Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/IV

Administration de librairie (1p. 59--).

CHAPITRE IV.

Une métairie en Sologne. — Repas des garçons et des filles de ferme. — Philosophie théorique et pratique de la Robin. — Une jeune fille charmée. — Devoirs des grands propriétaires.

Le soleil allait bientôt se coucher lorsque Beaucadet, accompagné de ses gendarmes, et résolu d’opérer l’arrestation de Bruyère, s’était dirigé vers la métairie du Grand-Genévrier, appartenant au comte Duriveau et dépendant de sa terre du Tremblay.

Il serait difficile de donner à ceux qui n’ont pas vu la plupart des métairies de cette partie de la Sologne la moindre idée du révoltant aspect de ces tanières fétides, délabrées, insalubres même pour des bestiaux, où végètent pourtant les métayers, leurs domestiques et leurs journaliers, presque toujours hâves et languissants ; car d’incessantes et terribles fièvres, causées par les exhalaisons délétères d’un terrain spongieux, imbibé d’eaux croupissantes, exténuent ces populations, affaiblies déjà par une détestable et insuffisante nourriture.

La métairie du Grand-Genévrier était ainsi nommée à cause d’un genévrier colossal, au moins deux fois centenaire, qui s’élevait non loin de ces bâtiments d’exploitation et du logement du fermier. Le tout se composait d’une espèce de parallélogramme de masures dégradées, crevassées, construites en pisé, sorte de mortier fait de terre et de sable auquel, lorsqu’il est à l’état liquide, on donne un peu plus de cohésion en y ajoutant du foin haché.

La toiture, effondrée en de nombreux endroits, était recouverte, ici de tuiles ébréchées, rongées par la mousse ou par la vétusté, là de chaume à demi pourri par l’humidité, plus loin de touffes de genêts desséchés, amoncelés sur une charpente boiteuse.

Ces bâtimens, formant la grange, la bergerie, l’écurie, l’étable et le logement du métayer, entouraient une cour aux trois quarts remplie d’une masse de fumier infect, baignant dans une mare assez creuse, aux eaux noires, fétides et stagnantes, entretenue par le suin et par les filtrations du sol marécageux. Cet amas de liquide nauséabond, couvert d’une couche de viscosité bleuâtre, envahissait tellement la cour du côté de l’habitation du fermier, que celui-ci s’était vu forcé de construire une sorte de digue en pierraille, recouverte de fagots d’ajoncs épineux, où aboutissaient trois ou quatre marches moussues, disjointes, qui conduisaient à la seule chambre dont se composait son logis.

Au levant de cette métairie, enfouie dans un bas-fond si malsain, s’étendait une immense plaine de landes tourbeuses ; au nord, s’élevait un massif de grands chênes, tandis qu’au couchant une étroite chaussée de gazon séparait seulement ces bâtimens d’un vaste marais, l’hiver et l’automne, toujours couvert d’un épais brouillard, et qui, l’été, lorsque, aux ardeurs du soleil, fermentait son limon, remplissait l’atmosphère de miasmes pestilentiels.

La nuit allait venir ; c’était l’heure à laquelle les animaux rentraient des champs. Bientôt, traversant la mare d’eau infecte pour regagner leur étable, arrivèrent quelques vaches efflanquées, osseuses, aux mamelles presque desséchées, au poil terne, couvert en quelques endroits d’une croûte épaisse de fange ; l’insuffisante pâture des bruyères, des ajoncs et des prés, presque constamment submergés, causait l’état de maigreur de ce troupeau ; il était conduit par un enfant de quinze ans, auquel on en eût donné dix à peine ; il avait les jambes nues, violâtres et crevassées par l’habitude de marcher sans cesse dans un sol marécageux. Pour unique vêtement, cet enfant portait un pantalon en lambeaux, et sur la peau (à cette race déshéritée, les chemises sont inconnues), un sarrau de grosse toile bise, trempé de la pénétrante humidité du soir. Ses cheveux jaunâtres s’emmêlaient raides et épais comme une crinière ; ses joues creuses et livides ses lèvres d’une blancheur scorbutique, son œil éteint, ses pas traînants, annonçaient qu’il avait, ainsi qu’on le dit dans le pays, les fièvres. Quant aux moyens curatifs, ces malheureux n’y peuvent songer : le médecin demeure à des distances énormes, et d’ailleurs sa visite coûterait trop cher ; ils ont donc les fièvres, et ils les gardent jusqu’à ce que les fièvres, par leur retour périodique, aient usé leur vie ou qu’ils aient usé la fièvre. Ce dernier cas est singulièrement rare.

Un chien fauve demi-griffon, barbu, crotté, décharné, aidait à la conduite du troupeau ; le petit vacher parvint à grande peine à enfermer son bétail dans une vacherie boueuse, glaciale, au toit effondré en plusieurs endroits, inconvénient auquel on avait remédié en jetant sur les crevasses quelques fagots de sapin.

On voyait qu’une affection réciproque, basée sur un fréquent échange de services et sur une complète parité d’existence, unissait le petit pâtre et son chien. Que de longues heures d’automne et d’hiver cet enfant avait passées, abrité derrière quelque touffe de genêt, au milieu des landes désertes, son chien étroitement serré contre sa poitrine, afin de réchauffer à cette chaleur animale ses pauvres membres engourdis !

