car il montait parfaitement à cheval. Il poussa même la crânerie jusqu’à choisir le moment rapide où sa monture, qu’il guidait de la main gauche, s’enlevait par-dessus le formidable obstacle, pour retirer de sa main droite le cigare qu’il avait aux lèvres, et faire indolemment tourbillonner en l’air un jet de fumée bleuâtre.

Cette bravade, si elle eût été provoquée par la présence de deux femmes charmantes, et accomplie avec la folle pétulance de la jeunesse, aurait eu ce charme inséparable de tout ce qui est brillant, soudain, amoureux et hardi ; mais, en sa qualité d’homme blasé, Scipion mettait son orgueil à montrer en tout, partout, et sur tout, du sang-froid et du dédain ; aussi ses traits demeurèrent impassibles, pendant que Mme Wilson, et surtout sa fille, le félicitaient d’une si valeureuse présence d’esprit.

Le comte, choqué de l’attitude de son fils, choisissant un moment où il ne pouvait être ni vu ni entendu de Mme Wilson et de sa fille, dit tout bas à Scipion avec un accent en apparence cordial et familier, mais qui cachait un vif mécontentement à peine contenu par la présence des deux femmes, et par son habituelle tolérance de jeune père :

— À quoi songes-tu, Scipion ? tu n’es pas même poli avec mademoiselle Wilson, et pourtant…

— Ah çà ! mais sais-tu que tu fais là un drôle de métier ? — répondit Scipion en interrompant son père et en allumant un second cigare ; — il est vrai que c’est pour le bon motif… mais c’est cela même qui te rend impardonnable, à malheureux auteur de mes jours que tu es !…

Et Scipion jeta insoucieusement son bout de cigare éteint.

Si accoutumé qu’il fût à ce froid persiflage malheureusement encouragé par lui, M. Duriveau ne put, en ce moment et pour de graves raisons, contenir la colère que lui causait cette réponse ; il dit à son fils toujours à voix basse, mais d’un ton ferme et bref :

— Trêve de plaisanteries, je vous parle très-sérieusement : votre conduite est inouïe, ce soir nous causerons et…

— Dites donc, madame Wilson, — s’écria le vicomte sans quitter son cigare et en interrompant de nouveau son père :

— Que voulez-vous, Scipion ? — demanda la jolie veuve en se retournant, à la grande anxiété du comte.

— Quand vous voudrez voir papa dans tout son lustre, priez-le donc de vous jouer un rôle de père noble… il y est magnifique.

Un dépit et un courroux croissant contractaient les traits de M. Duriveau ; mais sa figure redevint forcément souriante au premier regard de Mme Wilson, qui répondit gaîment au vicomte :

— Et vous, mon cher Scipion, vous jouez à ravir et au naturel les rôles de jeunes fous… Mais voici venir notre chaperon ; il vous rappellera, au besoin, à tout le respect que vous devez à une femme de mon âge, étourdi que vous êtes.

Puis s’adressant à un nouveau personnage, Mme Wilson ajouta :

— Allons, allons… arrivez donc, mon frère…

Les deux femmes et les deux chasseurs étaient, nous l’avons dit, réunis de l’autre côté du tronc d’arbre, entourés des chiens toujours en défaut, au moment où M. Alcide Dumolard, frère de Mme Wilson, parut en deçà de l’obstacle.

M. Alcide Dumolard (veuf de Mme Dumolard, veuvage, qu’il portait fort allégrement) avait quarante ans, la figure imberbe, et était d’un obésité difforme. Rien ne saurait donner une idée plus juste de cette large face aux joues pendantes, aux yeux éteints et bridés par l’embonpoint, au crâne étroit, que ces figures de mandarins aux joues pâles et bouffies, aux traits aplatis et effacés, qu’on voit sur les vases de Chine ; le ventre énorme et les reins monstrueux de M. Dumolard, qui avait autant de dos que d’abdomen, menaçaient de rompre à chaque instant les boutonnières de sa courte redingote écarlate ; enfin rien n’était plus grotesque que cette grasse et large face débordant de tous côtés une petite cape de chasse en velours noir, posée sur le sommet du crâne. M. Dumolard montait prudemment un double poney bai, d’une force herculéenne, membré comme un cheval de brasseur, qualités essentielles lorsqu’il s’agit, pour un pauvre quadrupède, d’être chevauché par une sorte de mastodonte.

Il est inutile de dire que M. Alcide Dumolard s’arrêta congrûment et modestement devant l’arbre renversé ; le vicomte Scipion lui dit alors du bout des lèvres avec un flegme impertinent :

— Allons, voyons, Dumolard, sautez donc ça, mon gros !… N’ayez pas peur, vous êtes toujours sûr de tomber sur un matelas douillet et grassouillet !…

— Sauter… cela ? Allons donc, ce sont de ces jeux qu’on ne joue pas, mon très-cher, quand on a cinquante mille écus de rente, — répondit le gros homme en enflant ses joues d’un air important, et cherchant du regard un passage moins aventureux.

— En quoi vos cinquante mille écus de rente vous empêchent-ils de sauter ? — reprit Scipion en ricanant à froid, — à moins que ce ne soit votre fortune qui vous rende si lourd et si gonflé… Vous êtes donc bourré de lingots, matelassé de billets de banque ?

— Mais, taisez-vous donc, — s’écria le gros homme d’un air inquiet, — c’est une très-mauvaise plaisanterie que vous faites là… Aller crier au milieu de ces bois, de ce pays de loups et de meurt-de-faim, que je suis bourré de billets de banque ! Si l’on vous entendait il y aurait de quoi me faire égorger.

Puis, s’adressant au piqueur qui venait de rejoindre ses chiens de l’autre côté de l’arbre, Dumolard lui cria :

— Eh ! mon brave ? Est-ce que je ne trouverais pas un autre passage ? Je ne suis pas un casse-cou, moi !

— Suivez le fourré à main gauche, Monsieur, — répondit le veneur, — au bout de cinquante pas vous prendrez un petit sentier qui vous amènera ici…

— Un petit sentier ! — dit Scipion, — vous êtes perdu, vous n’y entrerez pas… mon gros ; vous ne pouvez vous permettre que les routes royales.

M. Dumolard haussa les épaules, tourna bride, et suivit l’indication du piqueur.

Maintenant disons ce qu’il advint du défaut où était tombée la meute, à environ deux cents pas de la tanière de Bête-Puante, le braconnier.