Thérien Frères Limitée (p. 17-22).


LES ENFANTS D’AVANT
LE DÉLUGE


Oh ! oh ! Vous voilà bien nombreux, ce soir, pour m’entendre, mes petits ; assis sur les pelouses, penchés aux fenêtres, blottis dans vos lits faisant face à la croisée ouverte, vous attendez, tout yeux et tout oreilles.

Vous ne dormirez que lorsque je vous aurai raconté ce que faisaient les petits enfants et comment ils vivaient après l’exil du paradis terrestre de leurs grands-parents.

Car Ève avait eu des enfants, et ceux-ci, à leur tour, avaient élevé de grandes familles. Élevé, c’est une façon de dire !

Ces petits n’étaient pas vêtus de toile et de soie comme vous, mais de peaux de bêtes ; ils n’allaient pas à l’école : ni livres ni professeurs alors ! La nature était leur maîtresse et, libres comme de petits animaux, ils apprenaient à connaître les plantes et les bêtes, à leurs dépens, bien souvent !

Leur grand’mère Ève avait continué de trouver des noms à tous les êtres et à toutes les choses et la science des petits se bornait à apprendre, de leurs aînés, à les distinguer les uns des autres et à les nommer.

Ces enfants étaient habitués à se défendre, à se protéger, à ruser avec les gros animaux qui avaient perdu toutes leurs belles manières paradisiaques.

Comme les grands, ces enfants allaient à la chasse et se servaient de frondes. Le goût des gamins pour garrocher des pierres est un héritage de ces temps reculés.

Ils jouaient ensemble et se battaient comme des chiens. C’étaient : de vrais petits sauvages, mais attention ! Quand les parents commandaient, ils filaient doux !

Plus tard, il y eut de grands troupeaux, les enfants les gardaient, les comptaient et les défendaient contre les mauvaises bêtes sauvages. Garçons et filles étaient soumis au même régime : vêtements de fourrure, pieds nus, tête nue, même liberté, même agilité et même développement de force physique.

Heu ! On parle des sports actuels ! de l’adresse et de la résistance des jeunesses de nos temps modernes ! C’est à se pâmer de rire ! Ils ne sont pas à la page… des primitifs ! Les enfants de l’avant-déluge se moqueraient des jeux et des risques de leurs fragiles descendants. Et vous n’en mèneriez pas large, mes chérubins, dans les forêts des premiers âges !

Un petit conte pour finir.

Un tout petit bébé de ce temps-là fut, un jour, enlevé par une louve et apporté dans le bois pour être dévoré. La bête avait une famille de petits, très gentils, qui se mirent à lécher l’enfant. Celui-ci, rassuré et réchauffé, gazouillait à la façon des bébés satisfaits.

La louve flaira encore l’enfant, le lécha à son tour et quand fut venue l’heure du repas de ses louveteaux, elle lui fit une place et il partagea le festin, puis elle les coucha tous ensemble, tout près d’elle, pour les tenir chauds.

Et voilà le petit garçon adopté par la louve, élevé en loup ; plus tard, après avoir marché à quatre pattes, il se dressa sur ses jambes et marcha comme un homme. Mais très souvent, il revenait au marcher animal.

Il avait de longs cheveux embroussaillés, des yeux brillants ; il hurlait comme ses frères et ne sut jamais parler. Ce fut le privilège de nos premiers parents seuls, de parler sans l’avoir appris. Il ne quittait pas ses frères, mieux armés, pour se défendre, que lui, avec sa peau sans fourrure et ses ongles pointus qui n’avaient pas la résistance des griffes.

Il fit une belle vie et vécut très vieux. À défaut de grande force, il était fin et rusé, et il ne lui arriva aucun malheur ; il mourut de sa belle mort quand son cœur d’homme fut usé.