Ainsi niché, ne pensant pas plus qu’un animal, l’enfant tantôt regardait paître ses bestiaux à travers l’humide et froide brume qui les voilait à demi, tantôt suivait dans l’air, d’un regard machinal, la lente évolution des volées de vanneaux ou de halbrans ; tantôt, plongé dans une apathie plus stupide encore, ne vivant pas plus qu’un madrépore, il restait des heures entières son front dans ses mains, ses yeux fixes attachés sur les yeux fixes de son chien.

Et cette vie solitaire, animale, abrutissante, qui ravale l’homme au niveau de la bête, était celle de chaque jour pour ce malheureux enfant ; ainsi que des milliers d’êtres de son âge et de sa condition, absolument étranger à l’instruction la plus élémentaire, il vivait ainsi au milieu des landes désertes, ni plus ni moins intelligemment que le bétail qui paissait. Ignorant les moindres notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, l’instinct de cet enfant se bornait à associer ses efforts à ceux de son chien pour empêcher le troupeau d’entrer, dans les taillis, ou de brouter les jeunes semis, puis à ramener, le soir, son bétail, dont il partageait la litière.

Et une foule innombrable de créatures naissent, vivent et meurent ainsi, dans l’ignorance, dans l’hébêtement, n’ayant de l’homme que l’aspect, ne connaissant de l’humanité que les douleurs, que les misères, ne sachant pas que Dieu les a doués, comme tous, leur donnant une âme qui les rattache à la divinité, une intelligence qui, cultivée, les élève à l’égal de tous.

Le petit vacher venait de conduire son troupeau dans l’étable, lorsque la fille de ferme rentra, ramenant des bords de l’étang voisin, où elle était allée les abreuver, deux chevaux malades : elle montait l’un d’eux à cru et à califourchon, les jupes relevées jusqu’au genou, hâtant la marche traînante de l’animal en lui battant les flancs de ses grosses jambes nues et rouges.

La misère, les travaux trop rudes, l’abrutissement, tendent tellement, en soumettant leurs victimes à un impitoyable niveau, à effacer les divers caractères d’élévation, de force ou de grâce, imprimés par Dieu à ses créatures, que cette fille n’avait plus de la femme que le nom.

Les traits grossis, tannés, brûlés par l’intempérie des saisons, la taille épaissie, déformée, par des labeurs au-dessus de ses forces ; les vêtements en lambeaux et souillés de fange ; les cheveux en désordre, rassemblés à peine sous un bonnet de coton d’un blanc sordide, l’air brutal et hardi, la voix rauque, les mouvements virils, cette infortunée appartenait pourtant à ce sexe que Dieu a nativement doué de cette délicatesse de formes, de cette finesse de carnation, de ces mouvements doux, de cette élégance naturelle, de cette candeur timide, de ce charme à la fois attrayant et chaste qui caractérisent la femme, et que l’éducation développe et féconde ; car chacun de ces dons précieux semble devoir contenir le germe ou l’obligation d’une grâce ou d’une vertu.

Loin de là, cette pauvre fille de ferme, abandonnée, sans éducation, sans enseignement, sans soins, comme l’avait été sa mère et comme l’était la foule innombrable de ses pareilles, ne se trouvait-elle pas plus à plaindre encore qu’un homme, dans une condition semblable ? Déshéritée de tout bonheur, de tout plaisir sur la terre, elle avait, de plus, à force de labeurs, de fatigues, de misère, perdu jusqu’à la physionomie, presque jusqu’à la forme que le Créateur lui avait donnée… et si l’aspect de la dégradation physique chez l’homme attriste l’âme, la vue d’une femme telle que celle dont nous avons esquissé le portrait ne cause-t-elle pas un ressentiment plus chagrin, plus amer encore ?

Bientôt rentrèrent aussi à la ferme deux valets de charrue ; chacun descendit du cheval sur lequel il était assis, Les harnais sordides furent insoucieusement jetés dans un coin de la cour çà et là sur le fumier, ou dans l’eau croupissante ; les chevaux, boueux jusqu’au poitrail, furent attachés en cet état à l’autre extrémité de la vacherie.

Pendant ce temps, le petit vacher prit une immense terrine de grès, qu’il essuya grossièrement avec une poignée de foin, et se dirigea vers la porte du logement du métayer. L’enfant, avant monté quelques marches disjointes, posa sa terrine sur le pallier, en disant d’une voix dolente :

— Toutes les bêtes sont rentrées ; voilà notre terrine…

Et, assis sur la pierre, épuisé de fatigue, frissonnant sous l’impression de la fièvre et du froid, il attendit, son front appuyé entre ses deux mains.

Au bout de quelques instants, à travers la lueur rougeâtre qui tremblait à la porte de la masure, parut un bras décharné, armé d’une grande cuiller de bois, et bientôt l’immense terrine fut à peu près remplie d’un mélange alimentaire qui mérite une mention particulière.

