Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 142-150).

XX

SÉPARATION

Pendant que Roger pêchait, Ohquouéouée avait ramassé du bois sec et rallumé le feu. De sorte que, quand Le Suisse revint, le repas était prêt. Ils mangèrent tous les trois de bon appétit et, le soleil étant à la veille de se coucher comme ils finissaient, ils se mirent en route.

À la tombée de la nuit, les voyageurs arrivèrent en vue des deux ou trois habitations de colons bâties près de l’embouchure de la rivière. Ils atterrirent, puis, pendant que Roger et Ohquouéouée restaient cachés près du canot, Le Suisse s’en fut rôder autour des habitations. Un peu après dix heures, il revint et annonça que, tout le monde paraissant dormir, il était temps de se remettre en route. Ils se rembarquèrent donc et, les deux hommes se mettant aux avirons pendant qu’Ohquouéouée s’asseyait au milieu du canot, ils ramèrent de toutes leurs forces et sans faire de bruit.

Ceux de nos lecteurs qui ont l’habitude d’aller en canot ou en chaloupe, savent combien il est difficile de ramer sans faire de bruit. Pour les autres, qu’il nous suffise de dire que le bruit fait par un aviron qui heurte le bord de l’embarcation peut, la nuit, sur l’eau et par un temps calme, être entendu à plus d’un mille de distance.

Quant à nos voyageurs, qui avaient à passer à quelques verges seulement des habitations, et bien que tous ceux contenus dans ces habitations eussent été censés dormir, il leur fallait ramer avec les plus grandes précautions, jusqu’au point de retenir leur souffle quand ils dépassaient une maison, pour arriver à ne pas faire de bruit. Ils y réussirent si bien que, entre onze heures et minuit, ils débouchaient heureusement dans le lac Saint-Pierre, sans que personne n’eût eu connaissance de leur passage.

Il n’y avait pas de lune, mais quelques étoiles qui brillaient entre les nuages leur permettaient de distinguer confusément les deux rives ; ou, plus exactement, de distinguer, quand ils levaient la tête et regardaient au-dessus d’eux avec attention, la masse grisâtre des nuages entre les deux rangées d’ombres épaisses formées par les arbres bordant les deux côtés de la rivière.

Quand Le Suisse vit ces deux rangées d’arbres s’écarter progressivement et, en s’éloignant d’eux, leur découvrir une étendue du firmament qui allait toujours en s’élargissant, il dit, d’une voix juste assez haute pour être entendue à l’autre bout du canot, où était Roger :

— Nous allons continuer de ramer en aussi droite ligne que possible, jusqu’à ce que nous touchions terre, de l’autre côté du lac. Une fois là, nous attendrons les premières lueurs du jour pour chercher l’entrée de la rivière. En nous dirigeant toujours droit devant nous, nous sommes certains d’atteindre l’autre rive en aval du Saint-François. Nous n’aurons alors, dès que nous y verrons assez pour nous diriger, qu’à suivre, en remontant, le bord du lac jusqu’à l’embouchure de la rivière et à y entrer aussi vite que possible. De cette manière, nous avons grande chance de n’être aperçus de personne, même si, par hasard, il y avait quelqu’un sur le lac.

Sans répondre, Roger plongea son aviron dans l’eau. Le Suisse en fit autant, et le canot se mit à voler à la surface du lac. Il faisait encore nuit noire quand ils abordèrent de l’autre côté.

À cette époque de l’année, le jour vient de bonne heure. À trois heures, on commence déjà à distinguer les objets qui nous entourent. Il y avait à peine une demi-heure que nos voyageurs avaient senti le fond de leur canot grincer sur le sable de la rive sud du lac, quand une teinte grise apparut à l’horizon. Dix minutes plus tard, ils y voyaient assez pour se diriger et les deux hommes se remettaient aux avirons.

Après avoir ramé une petite demi-heure et avant qu’il ne fît tout à fait jour, ils apercevaient l’entrée du Saint-François et s’y engageaient, disparaissant entre une double rangée d’arbres. Quand le jour fut complètement venu et que toute l’étendue du lac fut pleinement visible, la surface en était déserte. Les trois voyageurs continuèrent de voguer en remontant le Saint-François jusque vers cinq heures, alors que, sur les indications d’Ohquouéouée, ils atterrirent et, l’Indienne battant la marche, ils s’enfoncèrent dans le bois.

La berge, à l’endroit où ils avaient pris terre, est très élevée. Ils durent gravir une forte côte avant de se trouver au niveau du pays environnant. Parvenus à ce niveau, Ohquouéouée se mit à guider les deux hommes dans la direction du lac Saint-Pierre, d’où ils étaient venus, et en suivant la crête de la côte, ce qui les éloignait insensiblement de la rivière. Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, ils arrivèrent à un endroit où la crête qu’ils suivaient, alors distante de quelques centaines de pas de la rivière, s’abaissait en pente plus douce et, décrivant une longue courbe vers la gauche, allait s’affaisser dans les marécages qui bordent la rive du lac.

Ohquouéouée, toujours suivie des deux hommes, tourna à droite et se mit à descendre la pente qui les ramenait à la rivière. Ce que voyant, Le Suisse s’exclama :

— Ce n’était pas la peine de nous faire grimper cette côte, pour nous la faire redescendre aussitôt ! Nous aurions fait tout aussi bien de rester au niveau de la rivière et de venir ici en suivant la berge !… Pourquoi, aussi, n’avons-nous pas atterri vis-à-vis d’ici, au lieu d’aller atterrir là-bas, pour revenir ensuite sur nos pas ?

