Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 312-316).

XLIV

ROGER PERD OHQUOUÉOUÉE

Pendant qu’Ohquouéouée se mourait à l’hôpital, Roger s’occupait de mettre ordre à ses affaires. Il s’était défait de ce qui lui restait de sa cargaison de noix, qu’il avait vendue en bloc au marchand de la basse-ville chez lequel il avait laissé Ohquouéouée pendant qu’il était allé demander son admission à l’Hôtel-Dieu.

Quand la jeune fille eut été admise à l’hôpital, le jeune homme était revenu chez son marchand, qui lui avait offert de l’héberger pendant son séjour à Québec. Roger avait accepté avec reconnaissance et depuis, il s’était retiré dans cette demeure hospitalière, ne sortant que pour aller prendre des nouvelles de celle qui lui était de plus en plus chère, à mesure qu’elle devenait plus malade, et ne vivant que dans une seule pensée, un seul espoir !

Deux ou trois fois par jour, il se présentait à la porte de l’hôpital et s’informait de l’état de la jeune fille ; et, en une couple d’occasions, on lui avait permis de la voir. Alors il s’était avancé jusqu’auprès du lit où gisait la jeune Iroquoise. Puis, de l’allure impressionnée que prend un homme qui entre dans un temple d’une croyance autre que la sienne, il s’était assis sur la chaise qu’une religieuse lui avait avancée.

Quand il était assis, Ohquouéouée prenait une de ses mains dans les deux siennes, puis elle se l’appuyait sur le front pendant que des larmes silencieuses, qu’on eût dit être des larmes de bonheur, brillaient au bord de ses paupières à demi-fermées.

Roger, de son côté, ne pouvait qu’à grand peine retenir ses larmes prêtes à couler. Et ils restaient dans cette position de longs moments, ne se parlant que très peu : ils avaient tant de choses à se dire, leurs cœurs étaient si pleins, qu’ils ne pouvaient trouver de mots pour exprimer leurs pensées tumultueuses.

À voix basse et gênée, le jeune homme essayait de rassurer la malade sur son état et de lui inspirer confiance en sa guérison prochaine. Ohquouéouée l’écoutait en le regardant avec ses grands yeux noirs, maintenus brillants par la fièvre, et, le plus souvent, ne répondait pas. Quand elle parlait, c’était pour rappeler au jeune Canadien comme il avait été bon pour elle, et pour lui dire combien elle était heureuse d’avoir pu l’arracher aux tortures que lui réservaient les guerriers de son sang.

Quand, pour la troisième fois, on le laissa pénétrer auprès d’Ohquouéouée, Roger vit que la table placée à la tête du lit de la malade était ornée comme un autel ; un prêtre était venu visiter Ohquouéouée, il l’avait trouvée suffisamment instruite des principaux préceptes de la religion et si remplie de ferveur et de foi, qu’il avait décidé, vu son état critique, de l’admettre sans retard au nombre des communiants.

Le prêtre entra presque en même temps que Roger et la cérémonie, on ne peut plus touchante, commença aussitôt. Ohquouéouée, animée de la plus grande ferveur et de la plus grande piété, fut baptisée et communia.

Aussitôt la cérémonie achevée, Roger se retira ; craignant, en restant plus longtemps, d’être une cause de distractions pour la jeune fille et de la déranger dans ses dévotions. Il descendit à la basse-ville et s’enferma dans sa chambre, où il passa le reste de l’après-midi et une partie de la nuit en prières et en méditations.

Ces méditations remplissaient son cœur d’amertume. Bien que les religieuses ne lui eussent pas dit grand chose de l’état désespéré d’Ohquouéouée, il avait bien vu, par leur manière de la traiter, qu’elles la considéraient comme étant condamnée à mourir. Et il ne pouvait s’empêcher de faire un rapprochement entre la jeune Iroquoise et Le Suisse : les deux seuls êtres auxquels il s’était attaché depuis son départ de Beaupré, et que la mort venait, l’une après l’autre, enlever à son affection.

« Était-il donc destiné à toujours perdre ceux qu’il aimait ?… Était-ce lui qui leur portait malheur ?… »

Roger ne s’endormit que fort tard dans la nuit, le cœur noyé dans ces sombres pensées.

Le lendemain, qui était un samedi, dans l’après-midi, Roger s’apprêtait à sortir de la maison du marchand où il demeurait, quand on vint le prévenir de bien vouloir, sans retard, se rendre à l’Hôtel-Dieu. Assailli par les plus sombres pressentiments, il courut plutôt qu’il ne marcha et, au bout de cinq minutes, il pénétrait dans la salle où était Ohquouéouée.

En s’approchant du lit de la malade, le jeune homme fut douloureusement frappé du changement qui s’était opéré, depuis la veille, dans l’apparence d’Ohquouéouée. Ses yeux étaient enfoncés dans leur orbite, au point qu’on eût dit que ceux-ci s’étaient vidés. Ses narines pincées donnaient à son nez, naturellement aquilin, plutôt l’apparence d’un bec d’aigle que d’un nez humain ; et ses lèvres, tirées sur les dents, plissaient sa bouche en un rictus qui faisait mal à voir.

Roger, les traits gonflés et prêt à éclater en sanglots, s’avança doucement et s’assit à sa place accoutumée, près de la tête du lit. Puis, retenant son souffle, sans cependant qu’il sût pourquoi, il se mit à considérer Ohquouéouée, pendant qu’il sentait son cœur se fondre de douleur.

Tout à coup, la mourante fit un léger mouvement. Ses paupières se relevèrent lentement, pendant que ses mains remuaient faiblement, essayant de se soulever. Le jeune homme, devinant son désir, avança sa main et l’appuya sur le front de la moribonde. Alors, lentement, comme elles s’étaient relevées, ses paupières retombèrent, quelques larmes filtrèrent le long de ses longs cils et coulèrent sur ses joues émaciées ; elle poussa un long soupir, suivi d’un léger hoquet ; son corps tressaillit faiblement, puis son masque reprit l’apparence d’une douce tranquillité.

Ohquouéouée, l’Iroquoise, avait rendu son dernier soupir.

À cette vue, Roger ne put maîtriser plus longtemps son émotion. Les sanglots que, au risque d’étouffer, il refoulait depuis son arrivée dans la salle où venait de mourir celle qui était sa protégée, sa fiancée et que, lui, il considérait comme son épouse, éclatèrent malgré lui. Il se laissa tomber à genoux et, enfonçant sa tête et cachant son visage dans les draps de la morte, il pleura longtemps avant que personne osa le déranger.

À la fin, une religieuse s’approcha de lui, le toucha à l’épaule puis, comme il relevait la tête et la regardait d’un air égaré, elle lui montra, à travers les hautes fenêtres garnies de rideaux blancs, le jour qui commençait à baisser.

Roger se releva, attacha un dernier et long regard sur celle qu’il perdait avant de l’avoir possédée, sortit de l’hôpital et s’en retourna tristement à la basse-ville, où il s’enferma encore une fois dans la chambre que le marchand hospitalier avait mise à sa disposition.