La base de cette chose sans nom se composait de lait aigri et caillé, mêlé de farine de sarrazin et quelques morceaux de pain de seigle, pain noir compacte et visqueux. Du mortier, quelque peu détrempé d’eau, ne produit pas en tombant dans l’augette du maçon un bruit, si cela se peut dire, plus pesant, plus mat, que n’en produisit cette nauséabonde nourriture, servie froide, bien entendu : le fermier et sa famille n’avaient pas d’ailleurs une alimentation plus saine et moins répugnante.

La terrine emplie, le petit vacher la souleva péniblement, et, la posant sur sa tête, regagna l’étable.

Lorsqu’il y arriva, la fille de ferme versait dans quelques vases de grès le peu de lait chaud et écumeux qu’elle avait pu extraire du pis des vaches, afin de préparer la confection du beurre que l’on vendait (l’on ne consommait à la ferme que le résidu caillé, aigri par la pressure).

En voyant réserver pour la vente ce lait chaud, salubre et nourrissant, ces gens, résignés à la détestable nourriture qui les attendait en suite d’une Journée de grandes fatigues, ces gens, façonnés, rompus à la misère, n’éprouvaient aucun sentiment d’envie. Non, il en était d’eux ainsi que de ces travailleurs couverts de haillons, qui, au fond de leur mansarde, incessamment courbés sur leur métier de fer, sont accoutumés à ne pas envier ces fraîches et splendides étoiles de soie et d’or dont ils tissent sans relâche la trame fleurie, joyeuse, éblouissante, comme les fêtes qu’elle doit orner.

Lorsque le petit vacher, portant sur sa tête la terrine contenant la pitance commune, arriva près de l’étable, il y trouva ses compagnons, assis sur le fumier et rapprochés de la porte afin de profiter des dernières lueurs du jour qui devaient seules éclairer leur repas ; une lanterne autre que celle qui éclairait la demeure du métayer, aurait été forcément considérée comme une superfluité coûteuse.

À ce moment, des gémissements douloureux, sortant du fond de étable, se firent entendre.

— Bon ! — dit l’un des valets de ferme, voilà père Jacques qui recommence sa musique.

— C’est que c’est l’heure où la petite Bruyère va le voir tous les soirs…

— Pauvre cher homme !… c’est lui vouloir du bien que de demander qu’il crève.

— Souffrir comme un possédé… Rester muet comme un poisson. et ça depuis plus de deux ans… C’est pis que la mort.

— C’est tout de même heureux que maître Chervin lui donne une litière dans l’étable et le reste de notre caillé… Sans cela, père Jacques crevait dans un fossé comme un chien.

— Et c’est bien de la part de notre maître, cette charité-là, car le guignon le poursuit, — dit la fille de ferme, appelée la Robin, qui, nous l’avons dit, n’avait plus de femme que le nom. — On dit que le régisseur de M. le comte va renvoyer maître Chervin de la métairie parce qu’il ne peut pas payer.

— Qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? — dit brutalement un des valets de charrue. — Il y aura toujours un métayer à la métairie. Obéir à Pierre ou à Nicolas… bon à crever dans un fossé ; ça m’est bien égal, en attendant que je sois comme le père Jacques.

— Et dire que, dans les temps, le père Jacques a été un si habile et si fort travailleur ! — reprit l’autre charretier.

— Et à présent, fini… perclus de tous ses membres.

— C’est les froidures des défrichements marécageux qui l’ont tortillé comme ça en manière de manche de serpe.

— Et puis, plus tard, les rosées des nuits d’automne, quand il était berger.

— Et il nous en pend autant aux reins, à nous, quand nous serons vieux, et peut-être avant… Faut pas rire… moi, les fièvres ne me quittent plus.

— Dame !… il nous en cuit à nous ni plus ni moins qu’aux autres, — dit la Robin, pauvre et laide créature, qui ne manquait pas d’insouciance, la philosophie des humbles. — À force de piocher, les pioches s’ébrèchent, et quand elles sont usées, on les f…iche au rebut. Quoi qu’on peut faire à ça ?

— Rien… bien sûr… c’est le sort.

— Mais c’est un sort tout de même bien peinant au pauvre monde, — dit un des valets de ferme.

— Oh !… ça, oui… et dur à tirer.

— Dame !… on tire… — dit la Robin. — Le sort, c’est le sort.

— Oh ! toi, la Robin, — reprit le charretier, — on te couperait en quatre, que tu dirais : — Excusez… c’est de ma faute, je ne l’ai pas fait exprès.

— Mais, puisque c’est le sort ! — riposta la fille de ferme avec l’accent d’une conviction profonde ; — et la preuve que ça l’est, c’est que c’est le nôtre, c’est que c’est le tien !

À cette triomphante explication de la fatalité de sa destinée, le charretier, assez empêché dans sa réponse, se gratta l’oreille, hocha la tête ; il n’était qu’à demi convaincu.

— Tiens, — reprit la Robin, appelant les faits à l’appui de son raisonnement, — je vas te prouver ça clair comme l’œil. Ce soir, j’ai trait mes vaches, le lait est encore tout chaud ; ce matin, par ordre du maître, j’ai tordu le cou à six oies grasses, qui sont accrochées dans la laiterie, pour être portées demain au marché du bourg, avec six des dindes de la petite Bruyère, vingt livres de beurre… un demi-cent d’œufs, deux setiers du plus beau froment que le maître a récoltés, un brochet de quinze livres au moins, et deux carpes, qui, ensemble, pèsent autant ; j’ai trouvé ce beau poisson, ce matin, aux lignes que maître Chervin avait tendues hier soir dans l’étang.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve pour le sort ? — dit le charretier tout ébaubi.

