Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 272-279).

XL

LA POLITIQUE DES IROQUOIS

Quand Ohquouéouée arriva dans le cercle de lumière que projetait le feu autour duquel étaient assis les principaux guerriers de la bande iroquoise, elle fut tout étonnée, aux premiers mots qu’elle entendit, de constater que le sujet de la discussion, pourtant très animée, était tout autre que le sort du prisonnier resté vivant : le conseil s’était remis à discuter sur la route à suivre pour retourner à Sarastau.

Oréouaré, le chef, qui n’avait consenti à retourner dans leur pays en passant par la Connecticut qu’à contre-cœur et pour ne pas compromettre son autorité sur la bande, faisait une dernière tentative pour décider ses compagnons à revenir à la rivière Magog et à s’en retourner chez eux en passant par le lac Memphrémagog, les montagnes Vertes et la rive occidentale du lac Champlain.

En insistant pour que la bande prît le chemin le plus court, Oréouaré avait un but personnel : cet Iroquois ambitionnait depuis longtemps de devenir le chef de sa tribu. Tant qu’Ohquouéouée avait été considérée comme devant succéder à son père, il s’était contenté, pour atteindre son but, de faire tout en son possible pour lui plaire, ainsi qu’au vieux chef.

Son intention était de succéder au père en se faisant accorder la fille comme épouse. Mais Ohquouéouée, soit qu’elle fût trop jeune pour penser à l’amour, soit qu’Oréouaré lui déplût réellement, n’avait jamais répondu aux avances de l’aspirant chef ; et l’ambitieux onnontagué en avait été pour ses frais.

Après la disparition d’Ohquouéouée, l’automne précédent, Oréouaré avait changé de tactique. À partir de ce moment, il s’était appliqué à imposer son autorité dans toutes les circonstances où il avait eu l’occasion de le faire ; dans l’espoir que les autres guerriers s’habitueraient peu à peu à lui obéir et que, la mort du vieux chef survenant, il prendrait tout naturellement sa place.

Parmi ces tribus sauvages, qui n’avaient ni constitution, ni code de lois établies, le poste de chef était une situation assez précaire ; et ils étaient très rares ceux qui, comme Cayendenongue, restaient chefs toute leur vie et qui, même à leur mort, avaient encore assez d’autorité pour tenter de désigner leur successeur.

Les chefs n’étaient le plus souvent choisis que temporairement ; soit que ce fût pour une expédition de guerre, une tournée de chasse ou pour toute autre entreprise. Il arrivait aussi que la même tribu avait plusieurs chefs : un pour la guerre, un pour la chasse, un pour présider les conseils de la tribu ou pour représenter la tribu dans les conseils de la nation, ou autres circonstances solennelles.

Leur manière de se choisir des chefs était aussi des plus arbitraires. Ils ne connaissaient aucun mode de sélection, ou d’élection, mais ils faisaient leur choix selon l’impulsion du moment.

Quand un guerrier plus ambitieux que les autres voulait être chef, il n’avait qu’à réunir autant de guerriers qu’il le pouvait en un conseil, où il leur proposait une expédition ou une entreprise quelconque. Puis il se mettait en route, suivi de tous ceux qui avaient approuvé son projet et qui l’avaient accepté pour chef.

Mais il arrivait des fois que, au cours de cette même expédition ou entreprise, un autre guerrier survenait avec une autre proposition ; et ce dernier, du coup, entraînait toute la bande à sa suite. Et le premier chef, qui perdait ainsi son autorité en même temps que ses partisans, n’avait d’autre ressource que de se mettre, lui aussi, à la suite du nouveau chef, tout en guettant une occasion de ressaisir l’autorité.

Les chefs qui imposaient ainsi leur autorité à force d’énergie ou en proposant ou en mettant à exécution des entreprises qui intéressaient toute la tribu, quelquefois toute la nation, ne devaient leur élévation qu’à leurs mérites. De ceux-là avait été Cayendenongue, le père d’Ohquouéouée. Et les mérites de ce vieillard avaient été si grands, qu’il était demeuré chef incontesté jusqu’à sa mort.

