Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 279-292).

XLI

LE SORT DE ROGER SE DÉCIDE

Voici comment Ohquouéouée parla aux guerriers de Sarastau réunis en conseil, au confluent du Saint-François et de la Massawippi :

— Oréouaré veut savoir comment il se fait que je sois seule dans ce pays éloigné… Vous aussi, sans doute, désirez le savoir ?… Je vais vous l’apprendre. Mais, auparavant, j’ai à vous faire part d’une nouvelle qui va remplir vos cœurs de tristesse : Cayendenongue ! votre chef, celui qui vous a tant de fois conduits à la victoire, celui qui, tant de fois, a fait honneur à notre tribu dans les conseils de la nation, aussi bien que dans ceux où toutes les tribus étaient représentées, celui dont le nom faisait trembler tous les Peaux-Rouges qui habitent le long de la Grande Rivière de Canada et de l’autre côté des Grandes Eaux Douces ! celui qui savait se faire respecter de Corlaer, (nom que les Iroquois donnaient aux gouverneurs de la Nouvelle-York) aussi bien que de notre ennemi Ononthio (nom qu’ils donnaient aux gouverneurs de la Nouvelle-France,) Mon père !… — ici Ohquouéouée s’inclina profondément et fut plusieurs minutes silencieuse — Mon père est parti pour les territoires de chasse d’où l’on ne revient jamais !

À ces paroles, les guerriers ramenèrent leurs couvertures de peaux par-dessus leurs têtes et, le visage ainsi caché, ils se tinrent immobile pendant plusieurs minutes. Ce témoignage de respect donné à la mémoire de leur chef défunt, ils reprirent leur attitude d’attention et Ohquouéouée continua :

J’étais présente aux derniers moments de mon père. C’est à moi qu’il a fait ses dernières recommandations. Voici ce qu’il m’a dit : « Ohquouéouée ! Ma fille bien-aimée ! Je m’en vais ! Je pars pour aller retrouver les anciens guerriers de notre tribu, pour leur aider à faire la Grande Chasse !… Demain, je serai parti !… Il ne te restera que ma chair, qu’il te faudra exposer aux oiseaux de l’air, pour empêcher que les bêtes des bois ne rongent mes os. J’aurais voulu rester encore… rester jusqu’à ce que nos guerriers soient revenus, afin de te choisir, parmi eux, un époux digne de me remplacer à la tête de ces braves !… Mais je ne le puis, il me faut partir maintenant !… Je te laisse le soin de faire toi-même ce choix. Si tu as bien profité de mes conseils, celui que tu choisiras sera digne de toi, de moi et de toute la tribu de la Tortue… Quand nos guerriers reviendront, fais leur part de mes paroles… Que le Grand Esprit te protège !… » Voilà les dernières paroles que m’a dites Cayendenongue, avant de partir pour la Grande Chasse.

Quand nous eûmes, le lendemain, porté son corps dans la forêt où il a passé tant de jours de sa vie, toute employée à servir sa tribu, sa nation et sa race, je me mis à la recherche de celui que je désirais avoir pour maître, de celui que je souhaite voir devenir votre chef. Car, avant que mon père mourut, avant même qu’il eût parlé, mon choix était fait.

Ohquouéouée se recueillit quelques instants, puis reprit :

Quand, avant la dernière saison des neiges, je disparus de notre pays, enlevée de force par un Algonquin, je fus emmenée dans un village de cette nation, situé à plusieurs journées de marche de l’autre côté de la Grande Rivière de Canada. Je n’aurais jamais réussi à m’échapper de ce village, et à revenir dans mon pays, sans le secours d’un jeune guerrier blanc…

— Un guerrier d’Ononthio ? interrompit un de ceux qui l’écoutaient.

— Oui ! d’Ononthio, répondit Ohquouéouée, quelque peu interdite.

Aussitôt, la physionomie de ses auditeurs changea complètement d’aspect. D’ouverte et bienveillante qu’elle avait été jusque-là, elle devint fermée et sombre chez la plupart des guerriers, pendant que, dans le regard d’Oréouaré, brillait une lueur de satisfaction.