— Attends donc, — reprit la Robin. — Avec ce froment, on ferait du pain blanc superbe, n’est-ce pas ?

— Ah ! mais oui !

— Avec ce beurre et ces œufs frais, une belle grosse omelette.

— Pardi !

— Avec ce lait, une bonne soupe.

— Oh ! oui…

— Avec le brochet et les carpes coupés en tronçons, une fière friture.

— Oh ! oui, oh ! mais oui.

— Et ces oies rôties feraient un fameux manger.

— Étant petit, j’en ai beaucoup gardé, des oies ; mais je n’en ai jamais goûté ; ça doit être un grand fricot.

— Ainsi, — reprit la Robin d’un air de plus en plus triomphant, — ainsi, il y a ici tout près de nous, de quoi faire du pain blanc, de la soupe au lait, une omelette, un rôti d’oie ou de dinde, une friture, et même, après, une belle galette, puisqu’il y a farine, œufs et beurre ; voilà un souper, j’espère.

— Un vrai souper de noce ! Il faut se marier pour en faire un pareil dans sa vie… mais, le sort ?… où que ça prouve notre sort ?

— Ça le prouve, — répondit magistralement la Robin, — ça le prouve, puisqu’à côté de ces bonnes choses, nous allons manger notre pâtée… de carabin (blé noir) et de caillé.

— Hum !… — fit le charretier en regardant son compagnon d’un air interrogatif… Mais son compagnon, brisé de fatigue, sommeillait à demi, indifférent à cette conversation philosophique, tandis que le petit vacher, accroupi, rassemblé sur lui-même, tremblait la fièvre.

La Robin, jugeant, à la physionomie de son interlocuteur, qu’il ne se trouvait pas encore complétement édifié, ajouta :

— Vois-tu, Simon, si notre sort était de manger de ces bonnes choses-là au lieu de notre pâtée… nous les mangerions ; mais, puisque nous n’en mangeons pas, ni le maître non plus… c’est donc pas notre sort ?

— Mais, tonnerre de Dieu ! — s’écria le charretier à bout de raisonnement, — à qui c’est-y donc le sort de les manger, ces bonnes choses ?

— C’est le sort des gens riches des bourgs et des villes, puisqu’ils les achètent et qu’ils les mangent, — répondit la Robin ; — comme c’est leur sort d’acheter nos veaux, nos moutons, nos bœufs, dont nous ne goûtons jamais.

— Hum !…

— Est-ce vrai ? — reprit la Robin triomphante, — oui ou non ? mangent-ils tout, et nous rien ?

— Le vrai est qu’ils mangent tout, — dit le charretier d’un air piteux, après un moment de réflexion et comme frappé de l’évidente clarté du raisonnement de la Robin, — le vrai est qu’ils mangent tout, et nous rien.

— Ils ont donc leur sort, comme nous le nôtre ; seulement le leur est bon et le nôtre mauvais ; là-dessus, vite, les cuillers dehors ! — ajouta la Robin, — mangeons la pâtée, ça sera autant de fait, et un bon débarras.

Et chacun s’approcha de la terrine, poussé par un appétit que tempérait le dégoût ; la Robin, assise entre les deux charretiers, paraissait les traiter avec une bienveillance égale ; le petit vacher se tenait en face de la Robin.

— Ça vous dégringole lourd et froid dans la panse comme des glaçons fricassés dans la neige, — dit le charretier en replongeant lentement sa cuiller dans la terrine ; — moi qui étais transi en rentrant, ça me retransit encore plus.

— C’est pas les chiens à monsieur le comte, qui chassait tantôt dans les bois, qui s’arrangeraient de cette pâtée-là… au moins ! — fit l’autre charretier.

— Vrai, elles sont bien heureuses, bien choyées, ces bêtes-là, — reprit Simon ; — l’autre jour, en allant porter du foin au château, j’ai regardé, en passant, dans le chenil, maître Latrace, le piqueur, leur tremper la soupe… Ah ! mais, c’étaient des têtes de mouton, des tripes, du cœur de bœuf, une vraie soupe de marié !…

— Dame… tout le monde ne peut pas être des chiens de chasse, non plus… — dit la Robin avec une sorte de résignation naïve, et sans la moindre intention ironique. Le vœu de la fille de ferme parut d’ailleurs si naturel, que ces paroles ne donnèrent lieu à aucun commentaire.

À ce moment, les gémissements qui partaient de l’étable se firent entendre de nouveau, et la voix appela Bruyère avec un accent d’impatience croissante.

— Tiens, le père Jacques qui appelle Bruyère… le pauvre vieux s’impatiente, — dit la Robin.

— Au fait, c’est drôle, voilà bientôt la nuit… et la petite n’est pas rentrée avec ses dindes, — dit un des charretiers ; — c’est pas pour la pâtée que je dis ça… il lui en restera toujours plus qu’il ne lui en faudra.