Mais, à côté de ces véritables chefs, il y avait ceux qui étaient ambitieux, mais qui n’étaient pas doués d’assez de génie, ou qui n’étaient pas assez vertueux pour arriver aux honneurs par leurs seuls mérites. Ceux-là étaient les politiciens ; et, de leur nombre, était Oréouaré.

À défaut de génie, ces politiciens sauvages employaient, pour arriver à leurs fins, la ruse ; ou, en d’autres termes, le mensonge, la calomnie, la corruption, les menaces, les flatteries. C’est-à-dire que, comme les politiciens modernes le font à l’égard de leurs concitoyens, ils exploitaient sans vergogne toutes les mauvaises passions de leurs camarades.

Nous ne pouvons nous empêcher, en passant, de constater comme la politique et les politiciens n’ont pas changé depuis ces temps anciens… Tout a marché, tout s’est amélioré, tout s’est civilisé depuis deux siècles ! Il n’y a que les politiciens qui n’ont pas changé ; la seule différence qu’il peut y avoir entre les politiciens iroquois du dix-septième siècle et les politiciens canadiens du vingtième, c’est que les premiers, quand ils voulaient acheter le support de quelque guerrier influent, le faisaient avec leurs biens personnels, tandis que placés dans des circonstances analogues, les politiciens canadiens se servent des biens de la nation.

Depuis qu’Ohquouéouée était partie de Sarastau, Oréouaré n’avait pas perdu une occasion, que ce fût au moyen de présents, de flatteries, de menaces ou autrement, de se faire des partisans parmi les guerriers de la tribu de la Tortue ; et il n’attendait plus, maintenant, que la mort du vieux chef pour se déclarer ouvertement et assumer les fonctions de chef de la tribu.

Dans ces conditions, c’était la crainte d’un de ces brusques revirements d’opinion dont nous avons parlé plus haut, revirements si fréquents et qui, s’il s’en était produit un à ce moment, lui aurait fait perdre le fruit de tout le mal qu’il s’était donné pour se faire des partisans, qui avait jusque-là empêché Oréouaré de s’opposer avec trop d’obstination à la route de la Connecticut. Mais, au moment où Ohquoueouée s’approchait du feu du conseil, et bien que la crainte de se faire des ennemis empêchât le chef de trop insister pour imposer sa volonté, la hâte qu’il avait d’être de retour à Sarastau lui faisait soutenir sa cause avec plus d’âpreté qu’il n’en avait montré au cours des discussions précédentes.

Il savait dans quel état de santé ils avaient, à l’été, laissé leur vieux chef. Il se disait que le vieillard pouvait succomber à ses infirmités d’un moment à l’autre ; et il tenait grandement à être présent au milieu de la tribu quand Cayendenongue mourrait, afin de pouvoir s’emparer de l’autorité suprême avant qu’un autre pût tenter de le faire.

Le chef terminait une longue harangue, dans laquelle il avait exposé les raisons qui, selon lui, pouvaient engager ses compagnons à prendre le chemin le plus court pour regagner le pays : telles que l’approche de l’hiver, le besoin que les femmes et les enfants de la tribu avaient que les guerriers reviennent au plus tôt car, seuls, ils étaient exposés, presque sans défense, aux attaques de leurs ennemis, le désir que chaque guerrier devait avoir de revoir les siens, et toutes les autres raisons que, dans son esprit, il croyait devoir influer sur la décision de ses compagnons quand, soudain, il aperçut Ohquouéouée qui sortait de l’ombre et se rapprochait lentement du feu.

Il s’arrêta court ; et il regarda la jeune fille s’avancer vers eux, comme s’il se fut agi d’un spectre.

Les autres guerriers, suivant la direction de son regard étonné, la virent aussi ; et tous, ils la suivirent des yeux jusqu’à ce qu’elle se fut arrêtée à deux pas du cercle qu’ils formaient autour du feu. Alors les guerriers s’écartèrent, lui faisant une place parmi eux, et elle s’assit, faisant face à Oréouaré et ayant le feu entre elle et le chef.