Continuant, bien qu’avec moins d’assurance qu’au début de son discours, Ohquouéouée leur raconta sa fuite de chez les Algonquins, dans quelles circonstances elle avait rencontré Roger, comment il l’avait transportée dans son canot d’un côté à l’autre du lac Saint-Pierre, traversée qu’elle n’aurait jamais pu faire sans son secours. Elle leur fit ce récit en insistant sur le fait que, sans l’aide du jeune guerrier blanc, elle n’aurait jamais pu revenir à temps dans son pays pour recevoir les dernières volontés de son père, en même temps que son dernier soupir, mais qu’au contraire elle serait certainement retombée aux mains des Algonquins. Puis elle leur dit comme son sauveur était beau, grand et fort. Ensuite elle vanta son adresse au fusil et à l’arc. Elle n’oublia pas non plus de leur dire comme il était bon nageur et d’appuyer sur le fait qu’il parlait les deux principales langues sauvages : l’algonquin et le huron, cette dernière étant celle des Iroquois, et de leur expliquer qu’il était fait aux us et coutumes des sauvages, ayant vécu dans une bourgade d’Algonquins pendant tout un hiver.

En terminant, elle leur apprit que celui qu’elle cherchait pour en faire son époux, en même temps que leur chef, était celui qu’ils retenaient prisonnier, attaché à un arbre ; et elle prit occasion du nombre de guerriers qu’il leur avait tués ou blessés pour vanter de nouveau sa force, son adresse et ses autres qualités guerrières.

Elle avait parlé longtemps, dans le plus morne silence, comme si elle eut parlé à des statues. Elle n’avait été interrompue qu’une seule fois, par la question du vieux guerrier, laquelle constituait une dérogation aux coutumes sauvages qui voulaient qu’un orateur fut écouté en silence et sans être interrompu, et qui était due à l’émotion causée par l’arrivée inopinée d’Ohquouéouée et par l’importance du sujet en jeu.

Quand la jeune fille eut fini de parler et qu’elle se fut rassise, le silence continua de planer sur l’assemblée pendant plusieurs minutes. On sentait que ce qui allait être dit ensuite allait décider du sort de la fille de Cayendenongue, et personne ne voulait être le premier à la frapper.

À la fin, un des plus vieux parmi les guerriers présents se leva et, s’adressant aux autres guerriers demeurés assis, il parla en ces termes :

— Le grand chef de la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée, Cayendenongue ! Celui qui était considéré comme le plus sage, en même temps que le plus brave parmi tous les chefs du pays, est parti pour la Grande Chasse !… Ainsi nous l’apprend sa fille !… Nous nous attendions tous à ce qu’il ne pourrait pas rester longtemps parmi nous. Cependant, nous espérions tous qu’il serait encore là quand nous reviendrions de la présente expédition !… Quand nous arriverons à Sarastau, Cayendenongue n’y sera plus !… Sa cabane sera déserte et son feu sera éteint !… Sa fille nous rapporte ses dernières paroles. Elle dit que le désir de son père fut qu’elle devint la femme d’un homme qui serait notre chef, qui prendrait la place de Cayendenongue !… Je crois qu’elle dit la vérité. Nous savons tous que notre chef respecté, n’ayant pas eu de fils, désirait que sa fille devint l’épouse de son successeur. Mais nous savons aussi que Cayendenongue n’aurait jamais pensé que sa fille put un jour désirer se donner à un homme… non-seulement à un homme qui n’appartient pas à notre tribu ni à aucune autre tribu sauvage, mais à un Blanc !… à un guerrier d’Ononthio… la pire espèce de Blancs ! ajouta-t-il, pendant que son visage prenait une expression de souverain mépris. Et ce Blanc qu’elle veut prendre pour époux et nous donner pour chef est notre prisonnier ! Il vient de tuer ou blesser plusieurs de nos meilleurs guerriers !… Pour moi, je n’obéirai jamais à un chef qui ne sera pas de ma nation et de ma tribu !

Sur ces dernières paroles, pleines de fierté, le vieux guerrier se rassit, sans avoir eu une parole de bienvenue pour la fille de son ancien chef.

Plusieurs autres guerriers se levèrent tour à tour et parlèrent après le premier, et tous ils abondèrent dans le même sens : ils regrettaient tous la mort de leur vieux chef, ils approuvaient tous son désir de voir sa fille unique devenir l’épouse de son successeur ; mais ils abhorraient tous l’idée d’obéir à un chef qui ne fut pas de leur tribu ou, au moins, de race sauvage. Il n’y en eut qu’une couple qui pensèrent à féliciter Ohquouéouée de son retour et à lui souhaiter la bienvenue parmi eux.