— C’est vrai ; cette petite fille mange comme un roitelet, et encore elle mange… parce qu’elle le veut bien, — dit l’autre d’un air mystérieux ; — si elle voulait… elle ne mangerait pas du tout.

— Je ne dis pas non, — reprit la Robin en secouant la tête, — puisqu’elle est charmée ; témoin ses dindes qui la connaissent, l’aiment, lui obéissent, et sont pour elle comme pas un chien pour son maître.

— Sans compter que ses deux gros coqs-d’Inde, qui sont si mauvais, vous dévisageraient si on avait le malheur d’entrer la nuit dans le perchoir, où Bruyère perche dans le nid qu’elle s’est fait, au-dessus de ses bêtes, comme un moigneau, témoin le gros Sylvain, qui a voulu y entrer l’été passé, dans le perchoir, et qui a manqué être aveuglé.

— Et monsieur Beaucadet, le chef aux gendarmes, qui avait voulut bêtiser avec Bruyère, et qui a été obligé de filer plus vite que ça devant les deux coqs-d’Inde, vrais enragés.

— Sûr que ses bêtes sont aussi charmées, et j’en voudrais pas manger… si mon sort était d’en manger, comme dit la Robin.

Plusieurs paysans : un vieillard, un homme d’un âge mûr et une femme portant un enfant, entrant alors dans la cour de la métairie, se dirigèrent vers le groupe des gens de la ferme.

— Bon, — dit la Robin, — voilà bien sûr des pratiques pour la Bruyère… Mais je ne les connais pas encore, celles-là.

— Bruyère est-elle à la ferme ? — demanda un des nouveau-venus.

— J’en étais sûre, — se dit la Robin en manière d’à-parté ; — puis elle reprit tout haut : — Vous voulez lui parler pour qu’elle vous conseille, n’est-ce pas, mes bonnes gens ?

— Oui, ma brave fille… nous sommes du côté du Val ; on nous a parlé d’elle, et nous sommes partis après l’ouvrage.

— La petite devrait être rentrée, — reprit la Robin ; — mais vous ne l’attendrez pas longtemps… Si vous voulez la voir plus tôt, allez jusqu’au ru, à main gauche en sortant d’ici ; Bruyère reviendra pour sûr par la passerelle.

— Merci, ma bonne fille, — dit le plus vieux des deux paysans.

Puis ses compagnons et lui sortirent de la métairie.

— Bon, — dit la Robin en voyant s’éloigner les pratiques de Bruyère, — la procession continue ; maintenant, c’est les gens du Val, vous verrez que l’on viendra jusque de la Beauce pour qu’elle conseille.

— Preuve de plus qu’elle est charmée, cette petite.

— Oui, oui, à coup sûr, faut qu’elle soit charmée, — reprit la Robin, — pour rester si mignonne.

— Et ses cheveux luisants comme une écorce !

— Et sa couronne et ses bouquets !

— Et ses drôles de ceintures !

— Et puis ses bottines en jonc !

— Et ses grands veux verts… c’est eux qui, on peut le dire… est des yeux charmés.

— Et puis, qu’elle devine le temps, le sec, la grêle, la pluie ou la brumaille.

— Je crois bien ! pour ça, un marinier de la Loire, c’est rien du tout auprès d’elle !

— C’est ce qui fait qu’on vient de partout pour qu’elle conseille…

— Et qu’elle connaît la terre ! Elle n’a qu’à dire des paroles à ceux qui lui en demandent, et les plus mauvaises terres deviennent bonnes ; avec elle, il n’y a point de raides de sable ! Mais faut l’écouter.

— Témoin la métairie d’ici : maître Chervin l’a écoutée ; l’an passé, ça a été une récolte superbe.

— Oui, ça lui a servi à grand chose, à maître Chervin ! Son bail finissait ; le régisseur à monsieur le comte a vu cette belle récolte, et il a augmenté le bail d’un tiers et d’un pot de vin. Maître Chervin a signé, tout y a passé ; et, cette année, comme il ne peut pas payer… on le met dehors.

— C’est toujours pas la faute aux paroles de Bruyère.

— Oh ! non ! jamais elle ne se trompe !… Et quelle connaît les herbes… car, un temps, les herbures qu’elle faisait pour le père Jacques l’ont soulagé… mais le mal finit par être le plus fort ; c’est si ostiné… le mal !

— Oui, — reprit la Robin, — mais il y en a bien d’autres qu’elle a guéris.

— Il n’y a que les fièvres sur quoi ses paroles ne mordent pas.

— Elle dit que c’est les marais et les tourbières qui les donnent… les fièvres.

— Ah ! ah ! les marais qui donnent les fièvres ! — s’écria un des charretiers en riant d’un gros rire. — Pour ça, quelle bêtise !…

— Moi, puisqu’elle le dit, — reprit la Robin, — je la crois ; si elle est charmée pour une chose, elle l’est pour une autre.

— Dame ! — fit le charretier indécis, — c’est peut-être vrai.

— Il n’y a qu’à voir, — reprit la Robin, — quand on a perdu quelque chose, on n’a qu’à lui dire dans quels environs ça peut être ; elle part dare-dare, avec ses dindes… et elle les force à retrouver la chose, comme c’est arrivé pour la tabatière d’argent du régisseur.

