Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 134-141).

XIX

LA SOURCE ABÉNAQUIS

Nous sommes maintenant revenus au bord de la source Saint-Léon, où nous avions laissé Roger racontant sa vie à Ohquouéouée. Comme il finissait son récit, lequel, soit dit entre parenthèse, n’avait pas été aussi long que le nôtre, le jeune homme s’aperçut que les rayons du soleil, filtrant entre les feuilles et tombant perpendiculairement sur le sol, indiquaient qu’il était près de midi. Alors, il dit à sa compagne :

— Nous ferions mieux de retourner au canot, où Le Suisse doit nous attendre avec impatience, car le dîner qu’il nous a promis doit certainement être prêt à cette heure.

Ils se levèrent et après avoir bu encore quelques gorgées d’eau salée, ce qui occasionna de nouvelles grimaces de la part du Canadien, ils se mirent en route pour le retour.

Leur intimité avait dû s’accroître pendant les deux heures qu’ils avaient passées en tête-à-tête auprès de la source car, alors qu’à l’aller, le jeune homme marchait en avant et n’attendait la jeune fille qu’aux passages difficiles, afin de lui aider à les franchir, au retour ils marchèrent côte à côte. Quand ils rencontraient un ruisseau, un fourré ou tout autre passage difficile où Roger croyait devoir aider Ohquouéouée, il ne se contentait pas d’écarter les branches et de lui indiquer où mettre le pied comme en venant, mais il la soutenait et la portait presque à travers l’obstacle. Et si, à d’autres endroits moins difficiles, il suffisait qu’il prit son bras, il continuait de le retenir longtemps après que l’obstacle eut été franchi ; pendant que l’Indienne, de son côté, ne faisait pas le moindre effort pour se dégager.

Pendant qu’à l’aller, le voyage s’était fait presqu’en silence, au retour, la conversation ne faiblit pas un seul instant. Ils étaient si intéressés l’un et l’autre que, quoiqu’ils n’eussent pris qu’une petite heure pour aller, il leur fallut plus d’une heure et demie pour revenir, et qu’ils trouvèrent Le Suisse d’assez mauvaise humeur.

— Que faites-vous donc ?… leur cria-t-il d’aussi loin qu’il les aperçut. Il y a près de quatre heures que vous êtes partis pour faire un voyage de deux heures ou deux heures et demie au plus ! Midi est passé depuis plus d’une heure, et le dîner est en train de se gaspiller en vous attendant !

En effet, devant un feu de braise établi dans une excavation de la berge servant de cheminée, enfilés par les ouvertures branchiales dans une branche verte, une demi-douzaine de beaux poissons, rôtis qu’ils en étaient dorés, attendaient les dîneurs. Devant le même feu, mais sur une autre branche, cuisait aussi une espèce de galette, faite de farine de sarrasin pétrie avec de l’eau que Le Suisse avait rapportée de la source le matin. Cette galette était destinée à remplacer le pain.

Les deux compagnons, imités par l’Indienne qui ne quittait pas Roger d’une semelle, s’assirent près du feu et se mirent à manger avec entrain.

Pendant tout le temps que dura le repas, si l’on excepte quelques phrases brèves échangées entre les deux hommes, la conversation fut presque nulle. Le Suisse se contentant de s’informer de ce qui avait retardé les deux jeunes gens dans leur promenade, Roger expliquant qu’ils s’étaient amusés à causer. Explication qui fit sourire Le Suisse et lui fit faire, sur un ton badin, la remarque qu’il aurait dû s’attendre à cela, en laissant l’Indienne accompagner Roger.

Le repas achevé, Roger, continuant la conversation souvent interrompue, dit à son compagnon :

— Ohqououéouée dit qu’il y a une autre source, semblable à celle que nous venons de visiter, de l’autre côté du lac Saint-Pierre et le long de la rivière Saint-François. Comme cela se trouve sur notre chemin, nous pourrions peut-être y traverser cet après-midi ?… De cette manière, Ohquouéouée se trouverait rendue sur la rive sud du Saint-Laurent, qu’elle cherche à atteindre depuis deux longs mois, et quant à vous, vous pourriez continuer votre cure à cette autre source, dont l’eau, au dire de la jeune fille, est en tous points semblable à celle de ce côté-ci du fleuve.