Oréouaré, recouvrant son sang-froid, reprit son maintien de chef de guerre, que l’arrivée inattendue d’Ohquouéouée lui avait fait perdre un instant et, se rasseyant avec la plus grande impassibilité, il ramena sur ses épaules la peau qui lui servait de manteau. Puis, prenant son calumet, il retira un tison du feu l’appliqua au petun et se mit à fumer en silence.

Après avoir tiré quelques bouffées d’une légère fumée bleue, à la senteur acre, le chef passa le calumet à Ohquouéouée qui, elle aussi, se mit à aspirer la fumée, qu’elle renvoyait vers le feu.

Pendant tout ce temps, le silence n’était troublé que par le clapotement en sourdine du courant sur les cailloux de la grève, et par le bruissement du vent dans ce qui restait de feuilles aux arbres, le tout scandé à intervalles presque réguliers par l’éclatement des braises dans le feu.

Quand Ohquouéouée eut, un peu plus tard, passé le calumet à un autre guerrier, Oréouaré dit, sans se lever et en se tournant à demi vers la jeune fille :

— Nous ne nous attendions pas à rencontrer notre jeune sœur toute seule dans ce pays éloigné !

Après cette remarque, qui s’adressait bien plus aux guerriers qu’à celle qu’il avait fait mine d’interpeller, le chef fut quelques secondes silencieux ; puis, après avoir fait le tour de ses compagnons, son regard revint se fixer sur celui d’Ohquouéouée, pendant qu’il ajoutait :

Mais peut-être notre sœur n’était-elle pas seule ?… Peut-être était-elle accompagnée des deux Français qui viennent de nous tuer une dizaine de guerriers et d’en blesser autant ?…

Le rusé compère avait tout de suite prévu, en apercevant la jeune fille, qu’un conflit d’autorité allait probablement s’élever entre elle et lui ; et il prenait les devants en la compromettant aux yeux des autres guerriers. Par les deux allusions sournoises qu’il venait de faire, il la mettait aussi dans l’obligation de parler la première, et d’exposer ses projets aussi bien que la raison de sa présence en ce lieu, avant d’avoir entendu les autres guerriers et de connaître leurs dispositions à son égard.

Ohquouéouée attendit assez longtemps pour être certaine qu’Oréouaré n’avait plus rien à dire, et aussi qu’aucun autre guerrier n’avait l’intention de parler, avant de se lever. Une fois debout, elle promena un regard ferme et assuré sur le cercle de visages bronzés qui l’entouraient, et qui tous étaient tournés vers elle. Chacun de ces visages était éclairé par une paire d’yeux noirs et brillants, qui regardaient la jeune fille avec attention.

Un par un, elle plongea son regard dans celui de tous les guerriers qui, commençant à sa droite et finissant à sa gauche, formaient un cercle dont le centre était occupé par le feu. Un par un, elle étudia leur physionomie et elle chercha à lire au fond de leur cœur les sentiments qui les animaient à son égard.

C’étaient tous de vieux guerriers qui avaient, à la suite de son père, parcouru le pays en vainqueurs. Ils l’avaient tous vue grandir, et ils avaient tous été témoins du soin avec lequel son père l’avait élevée, aussi bien que de l’affection que le père et la fille avaient eue l’un pour l’autre.

Elle vit que chacun de ces vieux compagnons de son père avait un regard affectueux pour la fille de leur chef respecté ; et elle crut qu’elle n’aurait pas de peine à les gagner à sa cause, c’est-à-dire à la cause du jeune Canadien, qui était tout ce qui l’intéressait au monde.

Alors elle parla ; et, en ce moment, elle était bien la fille de sa race ! Elle était bien surtout la fille de l’un des plus grands chefs que sa race ait produits, car elle s’apprêtait à montrer qu’elle avait su profiter des enseignements que lui avait prodigués son illustre père.