— Et pour la poire à poudre, en cuivre, du garde-champêtre.

— Et la petite Bruyère ne serait pas charmée ?

— Pardi !

— Sans compter qu’après elle, pour le bon cœur, il n’y a pas meilleur.

— À preuve que, quand Bête-Puante, le braconnier, était traqué comme un loup, c’est elle qui veillait sur lui, et l’avertissait toujours.

— Aussi, voyant qu’on ne pouvait pas le pincer, on l’a laissé tranquille.

— Brave homme, tout de même, que Bête-Puante ; on dit que, s’il braconne… c’est pour donner une pièce de bon gibier ou de poisson frais à un pauvre diable malade, qu’un peu de bonne nourriture réconforterait.

— On dit ça, c’est bien possible… la petite Bruyère ne l’aimerait pas tant si ça n’était pas un bon homme.

— On les voit souvent ensemble depuis quelque temps.

— Elle aura, bien sûr, aussi charmé le braconnier, la charmeuse qu’elle est.

— Oh l’oui, qu’elle est charmeuse et charmée ; car enfin, — dit naïvement la pauvre et repoussante Robin, — il n’y a qu’à la regarder à côté de moi… avec ses pieds mignons, ses jambes mignonnes, ses mains mignonnes, sa taille mignonne, quoiqu’elle ait seize ans ; à côté de moi, elle n’a l’air de rien du tout… bien sûr donc qu’elle est charmée.

— Et si elle ne l’était pas, pourquoi qu’au lieu de coucher avec nous pêle-mêle dans l’étable, elle a voulu, même toute petite ; percher seule dans le perchoir avec ses dindes ?

— C’est ce qui te chiffonne, mon gars ; t’aurais voulu aussi bêtiser avec elle, toi ! — dit la Robin en riant bruyamment et allongeant à son voisin de droite un vigoureux coup de poing dans les côte : celui-ci, pour ne pas avoir le dernier, se pencha derrière la Robin, et bourra rudement le dos de l’autre charretier qui sommeillait ; lequel charretier, au fait du jeu, riposta en donnant un grand coup de pied au petit vacher : l’enfant, toujours frissonnant, tâcha de sourire, et ne rendit le coup de pied à personne.

— Et c’est pas toi, la Robin, qui aurais fait comme la petite Bruyère, — reprit le charretier toujours riant ; — toi pas si bête de quitter notre étable la nuit.

Et Simon embrassa bruyamment la repoussante créature en répétant :

— Toi, pas si bête que de quitter l’étable la nuit !

— Non, elle, pas si bête,

Ajouta le voisin de gauche en embrassant à son tour et non moins familièrement, non moins plantureusement, la Robin, sans paraître nullement exciter la jalousie de Simon, pendant que le petit vacher restait indifférent aux grossières plaisanteries qu’il entendait ; car nous n’entreprendrons pas de rapporter la conversation naïvement cynique dont les baisers retentissants, donnés à la fille de ferme par les deux charretiers, furent le signal, conversation qui se prolongea jusqu’à ce que la nuit fût à peu près venue.

Alors ce qui restait de caillé et de blé noir dans la terrine fut placé par le petit vacher en dehors de l’étable, sur une auge qu’il recouvrit d’un seau : c’était le souper de Bruyère, dont le retard à paraître étonnait un peu, mais n’inquiétait pas les gens de la ferme. Comment s’inquiéter d’une créature charmée ?

Les portes délabrées de l’étable fermées, les deux charretiers, la fille de ferme et le petit vacher, se couchèrent pêle-mêle sur la même litière, vêtus comme ils l’étaient, se pressant les uns contre les autres pour avoir chaud, celui-ci se couvrant avec un lambeau de couverture, celui-là avec une mauvaise roulière ; car lits, draps et couvertures sont choses généralement inconnues aux races agricoles.

Quant aux incidents obscènes que couvrent souvent de leur ombre ces longues nuits d’hiver ainsi passées dans une métairie solitaire, ou les chaudes nuits d’été, alors qu’au temps de la moisson les granges regorgent de moissonneurs et de moissonneuses, gîtant pêle-mêle, femmes, hommes, filles, enfants, sur la même paille, pourquoi s’en étonner, ou, plutôt… de quel droit s’en étonner ?

Voici des créatures abandonnées, élevées sans plus de souci, sans plus de sollicitude que les animaux des champ :, parquées entre elles sans distinction d’âge ou de sexe, comme des bêtes au retour du labour ou du pâturage : de quel droit leur demander d’autres mœurs que celles des bêtes ? de quel droit exiger l’inassouvissement de leurs ardeurs brutales, le respect de l’enfance et la dignité de soi ?

Aussi, combien de ces malheureux, livrés à eux-mêmes et aux funestes traditions de cette existence de misère et d’abrutissement, déshérités de tout ce qui cultive l’esprit, épure le cœur et agrandit l’âme, vivent comme ils le peuvent, et forcément dans la fange où on les fait croupir !