Pendant que Roger parlait, le visage de Le Suisse avait graduellement assumé une expression de douce raillerie. Quand Roger se tut, il dit en souriant :

— Je croyais que cette sauvagesse t’intéressait beaucoup plus que cela !… Je n’aurais certainement jamais pensé que tu chercherais à t’en débarrasser si tôt !

— Elle m’intéresse beaucoup, en effet, répondit Roger qui ne put s’empêcher de rougir. C’est pour cette raison que je fais mon possible pour lui aider à accomplir ce qu’elle semble désirer le plus : retourner dans son pays.

Depuis le retour des deux jeunes gens, Ohquouéouée n’avait pas prononcé une parole. Quand les deux hommes parlaient, elle les regardait tout à tour, comme si elle eut compris ce qu’ils disaient, malgré qu’ils s’entretinssent tout le temps en français, seule langue que Le Suisse comprît et parlât couramment.

Quant à Roger, il parlait avec facilité l’algonquin, ayant eu le temps de l’apprendre pendant l’hiver qu’il avait passé dans une bourgade de cette nation. C’est dans cette langue qu’il s’entretenait avec l’Iroquoise, car celle-ci la parlait aussi couramment, l’ayant apprise pendant l’hiver qu’elle avait passé dans la même bourgade que le jeune homme, mais trois ans plus tard.

Quand, le matin, Roger avait aperçu l’Indienne essayant de s’emparer de son canot, il l’avait prise pour une Algonquine et il l’avait apostrophée en algonquin. Ohquouéouée lui avait répondu de même et, depuis, ils continuaient de se parler dans cette langue, bien que Roger sût passablement d’iroquois. Le jeune homme avait appris cette dernière langue au contact des Hurons, lesquels parlaient à peu près la même langue que les Iroquois et qui, en venant des pays d’en haut traiter avec les Français, ne manquaient jamais d’arrêter à Lachine, à l’aller comme au retour, afin de goûter au fond de commerce de maître Boire.

Le jeune Canadien baragouinait même quelques mots d’anglais, qu’il avait appris en servant, chez l’aubergiste, une couple de négociants d’Albany, qu’une expédition dirigée contre les Agniers avait surpris dans une bourgade de cette nation et avait ramenés prisonniers. S’il se fût agi de pauvres diables, on les eût tout simplement jetés en prison. Mais comme ces marchands de la Nouvelle-York avaient de l’argent à plein goussets, on leur permit de demeurer chez maître Boire, comme pensionnaires, en se contentant de leur faire promettre qu’ils ne chercheraient pas à s’enfuir.

Les exigences de son service mettaient Roger en rapports journaliers avec ces deux Anglais et, d’esprit facile et capable, comme tous les vrais Canadiens, d’apprendre tout et n’importe quoi, il eut vite fait de savoir assez du langage de ces deux étrangers pour pouvoir les comprendre et se faire comprendre d’eux avec facilité.

Notre héros était donc éminemment doué pour faire, plus tard, quand l’âge et l’expérience seraient venus parfaire son éducation, un coureur de bois en état de rendre les plus grands services à sa patrie. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, pour Roger Chabroud, il n’existait point d’autre patrie que le Canada.

Mais revenons à nos moutons.

Quand Roger avait parlé de reconduire, aussi vite que possible, Ohquouéouée de l’autre côté du Saint-Laurent, les yeux de cette dernière, qui n’avaient pas quitté le visage du jeune homme pendant tout le temps qu’il avait parlé, s’étaient quelque peu agrandis. Ils se reportèrent aussitôt sur le visage de Le Suisse et semblèrent attendre sa réponse avec anxiété. Celui-ci, après avoir réfléchi deux ou trois minutes dit :

— Personne ne nous a vus entrer dans cette rivière, car nous avons dépassé les habitations situées à son embouchure avant qu’il ne fit jour et, à cette heure matinale, il ne devait y avoir personne de levé. Il ne serait donc pas bon que l’on nous en vit sortir, en plein après-midi, avec une femme sauvage dans notre canot.