Quand tous ceux qui désiraient exprimer leur opinion l’eurent fait, Oréouaré, qui, jusque-là, était demeuré silencieux, se leva. Pendant que les autres parlaient, lui, avait mûri son plan. Il avait remarqué le changement d’attitude des guerriers à l’égard d’Ohquouéouée quand celle-ci avait parlé de son amour pour le jeune guerrier blanc, qu’elle désirait leur donner pour chef. Il avait aussi remarqué que seulement deux orateurs, juste assez pour souligner l’oubli, volontaire ou non, des autres, avaient souhaité la bienvenue à la jeune fille.

Non pas qu’il attachât une bien grande signification à cet incident : il connaissait assez ses compagnons pour savoir qu’au premier geste qu’Ohquouéouée ferait pour montrer qu’elle cédait aux instances de ses guerriers, ils se jetteraient tous à ses pieds, quittes à lui tourner de nouveau le dos à la première occasion.

Mais la conduite des orateurs montrait au chef qu’il était temps pour lui d’agir, s’il voulait réussir dans ses projets. Alors, se rappelant les efforts inutiles qu’il avait déjà faits pour gagner l’amitié d’Ohquouéouée quand celle-ci habitait avec son père au village de Sarastau, le mépris avec lequel elle avait repoussé toutes ses avances, les projets de vengeance qu’il avait souvent formés contre elle et son père — il n’avait jamais éprouvé d’amour pour Ohquouéouée ; le seul mobile qui l’avait guidé avait toujours été l’ambition — il se dit que le moment de se débarrasser pour tout de bon de la jeune fille, tout en s’emparant de l’autorité suprême dans sa tribu, était arrivé.

Mais, pour réussir dans l’exécution du projet de vengeance qu’il venait d’élaborer, il lui fallait tenir compte des différents aspects de la situation, dont le plus sérieux était celui-ci :

Essayer de se faire nommer chef suprême de la tribu sans avoir d’abord écarté définitivement Ohquouéouée de son chemin, était une chose risquée. Et voici pourquoi : Oréouaré, bien mieux que nos lecteurs, savait à quoi s’en tenir sur la fidélité des guerriers de sa race dans leur allégeance, surtout quand cette allégeance était donnée à des chefs de son espèce. De plus, se basant sur ses expériences passées, il croyait savoir qu’il ne fallait pas trop se fier à la constance des femmes en amour. Dans ces conditions, il craignait que la jeune fille, soit qu’elle se lassa de son guerrier blanc, soit que, ayant à choisir entre l’amour et le pouvoir elle choisit le dernier et, prenant pour époux un des jeunes guerriers de la tribu elle voulut le faire reconnaître pour chef, lui opposant ainsi un adversaire redoutable ; car l’époux d’Ohquouéouée serait supporté par l’affection que tout le monde avait pour la jeune fille aussi bien que par les dernières recommandations du vieux chef.

D’un autre côté, il lui serait bien facile de se débarrasser d’Ohquouéouée en la faisant mourir, et cela sans lui toucher lui-même ; l’amitié qu’elle venait de témoigner à un des pires ennemis de sa nation était une raison plus que suffisante pour qu’il pût, avec un peu de persuasion et dans l’état d’esprit où se trouvaient les guerriers en ce moment, la faire condamner à mort. Mais à cela, il ne fallait pas songer ; l’affection que tous ces vieux guerriers avaient pour la fille de leur défunt chef ferait que, tout en la trouvant coupable et en l’exécutant, ils en voudraient toujours à celui qui aurait été son dénonciateur.

Après avoir repassé tous ces différents aspects de la question dans son esprit, l’astucieux sauvage en vint à la conclusion que ce qu’il lui fallait, c’était un moyen de décider la jeune fille à quitter les siens et à s’expatrier d’elle-même. Et, ce moyen, il croyait l’avoir trouvé. Une très ancienne coutume de ces sauvages voulait que, quand un prisonnier était condamné à mort, une femme de la tribu pouvait lui sauver la vie en l’adoptant pour remplacer un membre de sa famille mort ; et c’était dans cette coutume qu’Oréouaré croyait avoir trouvé ce qu’il cherchait.