« Mais, — diront les optimistes et les repus, la pire espèce d’égoïstes, — cette race abrutie accepte son misérable sort sans se plaindre ; souvent même elle se roule dans sa fange avec une joie, avec une sensualité grossière. Voyez ces prolétaires des campagnes : ils se contentent d’une insalubre et détestable nourriture, tandis que, chaque jour, ils récoltent, ils élèvent, ils engraissent, ils préparent sans envie les éléments de l’alimentation la plus saine, la plus succulente, la plus recherchée ! À quoi bon éveiller chez ces malheureux-là des besoins, des appétits qu’ils n’ont pas ? Voyez-les : à peine rassasiés, hommes, femmes et enfants se jettent pêle-mêle sur la même litière. Qu’importent les faits de promiscuité sauvage qui se passent souvent dans ces tanières ! La nuit est complaisante, ses ténèbres cachent tout ce qui doit être caché. Cette race vit ainsi depuis des siècles ; elle est patiente, elle est accoutumée au servage, elle ne demande rien, elle se résigne, elle travaille, elle souffre en paix ; ne soyez donc pas plus de son parti qu’elle n’en est elle-même. Ces gens-là, tout malheureux que vous les dites, rient, chantent, font l’amour à leur manière. N’espérez donc pas apitoyer sur leur sort. »

Et nous répondons :

C’est justement parce que ces races déshéritées n’ont souvent pas conscience de ce qu’il y a de grossier, de sauvage, d’abrutissant dans la vie animale où elles sont obligées de vivre, qu’au nom de la dignité, de la fraternité humaines, nous demandons pour elles une éducation qui leur donne la conscience et l’horreur de cette déplorable existence.

Une éducation qui, leur donnant aussi la mesure de leur force, la connaissance de leurs droits, la religion de leurs devoirs, permette à ces classes déshéritées de réclamer et d’obtenir une part légitime des biens, des produits, qu’elles concourent à mettre en valeur, part qui doit être équitablement proportionnée à la fatigue, au labeur, à l’intelligence du travailleur.

« — Mais, diront encore les optimistes et les repus, qui, las des plaisirs de l’hiver, choisissent en gens sensés le printemps et l’été pour leurs pérégrinations champêtres, — que vient-on nous parler de tanières humides, et insalubres, de landes solitaires et incultes, de marais pestilentiels ? Voici la métairie du Grand-Genévrier, par exemple… Eh bien ! c’est tout bonnement… ravissant… Cabat ou Dupré ferait de cela un délicieux tableau. »

Et, en effet, au printemps les bruyères incultes se couvrent de fleurs roses ; au bord fangeux des marais se développent en gerbes les feuilles lancéolées des iris aux fleurs d’or, ou les tiges des grands roseaux à aigrettes brunes ; la mousse renaissante couvre de son velours et de ses reflets d’émeraude les tuiles et le chaume des toitures à demi effondrées ; les crevasses des masures en ruine disparaissent sous les plantes paritaires, parmi lesquelles serpente le thyrse gracieux du liseron aux clochettes blanches et bleues. Enfin, les quelques grands chênes qui au nord abritent la métairie sont d’une verdure luxuriante.

Alors, à la vue de ces masures réfléchies par l’eau stagnante du marais et enfouies au milieu des bruyères roses, des iris fleuris et des grands arbres verdoyants, l’optimiste crie au paysage !… à la fabrique !… au pittoresque !… et il hausse les épaules de pitié si on lui parle de l’horrible condition des gens condamnés à vivre dans un lieu qui, selon l’optimiste, ferait un si délicieux tableau.

Seulement, si l’optimiste amateur de couleur et de paysage prolongeait quelque peu son séjour dans ce site d’un effet si pittoresque, il s’apercevrait bientôt que l’ardeur du soleil faisant fermenter les masses de fumier humide qui encombrent la cour, il s’en exhale une odeur putride qui infecte l’habitation déjà privée d’air, pendant que la fange du marais, attiédie par les feux de la canicule, répand des miasmes délétères, non moins funestes que les épais brouillards dont il est couvert durant l’automne et l’hiver.

Oui, car l’on ignore ou l’on oublie que si, grâce à l’inépuisable profusion de la nature, ces pauvres demeures où s’abrite la population agricole sont, durant une courte saison, ornées au dehors d’une humble et agreste parure, l’intérieur de ces masures et la condition de ceux qui les habitent offrent en tout temps l’un des plus douloureux aspects qui puissent contrister le cœur.

Et nous disons que le sort, que la santé, que la vie de milliers de créatures de Dieu ne doit pas dépendre de la bonne ou mauvaise volonté, du bon ou de mauvais cœur d’un seul homme, sous le prétexte qu’il est détenteur d’une partie du sol d’un pays.

Ainsi… M. Duriveau, ou, après lui, son fils, est propriétaire de deux ou trois lieues de territoire. Par l’incurie, par l’ignorance, par l’égoïsme ou par l’avarice de cet homme, par sa faute, enfin, cette parte du sol qu’il possède, et que de nombreuses familles de travailleurs habitent, est abandonnée à l’action homicide des eaux stagnantes, qui, écoulées, utilisées par de grands travaux d’assainissement, pourraient fertiliser, féconder ce sol, qu’elles frappent de stérilité et qu’elles rendent mortel à ceux qui le cultivent à si grande peine. M. Duriveau, non content de perpétuer ces foyers pestilentiels, force ses métayers à vivre dans les horribles demeures qu’il leur construit avec de la boue et du chaume, aux endroits les plus malsains de sa terre, sombres et humides tanières où ces misérables prolétaires des champs deviennent forcément fiévreux et perclus, jusqu’à ce qu’une mort prématurée les décime.

