Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 316-323).

XLV

CŒUR BRISÉ

Le lundi suivant, aux premières heures de la matinée, un cercueil formé de planches grossièrement assemblées, sortait de l’Hôtel-Dieu, porté sur les épaules de quatre Hurons. Une seule personne accompagnait les restes d’Ohquouéouée : un grand jeune homme aux cheveux blonds et bouclés, aux traits fatigués, sa tête nue inclinée sur sa poitrine, marchait derrière le cercueil.

Les Hurons descendirent la pente conduisant au fleuve, puis ils s’engagèrent dans le chemin qui longeait la grève et conduisait au village de Sillery, pittoresquement situé sur une hauteur, près du fleuve, à une couple de lieues en amont de Québec.

Le temps était sombre et pas un souffle de vent n’agitait l’atmosphère. On eût dit que la nature se reposait un moment et prenait une attitude recueillie pour laisser passer la dépouille de la jeune Iroquoise.

Il faisait très froid et le sol, gelé, était dur comme de la pierre. Cependant le cortège s’avançait sans bruit, les quatre porteurs ainsi que celui qui les suivait étant tous chaussés de mocassins.

Les Hurons s’avançaient à petits pas lents et solennels, le long du grand fleuve dont les flots se taisaient, et la matinée était à moitié écoulée quand le cortège funèbre arriva à la pauvre chapelle, perdue parmi les sapins verts. À leur approche, la petite cloche s’était mise à tinter doucement, d’une petite voix grêle et plaintive, qui paraissait craindre de trop ébranler l’atmosphère immobile. Puis l’église s’était remplie d’hommes et de femmes sauvages, qui s’empressaient de venir rendre un dernier hommage à celle qui, ils l’avaient appris, venait d’embrasser la même croyance qu’eux.

Les porteurs pénétrèrent dans l’église, marchant toujours de leur pas grave et solennel, puis ils déposèrent la bière sur des tréteaux de bois noir, devant le chœur. Un missionnaire entra par une porte à côté de l’autel, et se mit à réciter les prières des morts en langue sauvage.

Quand la cérémonie fut terminée, et que le prêtre eut aspergé le cercueil d’eau bénite, les quatre sauvages reprirent leur fardeau et, sortant de l’église, ils se dirigèrent vers le cimetière situé tout à côté.

Rendus presqu’au centre du champ des morts, à deux pas de la grande croix de bois noir, ils déposèrent le cercueil au bord de la fosse fraîchement creusée et qui paraissait impatiente d’embrasser son dépôt. Le missionnaire, qui avait suivi depuis la chapelle, récita encore quelques prières, aspergea une dernière fois la bière et la fosse d’eau bénite et se retira, pendant que les quatre Hurons descendaient les restes d’Ohquouéouée dans le trou profond, qu’ils se mirent aussitôt à remplir.

Quand ils eurent terminé leur ouvrage, ils se retirèrent à la suite de la foule qui s’était écoulée lentement pendant qu’ils travaillaient ; et il ne resta qu’une seule personne dans le petit cimetière, tout parsemé de croix de bois et entouré, sur trois de ses côtés, de hauts et noirs sapins. Ces sapins, qui paraissaient plus noirs encore par ce temps sombre, donnaient à l’enclos tout entier l’aspect d’une fosse immense.

Roger, nos lecteurs l’ont certainement reconnu dans le personnage qui a suivi le cercueil depuis son départ de l’Hôtel-Dieu, se voyant seul, s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur un tertre voisin de celui qui venait d’être formé et, indifférent aux choses environnantes, il se mit à songer.

Il commençait à neiger. Semblables à du duvet que des cygnes auraient perdu, de légers flocons, transportés sur l’aile d’une brise capricieuse, descendaient mollement et en tourbillonnant jusqu’à quelques pouces du sol ; et là, comme s’ils eussent craint de toucher à cette terre fraîchement remuée, ils remontaient brusquement à de grandes hauteurs et se remettaient à tourbillonner en descendant, jusqu’à ce qu’enfin ils s’accrochassent aux branches de quelque sapin, pour y rester suspendus, comme si ce sapin eut tout à coup fleuri.

Immobile, Roger songeait toujours : il revoyait la jeune Indienne, assise sur la berge de la rivière du Loup, lui racontant sa jeunesse, sa captivité, et l’implorant pour qu’il lui aidât à traverser la Grande-Rivière de Canada, le plus formidable des obstacles qui s’opposât à son retour dans le pays de ses pères. Il la revoyait, un peu plus tard sur le bord de la source Saint-Léon, le regardant de ses grands yeux sombres et profonds, remplis d’admiration et, il le voyait bien maintenant, d’amour naissant, pendant qu’à son tour il lui racontait son enfance, sa randonnée avec les Algonquins, et qu’il lui parlait du voyage que, en compagnie de Le Suisse, il était sur le point d’entreprendre.

Puis il lui semblait la voir, sur le bord de la rivière Saint-François, s’éloigner rapidement à travers les arbres et disparaître, cachée par le feuillage sombre. À ce souvenir, son esprit se reporta immédiatement à la nuit où, au moment où il croyait sa dernière heure arrivée, il l’avait vue, sans cependant en être sûr, s’enfoncer dans la nuit et disparaître, cachée par les ténèbres épaisses.