Quand il vit que tous ceux qui voulaient parler l’avaient fait, le chef se leva donc et parla lui-même en ces termes :

— Ohquouéouée, notre jeune sœur bien-aimée, que, chacun de nous, nous sommes heureux de voir revenue parmi les siens, vient de nous faire part de la grande perte que notre tribu, ainsi que toute la nation onnontaguée, vient de subir en perdant le chef qui nous conduisait depuis un si grand nombre d’années. Vous avez exprimé, bien mieux que je ne pourrais le faire moi-même, les regrets que nous éprouvons tous en perdant un chef si brave, si éclairé et si respecté de tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître. Vous vous êtes tous déclarés prêts à reporter sur celui que notre sœur bien-aimée choisirait pour époux, l’affection et l’obéissance que vous avez eues pour son père… Mais à une condition ; c’est que celui qu’elle choisirait serait de notre sang et de notre couleur, sinon de notre tribu… Un tel projet aurait pu se réaliser si Ohquouéouée n’avait pas toujours méprisé les guerriers de son sang… Vous savez tous que, depuis longtemps, j’ai désiré prendre pour épouse celle qui vient de vous parler. J’aurais été heureux de la prendre dans ma cabane, même si elle n’eût pas été la fille de notre chef !… Mais vous savez tous qu’elle a toujours refusé de venir dans ma cabane, qu’elle n’a jamais voulu, non plus, aller dans la cabane d’aucun autre guerrier de sa nation… Vous vous êtes, sans aucun doute, souvent demandé pourquoi elle refusait les offres de vos fils, les plus beaux et les plus braves guerriers de toute la nation onnontaguée ?… Vous le voyez maintenant !… Si elle refusait les offres des guerriers qu’elle avait vus grandir à ses côtés, c’était pour attendre, qui ?… Non pas un guerrier d’une tribu voisine !… Non pas un guerrier d’une autre nation sauvage !… Non pas, ce qui eût déjà été un affront pour toute la race sauvage, un guerrier yanguise, (les Iroquois prononçaient ainsi le mot « english ») mais un des pires ennemis de notre race ; un guerrier d’Ononthio, un de ceux qui accompagnaient les Algonquins quand ils vinrent attaquer notre village et amenèrent celle même qui les préfère à nous, prisonnière dans leur pays.

Dans cette partie de son discours, la voix d’Oréouaré, excité par les diverses passions qui l’agitaient, s’était élevée. Son regard s’était enflammé. Son geste avait pris de la force et de l’ampleur, et il avait vraiment l’attitude d’un grand orateur. Ceux qui l’écoutaient avaient subi l’influence de cette éloquence passionnée et, suspendus à ses lèvres, ils se laissaient, sans la moindre résistance, convaincre par ses raisonnements.

Le chef continua :

Vous le voyez comme moi, elle préfère les Blancs aux sauvages et, parmi les Blancs, les guerriers d’Ononthio aux guerriers yanguises ! Elle mériterait, pour cette offense, que nous la jetions dans la rivière avec une pierre attachée au cou… Mais, je vous en prie, — ici, sa voix devint douce et suppliante — soyez indulgents pour elle. Elle a vécu tout un long hiver chez les Algonquins et les Français. Elle a, à leur contact, oublié les traditions de sa race. Elle a appris la langue de ses ravisseurs, adopté leurs coutumes, et peut-être quelque robe noire l’a-t-elle convertie à leur religion ?…

En disant ces derniers mots, l’orateur se tourna vers Ohquouéouée et sembla attendre une réponse qui ne vint pas. Alors, se retournant vers ses autres auditeurs, il reprit :

D’un autre côté, vous savez tous que depuis longtemps je désire devenir votre chef. Que rien ne me rendrait aussi heureux et aussi fier que de commander à une tribu qui compte des guerriers aussi braves et adroits à la guerre, aussi sages et écoutés dans les conseils, que le sont les guerriers de la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée !… Voici donc ce que je propose : qu’Ohquouéouée prenne notre prisonnier, comme notre vieille coutume lui donne droit de le faire, mais, puisqu’elle préfère les guerriers blancs à ceux de sa race, qu’elle s’en aille avec lui au pays des Blancs, qu’elle préfère aussi aux Onnontagués, pendant que moi, Oréouaré, je ferai mon possible pour être digne de commander à la bande de braves que vous êtes !

Et Oréouaré se rassit, au milieu du plus grand silence.

Tous les regards s’étaient tournés vers Ohquouéouée qui, assise sur le sol, les jambes croisées devant elle, les mains jointes et les coudes appuyés sur les genoux, le menton appuyé sur sa poitrine et le regard fixé devant elle, réfléchissait à ce qui venait de se passer.

La nuit était déjà passablement avancée. Les ténèbres épaisses de la forêt étaient violemment déchirées en longues traînées séparées par les ombres que projetaient les arbres, causées par les reflets du brasier que les sauvages entretenaient au centre du cercle que formait le conseil. Une brise légère s’était élevée qui mêlait le mystère de ses murmures assourdis au crépitement du brasier et au clapotement des vagues minuscules du Saint-François venant mourir sur la grève.