Est-il une autorité, une loi quelconque qui puisse empêcher cet homme de rendre homicide ce qui devrait être salutaire, stérile ce qui devrait être fécond ? Non, cet homme dispose à sa guise d’une fraction du sol de la France.

Et pourtant, voyez l’anomalie étrange… Qu’à la ville une maison quelque peu borgne ou boiteuse empiète d’un pied sur une rue large de trente ou quarante pieds, vite la loi s’émeut… son cœur saigne, elle s’indigne, elle s’apitoie, elle s’exclame, et au nom de l’utilité publique, elle crie haro sur le propriétaire. De gré ou de force, il est obligé de démolir sa maison. Ne choquait-elle pas la vue ? Ne gênait-elle pas quelque peu, dans un endroit donné, la circulation ? N’y avait-il pas là effrayante urgence ? énorme péril en la demeure ? Ne s’agissait-il pas de la rectitude de l’alignement ? de l’élargissement du trottoir ?

Aussi, de par l’autorité de la voirie, les prétendus droits imprescriptibles de la propriété sont lestement foulés aux pieds, et l’on oblige cet homme à démolir à l’instant sa maison… maison paternelle peut-être… maison où peut-être il a vu mourir sa mère.

Cette subordination de l’intérêt privé à l’intérêt de tous part certes d’un principe admirable en soi, résumé par ces mots : —— l’utilité publique (pour tous les bons esprits, il y a une sainte révolution sociale dans l’intelligente, large, et féconde extension de ce principe d’expropriation) ; mais pourquoi limiter au seul embellissement des villes les conséquences de ce magnifique principe de fraternité ? Pourquoi la société, si radicalement, si légitimement agressive à la propriété, à l’individualisme, lorsque, en certaines circonstances données, la propriété, l’individualisme nuisent au bien-être commun, pourquoi la société reste-t-elle insouciante, désarmée, à l’endroit de questions tout autrement considérables que celles de l’alignement des rues, lorsqu’il s’agit enfin de la fertilisation, de la richesse du pays, surtout de la vie… oui, de la vie du plus grand nombre de ses enfants ?

Au nom de l’humanité outragée, au nom de la divinité outragée, car c’est un sacrilège que d’user si indignement de ce que Dieu a créé pour la satisfaction de tous, certes, la société, aussi sévère envers M. Duriveau, grand propriétaire du sol, qu’envers celui dont la maison formait une impertinente saillie au milieu d’une rue, la société ne devrait-elle pas s’écrier :

— Au nom de l’utilité publique, assainissez vos terres, construisez des habitations humaines, et non des tanières pour les hommes laborieux qui seuls cultivent et mettent en valeur le sol dont vous êtes détenteur ; arrachez ces malheureux, après tout, vos frères, vos semblables, à des maladies qui les énervent, qui les tuent ! et dont vous êtes responsable aux yeux de Dieu et des hommes, puisqu’il dépend de vous de détruire la cause de ces mortalités ! sinon la société vous exproprie, ainsi qu’elle le fait lorsqu’un propriétaire refuse de subir l’alignement ou de rebâtir une maison dont la ruine imminente menace la sûreté des passants.

En vain M. Duriveau dirait-il :

— Les fonds me manquent pour défricher ou pour assainir mes terres, pour bâtir des maisons saines et logeables au lieu de tanières de boue et de paille.

La société ne devrait-elle pas lui répondre :

— L’assainissement d’une partie du sol commun, sa mise en valeur, sa fertilisation, et, en outre, la santé, la vie de cinquante familles, ne doivent pas être forcément subordonnées aux fluctuations de votre caisse, à l’insuffisance de vos ressources ou à la dureté de votre cœur. Êtes-vous trop pauvre pour être si riche ? vendez vos terres. La société exigera de l’acquéreur les garanties que vous n’offrez pas. Les acquéreurs feront-ils défaut ? la société achètera ; la terre rend toujours, et certainement, et au double, les avances qu’on lui fait, mais à la condition que, ces produits… on pourra les attendre. Une fois propriétaire, la société assainira, cultivera, défrichera, bâtira dans l’intérêt de tous, et, conséquemment, d’elle-même, car elle appellera les travailleurs agricoles en association, en participation.

Et alors la communion aura remplacé l’égoïste et stérile individualité, et alors ces landes, naguère marécageuses, solitaires, presque stériles, où végétait une population misérable, maladive, se transformeront en un pays riant, fertile et peuplé de gens heureux, jouissant, de par les droits du travail et de l’intelligence, des biens que Dieu a créés pour tous.

Et béni soit Dieu, telle est la force des choses, que ces temps-là approchent… Fassent les hommes qui gouvernent les hommes que l’émancipation des classes déshéritées s’effectue, ainsi qu’il est possible, sans secousse, sans violence, sans victimes, et à la satisfaction de tous les intérêts !
 

Les gens de la métairie du Grand-Genévrier venaient de fermer la porte de l’étable où ils couchaient, lorsque Bruyère entra dans la cour de la ferme.