Après un moment de silence, pendant lequel Le Suisse sembla continuer ses réflexions, il reprit :

— Si cela te convient, nous partirons d’ici au soleil couchant. Cela me donnera le temps de retourner faire un tour à la source cet après-midi, et d’en être de retour assez tôt pour que nous puissions descendre, jusqu’aux approches des habitations, avant que les ténèbres ne deviennent trop épaisses. Nous resterons cachés là jusque vers les dix heures de nuit et, quand nous croirons tous les habitants couchés et endormis, nous nous remettrons en route. Cela nous amènera de l’autre côté du lac au point du jour, comme nous sommes arrivés de ce côté-ci, et nous entrerons dans le Saint-François, comme nous sommes entrés dans la rivière du Loup, sans être vus de personne.

Pendant ce discours, le visage d’Ohquouéouée avait paru s’attrister. À la fin, sa tête s’inclina sur sa poitrine et son regard se porta vers la terre, où il resta fixé.

Roger répondit :

— Je crois que tu as raison, Suisse, et que nous ne pourrions faire mieux que de suivre le programme que tu viens de nous tracer.

Les deux hommes causèrent encore quelques instants, puis Le Suisse se leva et s’enfonça dans le bois, en prenant la direction de la source Saint-Léon.

Roger le regarda s’éloigner et, quand il eut disparu, caché par les arbres, il se tourna vers Ohquouéouée en disant :

— Il ne faut pas en vouloir à Le Suisse de son air bourru et de ses manières rudes, car, au fond, c’est un excellent cœur. Sans lui, je serais certainement mort au fond des bois de l’autre côté de Ville-Marie.

— Quand je l’ai vu pour la première fois, il m’a fait peur, mais je commence à m’habituer à ses manières. Si je restais assez longtemps avec vous deux, j’arriverais peut-être à l’aimer…

L’Iroquoise avait dit ces quelques mots d’une voix qui, malgré qu’il fût tout près de son interlocutrice, avait paru très basse au jeune homme. Mais celui-ci avait déjà remarqué que, même quand il en était plus éloigné et malgré qu’elle n’élevât jamais la voix, il l’entendait tout aussi distinctement. On eût dit que la voix de cette Indienne, qui tout en étant très douce n’en était pas moins résonnante, avait des ailes et volait ou, plutôt, planait dans l’espace. On croyait encore l’entendre vibrer après qu’elle avait fini de parler, tout comme on continue d’entendre vibrer une cloche longtemps après que le marteau l’a frappée.

— Tu l’aimerais bien certainement, reprit Roger, car il vient de consentir à abréger son séjour ici afin de ne pas te faire attendre ton départ pour ton pays. Nous traverserons la Grande-Rivière cette nuit et, demain si cela te plaît, tu pourras te mettre en route pour Sarastau.

— J’ai bien hâte de voir mon père ! fit Ohqouoéouée de sa voix basse et musicale, qui, maintenant et à chaque fois qu’elle parlait, allait droit au cœur du jeune homme.

Après ces quelques phrases, échangées d’une manière hésitante de la part de Roger, et avec un air de tristesse de la part de l’Indienne, les deux jeunes gens furent assez longtemps silencieux. Puis, tout à coup, Roger dit :

— Nous ferions bien, je crois, de préparer quelque chose à manger pour quand Le Suisse reviendra, car il n’y a aucun doute qu’il va avoir une faim de loup.

Joignant l’action à la parole, il alla au canot chercher le morceau de fer qui, dans la matinée, avait servi de bêche à Le Suisse, puis il se mit à fouiller la terre. Quand il eut déterré quelques vers, il ramassa la ligne qui gisait sur la grève, l’amorça et la jeta à l’eau.