Cette dernière pensée lui causa une douleur encore plus vive que les premières.

Ces ténèbres n’étaient rien cependant, comparées à celles qui la lui cachaient maintenant !… Elle était disparue à jamais !… Et lui, qui s’était juré de lui rendre la vie aussi heureuse qu’il serait en son pouvoir de le faire, en reconnaissance du service qu’elle lui avait rendu, il ne pourrait plus, désormais, que chérir sa mémoire !… Mais cela, il se le promettait sur la tombe de celle qu’il pleurait, il y consacrerait toute sa vie !…

Il neigeait toujours. Un blanc manteau recouvrait maintenant la terre et rendait le monticule qui marquait le lieu où reposait Ohquouéouée en tous points pareil aux autres du cimetière.

Le vent s’élevait. Tout à coup une brise plus forte que les autres souleva ce manteau de neige et en fit un nuage. Puis, pulvérisant la neige dont était formé ce blanc nuage et en faisant une froide poussière, elle en cingla le visage du jeune homme.

Celui-ci tressaillit et, arraché à sa triste rêverie, releva la tête et regarda autour de lui. Il se vit seul dans le petit cimetière, maintenant tout blanc ; jusqu’au manteau vert sombre des sapins qui disparaissait presque tout entier sous cette blanche parure. Et cette blancheur virginale, couvrant l’objet de son amour, lui enfonça une nouvelle douleur dans l’âme !…

Roger se releva avec effort et, comme la première fois qu’il s’était séparé d’Ohquouéouée sur le bord de la rivière Saint-François, il reprit, lentement et la tête basse, le chemin de la basse-ville de Québec.

Vers la fin de ce même jour, deux pêcheurs descendaient la côte qui conduisait à la Pointe-à-Garcy tout à fait à l’extrémité de la langue de terre qui s’étend au pied du cap Diamant, et sur laquelle est maintenant bâtie la basse-ville de Québec.

Ils s’en venaient tirer leurs embarcations hors de l’eau et les hisser aussi haut que possible sur la grève, afin de les mettre hors d’atteinte de la vague qui commençait à se faire grosse.

Depuis le matin, la neige avait cessé et le temps s’était éclairci. Le soleil avait même paru quelques instants, au cours de l’après-midi, mais il était maintenant couché.

Comme les deux pêcheurs se redressaient, leur travail achevé, ils virent un homme qui descendait rapidement la pente conduisant au fleuve. Cet homme était chargé d’un canot d’écorce, qu’il portait renversé sur ses épaules, et un long aviron qu’il tenait à la main, indiquait son intention de s’aventurer sur le fleuve dans la frêle embarcation qu’il portait, et cela malgré la tempête qui commençait.

À cette vue, les deux pêcheurs promenèrent des regards étonnés, qui embrassèrent le ciel et l’eau ; puis, leurs yeux se rencontrant, ils haussèrent simultanément les épaules sans rien dire. Mais leurs regards intrigués se tournèrent de nouveau vers l’homme qui portait le canot, et ils le virent, rendu au bord de l’eau, y lancer son embarcation, s’accroupir au milieu et, s’armant de son long aviron, se mettre à ramer avec vigueur, en tenant la proue de son canot tournée vers le chenal qui sépare l’île d’Orléans de la côte nord du fleuve.

La nuit venait.

Après avoir regardé s’éloigner pendant quelques minutes l’homme et le canot, un des pêcheurs dit à son compagnon :

— Vraiment, il faut que celui qui s’aventure ainsi en canot d’écorce sur cette mer démontée aime mieux être mort que vivant !

— Ce doit être un de ces coureurs de bois ; de ces gens qui n’ont peur de rien, répondit l’autre. L’as-tu regardé ?

— Un peu. C’est un grand jeune homme maigre. Ses cheveux sont blonds et il est entièrement vêtu de peaux.

— C’est justement cela ! C’est un coureur de bois ! Mais, coureur de bois tant que tu voudras, il faut qu’il soit fou pour risquer sa peau sur le fleuve par un temps pareil, et dans un canot d’écorce, encore !

— Ou bien, comme je le disais tantôt, repartit celui qui avait parlé le premier, qu’il aime mieux être mort qu’en vie.

Le jour baissait rapidement. Le canot, poussé par un bras vigoureux, achevait de traverser l’estuaire de la rivière Saint-Charles. Tantôt porté au sommet de quelque vague énorme, l’instant d’après il disparaissait derrière cette même vague ; et les deux pêcheurs ne le revoyaient que quelques centaines de brasses plus loin, soulevé par une autre vague, encore plus grosse que la première.

Au bout de quelques instants, la nuit fut presque complète. Le canot était déjà rendu si loin, que les pêcheurs, intéressés et émus par cette lutte entre un homme seul et l’onde en furie, ne l’apercevaient que confusément et par intervalles.

À la fin, il disparut complètement ; sans que les deux pêcheurs, rivés à leur place sur la grève et qui essayaient de tous leurs yeux de percer les ténèbres grandissantes, puissent dire s’il avait été englouti par les flots… ou par la nuit.


FIN