Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 292-300).

XLII

DERNIÈRE DEMEURE DE LE SUISSE

S’éveillant aux premières lueurs du jour suivant les événements que nous avons racontés dans le chapitre qui précède, Roger se mit sur son séant et regarda autour de lui. Il vit d’abord Ohquouéouée assise près de lui et qui lui souriait. Il lui rendit son sourire, mais il ne se rendait pas bien compte de ce qui lui arrivait, ni de l’endroit où il se trouvait.

Ses souvenirs cessaient au moment où Le Suisse, brisant ses liens, s’était emparé d’un tomahawk et, s’élançant sur les Iroquois avec la furie du désespoir, avait fini par succomber, la tête ouverte par un coup de tomahawk qu’un sauvage lui avait asséné par derrière. Ce qui était arrivé ensuite n’était qu’un rêve confus, où le jeune homme croyait voir Ohquouéouée s’éloigner de lui, puis revenir et le délivrer de l’arbre où il était retenu par des liens qui, en lui comprimant les poignets, le faisaient horriblement souffrir. Puis il s’était senti entraîné vers une couche où il s’était étendu avec délices.

Mais, dans son esprit encore embrouillé, tous ces événements se confondaient les uns avec les autres et, malgré qu’il fit de violents efforts de mémoire, il ne pouvait arriver à découvrir si tout cela était bien la réalité, ou s’il n’avait pas été le jouet d’un rêve.

Peu à peu, cependant, ses idées s’éclaircirent. Il se rappela distinctement la rencontre du canot sauvage sur la rivière Massawippi, l’attaque dans le bois, leur capture par les Iroquois et les tourments que ceux-ci avaient fait subir à son malheureux compagnon avant que celui-ci, rendu furieux par la souffrance, ne se fût délivré et n’eût obligé ses bourreaux de le mettre à mort.

Alors il se dit que des tourments semblables à ceux que les Iroquois avaient infligés à Le Suisse devaient lui avoir été réservés, et il comprit qu’il ne devait d’y avoir échappé qu’à l’intervention providentielle d’Ohquouéouée.

Mais comment Ohquouéouée se trouvait-elle là ?

Continuant ses réflexions à voix haute et s’adressant à l’Indienne, il demanda :

— Comment se fait-il que, après t’avoir quittée à l’embouchure du Saint-François à la fin de juillet, je te retrouve dans cette partie du pays, au mois de novembre, et en compagnie de ces sauvages ? Et comment se fait-il que tu aies assez d’autorité sur eux pour leur faire relâcher un prisonnier, surtout un prisonnier comme moi, qui ai aidé à leur tuer ou blesser une douzaine de guerriers avant de succomber ?

Alors Ohquouéouée, lui prenant la main et le regardant avec amour, l’amour que le sacrifice accompli met toujours dans les yeux d’une femme, se mit à lui raconter comment, lorsqu’elle était arrivée dans son village, un mois après avoir quitté les deux compagnons à l’embouchure du Saint-François, elle avait trouvé son père mourant et tous les guerriers de la tribu absents à la guerre. Comment, après la mort de son père, ne pouvant rester seule dans son village, elle s’était mise à la recherche de celui qui lui avait rendu service dans son malheur. Comment elle l’avait trouvé prisonnier des guerriers de Sarastau, sa tribu, et les moyens qu’elle avait pris pour le délivrer.

Il lui fallut, pour rendre son récit intelligible au jeune homme, lui faire part des recommandations de son père mourant, lui donner la substance du discours qu’elle avait fait aux guerriers réunis la veille au soir en conseil, ainsi que de la réponse d’Oréouaré. Elle dut aussi lui montrer l’alternative où elle s’était trouvée : de garder la considération des siens en leur abandonnant le prisonnier, ou de sauver celui-ci en quittant sa nation pour toujours et en s’en allant vivre chez les Blancs.

Il y avait, dans ce récit, une foule de choses qu’une jeune fille imbue des préjugés et habituée à toutes les cachoteries, à toutes les hypocrisies, disons le mot, que leur inculque la fausse éducation que nous donnons à nos enfants, n’aurait pas dites. Mais Ohquouéouée, pure et candide comme tout ce qui sort des mains de la nature, n’hésita pas à raconter au jeune homme tout ce qui s’était passé, sans même chercher à déguiser les sentiments qu’elle éprouvait à son égard.

