Thérien Frères Limitée (p. 9-16).


AU PARADIS TERRESTRE


Mes chers petits enfants, je suis ancienne comme le monde ; on ne peut dire cependant que je sois vieille, puisque je me renouvelle sans cesse, et ma forme varie depuis l’arc du croissant jusqu’à la grosse figure qui vous sourit de si loin.

J’ai assisté à tant de scènes extraordinaires que je suis un peu blasée, rien ne m’étonne ! Une seule chose me paraît encore intéressante et toujours nouvelle ! Vous, mes petits, avec vos yeux limpides, vos âmes claires et vos curiosités adorables. Les grandes personnes ne répondent pas toujours à vos questions : souvent, je vous le dis en confidence, c’est qu’elles ne savent pas… ou bien, cela les ennuie !

J’ai décidé de vous dire des contes. Ce sont des inventions qui vous amuseront : pas de leçons de choses, d’histoires à rallonge de morale, mais de la fantaisie, des imaginations un peu folles… nous aurons beaucoup de plaisir ensemble !

D’abord, je vous mettrai au courant de ma propre histoire.

Quand le Créateur me jeta dans l’espace, en m’ordonnant de tourner autour du soleil, je fus toute éberluée, mais, bien vite, je vis que je resterais solidement suspendue dans l’air, sans l’aide de cordes et de crochets, et je vis la terre et les planètes commencer, avec moi, leur ronde invariable, et le soleil se laisser faire la cour comme s’il avait toujours été le roi du firmament.

Plus tard, je fus adorée : j’étais une déesse, mes enfants ; on me brûlait de l’encens, on m’offrait des sacrifices et des prières et j’étais triomphante ! Ce fut une époque intéressante. Avec le temps, dieux et déesses furent détrônés, moi avec les autres ! Mais les hommes m’exaltaient, chantaient ma beauté et j’étais encore heureuse ; je suis bien femme : j’aime qu’on m’aime.

Le temps a marché, et depuis la découverte de l’électricité, tout va si vite, il y a tant à voir, à faire, à courir, qu’on ne s’occupe plus de moi !

Je ne suis guère courtisée que par les poètes, — pauvres gens à moitié fous, qu’on dédaigne comme moi, qui alignent des rimes et disent des choses divines, — et aussi, par les chouettes et les hiboux, les petites filles sentimentales et les amoureux, pourvu, bien entendu, que je sois discrète et que je tire à propos mes voiles de nuages !

Malgré tout, je ne cesse d’éclairer la terre, et quand toutes les lumières sont éteintes, je conduis les voyageurs dans la bonne route et je souris béatement, même quand on fait, sous mes yeux, de très grosses sottises !

Mais, assez me vanter, il est temps de commencer mon conte.

Figurez-vous un jardin sans pareil, rempli de fleurs, de fruits, d’ombres, de lumières, d’arbres d’argent aux fleurs d’or, de bêtes paisibles de toutes espèces, douces et familières.

Et dans ce beau jardin, une jeune fille, si jolie, si fine, si blonde, que les anges, penchés sur leurs balcons de nuages, ne se lassent pas de l’admirer.

Moi, ronde et rose, jetant mes rayons brillants sur ce paradis d’où le jour disparaît, je flotte, entourée des étoiles qui s’allument une à une, et je regarde avec intérêt le petit être gracieux, seul de son espèce, qui d’un geste, me désigne à son compagnon : il lui ressemble en plus gros et en moins beau.

Et voilà, que, pour la première fois, je les entends émettre des sons, qui, ô prodige ! me communiquent leurs pensées. Et j’écoute de mes deux oreilles que vous n’avez jamais vues car elles nuiraient à la rondeur de mon visage.

— Vois-tu, Adam, cette belle grosse boule de lumière dont les rayons rendent encore plus magnifique notre paradis ? Je vais lui donner un nom : nous l’appellerons la Lune, si tu veux ?

— Lune, c’est doux ce mot, mais d’où vient-il, et pourquoi ce nom ?

Ève hausse les épaules un peu dédaigneusement :

— Pourquoi ? Parce que… d’ailleurs, elle a l’air d’une lune !

Abasourdi, et ne trouvant pas l’explication bien claire, Adam se tait pourtant : elle l’intimide, cette petite femme, avec son assurance, et après tout, cela lui est bien égal que la boule s’appelle la lune ! C’est une chose réglée et il ne s’en est pas mêlé !

Ah ! mes enfants, ce fut le début de tant de décisions qu’Ève prit sans qu’Adam s’en mêlât ! Et que de fiascos !

À preuve, la funeste histoire de la pomme ! Ève, trompée par le serpent qui mentait si bien, décida d’en manger malgré les défenses du Seigneur. Adam, habitué à consentir aux fantaisies d’Ève, en mangea aussi sa bonne moitié.

Et quelle catastrophe ! Le Seigneur, en colère, chassant les deux désobéissants, l’ange les conduisant à la barrière qui se referma pour toujours… toute la misère humaine qui s’en suivit et que j’ai vue se dérouler à travers les siècles…

Ève fut-elle corrigée ? Non, mes enfants, et Adam continua de l’écouter, et de l’accuser ensuite, d’être la cause des sottises qu’il commettait !