Ohquouéouée réfléchissait et les guerriers respectaient son silence.

Bien qu’Oréouaré ne se fut basé que sur des suppositions quand il avait parlé des sentiments d’Ohquouéouée à l’égard des Blancs, il avait frappé juste.

Pendant les deux ou trois semaines que la jeune Indienne avait passées à rôder autour des Trois-Rivières, elle avait été à même d’observer, bien que de loin et en se tenant tout le temps cachée, les us et coutumes des habitants de la Nouvelle-France. Elle avait pu constater la différence qui existait entre le genre de vie des Français et celui des sauvages, et elle s’était éloignée de ces environs convaincue que les femmes des Blancs étaient mieux logées, mieux vêtues, mieux nourries et, d’une manière générale, mieux traitées que les femmes de sa nation.

De plus, chez elle, le terrain était préparé pour que ces constatations produisissent tout leur effet : le missionnaire qui avait passé l’hiver dans la même bourgade algonquine que la jeune Iroquoise, tout en lui enseignant un peu de français, lui avait aussi inculqué autant des principes de la religion catholique qu’il lui avait été possible de le faire en cinq ou six mois. Ohquouéouée avait été émerveillée des beautés de cette religion, nouvelle pour elle, dont les doctrines et, surtout, les quelques cérémonies, bien simples pourtant, auxquelles elle avait pu assister chez les Algonquins, comblaient, dans son esprit, un vide qu’y avaient toujours laissé les simagrées et les contorsions des jongleurs de sa tribu.

Tous ces souvenirs et toutes ces réflexions s’étaient bousculés dans son cerveau, pendant que les orateurs onnontagués avaient parlé. Mais, maintenant que le silence glacial qui régnait depuis qu’Oréouaré s’était tu la pressait de prendre un parti et d’en informer ceux qui attendaient sa réponse, une raison semblait s’être détachée de la masse confuse qui bouillonnait dans son cerveau et planer au-dessus de sa pensée. Et cette raison, qui allait influer le plus sur la décision qu’il lui fallait prendre sans retard, était celle-ci :

Il était certain, elle l’avait bien vu, non-seulement par les paroles des guerriers mais surtout à leur attitude pendant son discours et pendant celui d’Oréouaré, que jamais on ne lui permettrait de rester dans la tribu avec Wabonimiki — en elle-même elle lui donnait toujours son nom algonquin — comme époux. Alors, adieu à son beau rêve de retourner à Sarastau avec les guerriers de sa tribu qui auraient accepté Roger, son époux, pour chef.

Elle voyait bien, aussi, que pour accomplir les dernières volontés de son père, c’est-à-dire pour devenir l’épouse du chef de la tribu, il lui faudrait se donner à Oréouaré ; et, à cela, elle sentait qu’elle ne pourrait jamais se résoudre.

Mais ce qui, à ses yeux, apparaissait comme la chose la plus certaine, qui, pour elle, ne faisait pas le moindre doute, c’était qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul moyen de sauver la vie de celui pour qui elle eût joyeusement donné la sienne. Et ce moyen, c’était de faire comme Oréouaré l’avait proposé : Abandonner sa tribu pour toujours et, en compagnie de l’homme qu’elle aimait, s’en aller habiter au pays des Blancs.

Alors sa résolution fut prise. Sans gestes, sans paroles, sans non plus, qu’un seul de tous les guerriers qui la regardaient avec des yeux pleins de tristesse eût bougé ou dit un mot, elle se leva et, d’un pas lent mais assuré, elle se dirigea vers l’arbre où était attaché Roger.

Arrivée là, elle prit le tomahawk des mains d’une des deux sentinelles qui, reconnaissant la fille de leur vieux chef, ne firent aucune objection, trancha les liens qui retenaient le prisonnier à l’arbre contre lequel il s’appuyait, à moitié inconscient, puis s’entourant le cou d’un des bras du jeune homme et lui faisant une ceinture d’un des siens, car il pouvait à peine se soutenir, elle l’entraîna vers les profondeurs sombres de la forêt.

Quelques instants plus tard, un feu éclaira le sous-bois, à courte distance du campement des Iroquois. Dans le cercle de lumière qu’il projetait, on pouvait voir Ohquouéouée arrangeant un lit de mousse et de feuilles sèches sur lequel elle aidait Roger à s’étendre pour la nuit, pendant qu’elle-même s’installait pour le veiller.