Quand elle eut fini de tout lui raconter, Roger, qui l’avait écoutée sans l’interrompre une seule fois, la considéra quelques instants avec des yeux remplis d’affectueuse admiration. Puis, se rapprochant d’elle, il lui entoura les épaules de son bras et l’attira à lui en disant :

— Oréouaré disait-il vrai quand il prétendait que tu avais appris la langue et adopté la religion des Français ?

— Moi désire être chrétienne !… répondit Ohquouéouée en assez bon français.

Alors le jeune homme, au comble de la joie, serra la jeune fille sur son cœur et l’embrassa avec transports en disant :

— Chère Ohquouéouée !… Tu m’as sauvé la vie, au prix de ce que tu avais de plus cher, et maintenant les tiens te chassent et t’abandonnent dans ce pays éloigné !… Viens avec moi dans mon pays ! Je te promets que, aussitôt que ce sera possible, je te prendrai pour épouse !… Et, dès maintenant, je te jure de ne jamais aimer une autre femme que toi !

Il allait continuer sur le même ton, quand Ohquouéouée, se dégageant doucement, lui montra Oréouaré qui s’en venait vers eux.

Le chef iroquois, en s’approchant des deux jeunes gens, avait deux choses en vue : il voulait d’abord s’assurer qu’Ohquouéouée était toujours décidée de s’en aller chez les Blancs avec le jeune chasseur de noix ; mais, surtout, il voulait empêcher la jeune fille de communiquer avec les guerriers de Sarastau, afin d’éviter un rapprochement toujours possible entre les deux camps.

Le soir précédent, après qu’Ohquouéouée se fut retirée du conseil et qu’elle fut partie en emmenant Roger, tout le monde s’était installé pour dormir, car la nuit était avancée. Mais le matin venu, la discussion avait repris au sujet de la route à suivre pour retourner à Sarastau.

À présent qu’Oréouaré savait le vieux chef mort et sa fille écartée du chemin de son ambition, il n’avait plus la même hâte de retourner dans son village. Au contraire : il se disait que, comme il était le chef reconnu de la bande pour tout le temps que durerait la présente expédition, plus le voyage serait long, plus il aurait le temps d’affermir son autorité sur les guerriers qui l’accompagnaient, et plus il lui serait facile, à leur retour à Sarastau, d’étendre cette autorité sur toute la tribu.

La discussion ne fut donc pas de longue durée, et le rusé compère se rangea bientôt à l’avis de ceux qui voulaient passer par la Connecticut, tout en affectant d’agir ainsi par considération pour ceux de ses compagnons qui avaient d’abord suggéré cette route, et de n’être mû, en cédant à leurs instances, que par le désir de leur plaire. Puis il les avait quittés en leur disant qu’il allait voir Ohquouéouée et le Canadien, afin de se renseigner sur la meilleure route à suivre pour atteindre la rivière Connecticut, et en leur recommandant de hâter leurs préparatifs pour un prochain départ.

En arrivant auprès des deux jeunes gens, le chef s’adressa à Ohquouéouée et lui demanda par quelle direction elle était arrivée à cet endroit, et si elle n’avait pas eu connaissance d’un affluent de la Massawippi qui les conduirait, lui et ses compagnons, vers la rivière qu’ils voulaient atteindre.

Mais nous savons que ceci n’était qu’un prétexte : l’Iroquois voulait surtout amuser la jeune fille en causant, ainsi que son compagnon, et les empêcher de se remettre en communication avec les guerriers de sa bande ; il craignait toujours que ces derniers, changeant d’idée comme c’était leur coutume de le faire à tous propos et hors de propos, ne renouassent leur amitié avec la fille de leur ancien chef et ne détruisissent, de cette manière, l’échafaudage de diplomatie qui était en train de le porter au faîte des honneurs.

Après quelques minutes de conversation, au cours desquelles Roger crut devoir, par mesure de prudence, traiter le chef iroquois aussi amicalement que le permettaient les circonstances, Ohquouéouée se rappela le petit lac au pied de la montagne sur laquelle elle était montée pour retrouver sa route. Alors elle expliqua au chef qu’il n’avait qu’à remonter la Massawippi jusqu’au lac qui en est la source, à s’engager dans la première rivière qu’il rencontrerait en suivant la rive méridionale du lac, puis à remonter cette dernière rivière jusqu’au petit lac dont elle tire ses eaux. Alors, en faisant l’ascension de la montagne qui surplombe ce petit lac et en regardant dans la direction du soleil de midi, il découvrirait un autre petit lac, lequel, elle n’en avait aucun doute, devait déverser ses eaux vers la Connecticut.

À ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de sourire en lisant les indications qu’Ohquouéouée venait de donner à Oréouaré, nous conseillons d’aller s’égarer dans quelque partie du pays où il y a encore des sauvages. Puis, au premier de ces grands enfants que sont les habitants de la forêt qu’ils rencontreront, de demander leur chemin ; et ils verront si ce n’est pas là leur manière de donner des indications.

Quand Oréouaré se trouva assez renseigné sur la route à suivre, il revint au principal motif de sa visite, et conseilla aux jeunes gens de ne pas se rapprocher du camp, de crainte que ses guerriers, se ravisant et revenant sur leur décision de la veille, ne fissent un mauvais parti au Français. Puis, convaincu qu’il avait réussi à empêcher les deux jeunes gens de communiquer avec les Iroquois, il se retira en les assurant que lui et sa bande allaient se mettre en route sans plus tarder.

En effet, une demi-heure plus tard, les Iroquois étaient disparus derrière un tournant de la rivière Massawippi.

Pendant que les Iroquois faisaient leurs préparatifs de départ, Roger et Ohquouéouée étaient allés à la recherche du canot que les deux chasseurs avaient abandonné parmi les broussailles de la petite rivière au Saumon quand, la veille, ils avaient aperçu le canot sauvage qui venait à leur rencontre.

Ils le retrouvèrent intact ; les sauvages n’y ayant pas touché.

Les deux jeunes gens étaient cachés près du canot, lequel était maintenant leur propriété, car Le Suisse n’avait aucun parent dans la colonie qui pût réclamer sa part du produit de l’expédition, quand les Iroquois dépassèrent l’embouchure de la rivière, remontant la Massawippi de toute la force de leurs avirons.

Roger les suivit de loin, jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé l’embouchure de la Coaticook, afin d’être certain qu’ils ne s’engageaient pas dans cette dernière rivière ; car, dans ce cas, il lui eût fallu dire adieu au miel et aux peaux d’ours que Le Suisse et lui avaient amassés, et qu’ils avaient laissés dans leur hutte, au pied du rapide. Puis, quand il fut certain que les sauvages continuaient leur route par la Massawippi, il revint au canot, dans lequel il s’embarqua en compagnie de la jeune Indienne.

Ils descendirent la Massawippi jusqu’au campement, maintenant désert, des Iroquois. Et là, mettant pied à terre, Roger s’arma de l’instrument qui leur avait servi de bêche et de tisonnier pendant tout le cours de l’expédition, puis il se mit à la recherche d’un endroit où le sol serait assez élevé et assez sec pour y creuser une fosse.

Cette recherche le ramena jusqu’au renflement de terrain dont nous avons déjà parlé, entre la vallée de la rivière Saint-François et celle de la rivière au Saumon. Arrivé là, il enleva sa tunique et se mit à creuser la terre.

Quand la fosse fut assez profonde, il y transporta, avec l’aide d’Ohquouéouée, le corps de Le Suisse. Avec précautions, ils le déposèrent au fond de la fosse, où ils le couchèrent sur un lit de mousse. Puis Roger le recouvrit de grands morceaux d’écorce et remplit la fosse de terre.

Ensuite, encore aidé d’Ohquouéouée, il érigea, sur la fosse comblée, un monticule de cailloux qu’ils ramassèrent sur la grève. Puis ils surmontèrent le tout d’une croix, que le jeune homme façonna de deux branches d’arbre.

Ce travail achevé, et après avoir récité une prière sur la tombe de celui qui lui avait par deux fois sauvé la vie, qui avait été son compagnon fidèle depuis bientôt quatre mois ; de celui que les centres importants de la colonie ne verraient plus revenir, à l’approche de l’hiver, pilotant un canot chargé de noisettes, de faînes, de miel et de peaux d’ours : douceurs toujours bienvenues des habitants de la Nouvelle-France, et qui passait l’hiver et le printemps à faire, pour tous ceux qui voulaient l’employer, les commissions entre Québec, les Trois-Rivières, Montréal et les environs, comme très souvent, à de bien plus grandes distances, le Canadien entraîna l’Iroquoise vers le canot, dans lequel ils se rembarquèrent.

Après avoir manié l’aviron tout le reste de la journée, Roger et celle qu’il considérait, maintenant, comme sa fiancée, venaient, à la tombée de la nuit, camper à la tête du premier rapide qu’il leur fallait dépasser en descendant le Saint-François.