Roger dit, en algonquin et en s’adressant à l’Indienne :

— Le Suisse s’étonne, et moi aussi je trouve singulier que tu nous fasses faire un si long détour !… Pourquoi ne nous as-tu pas fait atterrir plus près de l’endroit que nous cherchons ?… Es-tu en peine de retrouver la source ?

— Je sais très bien où est la source, répondit Ohquouéouée. Si je vous ai fait remonter la rivière si haut, c’est qu’entre la source et la rivière il y a un marécage que nous n’aurions pu traverser. Ce marécage s’étend, en descendant, jusqu’au lac et il nous fallait absolument le contourner par en haut. Quant à la source, la voici !

Tout en parlant, ils achevaient de descendre la côte et n’étaient plus qu’à quelques pas du marécage dont Ohquouéouée leur parlait, quand, contournant, à la suite de l’Indienne, la base d’un énorme pin, ils aperçurent, sortant d’entre les racines de l’arbre, une source d’un volume si considérable qu’en sortant de terre elle formait un joli ruisseau. Ce ruisseau, après avoir parcouru le reste de la pente, se répandait sur la terre, très loin en descendant et sur une bonne distance en remontant le cours de la rivière, rendant le terrain spongieux et trop détrempé pour supporter le poids d’une personne. N’eut été quelques touffes d’herbe et quelques arbrisseaux croissant çà et là sur les rares buttes de terre émergeant de l’eau, toute cette étendue de terrain, imprégnée comme elle l’était d’eau salée, eût été complètement dépourvue de végétation.

En apercevant la source, Le Suisse se baissa, y plongea ses mains et les releva pleines d’eau qu’il porta à sa bouche. Puis, s’étendant de tout son long sur le sol, il trempa ses lèvres dans l’eau et but à longs traits à même la source.

Il ne s’arrêta qu’à bout d’haleine. Alors, se relevant, il dit, le visage souriant :

— Cette eau a exactement le même goût que celle de la rivière Du-Loup. C’est dommage que nous ne l’ayons pas connue plus tôt, cela nous eût évité un détour de plusieurs lieues que nous avons fait pour trouver l’autre… Il est vrai que cela nous eût aussi fait perdre l’occasion de rendre service à ton amie, la sauvagesse…

Il avait dit ces derniers mots en souriant et en regardant Roger d’un air narquois. Le jeune homme rougit un peu mais ne répondit pas, comme à chaque fois que son compagnon faisait un rapprochement entre lui et l’Indienne.

Pendant que Le Suisse parlait, Ohquouéouée s’était baissée à son tour et, à l’aide de ses mains réunies, avait soulevé un peu d’eau à ses lèvres. Après elle, Roger y goûta aussi, mais ne la trouvant pas plus à son goût que celle de la première source, il dit, en se relevant et en s’adressant à son compagnon :

— Tu peux en boire tant que tu voudras, de ton eau minérale. Quant à moi, je n’y tiens pas. Je préfère, pendant que tu resteras ici, près de ta source, retourner au canot et avoir l’œil aux provisions. Puis, se tournant vers l’Indienne, il ajouta, en algonquin :

Viens-tu, Ohquouéouée ?

Sans répondre, la jeune fille se mit à marcher à sa suite et, tous les deux, ils gravirent la côte, refaisant le chemin par où ils étaient venus une demi-heure plus tôt.

Arrivé au sommet de la pente, c’est-à-dire au niveau du pays environnant, Roger allait tourner à gauche pour prendre le chemin de l’endroit où ils avaient laissé leur canot, quand il se sentit tirer par sa manche. Se retournant, il vit la jeune Indienne immobile, la tête baissée et le regard fixé sur le sol devant elle. Les mouvements précipités de son sein et un frémissement qui agitait tout son corps, indiquaient qu’elle était sous le coup d’une forte émotion.

Roger, la voyant ainsi agitée, lui demanda :

— Qu’as-tu donc, Ohquouéouée ?… Pourquoi trembles-tu ainsi ?… Serais-tu malade ?

L’Indienne fit un suprême effort et maîtrisa son émotion. Puis, d’une voix assez ferme, elle répondit :

— Je ne suis pas malade, et c’est très heureux, car j’ai un long voyage devant moi !

— Ah ! c’est vrai ! Tu veux retourner dans ton pays ?… Mais rien ne presse. Pourquoi ne retardes-tu pas ton départ jusqu’à demain ? Le Suisse et moi allons passer la journée et la nuit ici ; reste avec nous à te reposer et tu partiras demain, d’aussi grand matin qu’il te plaira.

Le jeune homme parlait avec volubilité. On eût dit qu’il savait d’avance que la résolution de l’Indienne était définitivement prise, et qu’il cherchait plutôt à s’étourdir lui-même qu’à convaincre celle à qui il s’adressait.

Pendant que Roger avait parlé, Ohquouéouée était restée les yeux baissés. Quand il se tut, elle releva la tête et, après avoir regardé le jeune homme un moment, elle dit, de sa voix chantante, de cette voix qui le pénétrait jusqu’à la moelle :

— Quand Wabonimiki — elle lui donnait son nom algonquin — quand Wabonimiki m’a surprise en train de dérober son canot, il aurait pu me tuer, et aucun des miens n’aurait eu le droit de me venger !… Il ne m’a pas tuée et je l’en remercie !… Quand je lui eus appris que je voulais m’emparer de son canot afin de pouvoir traverser la Grande-Rivière et retourner chez les miens, il a aussitôt dit : « Je vais te conduire de l’autre côté de la Grande-Rivière. » Je le remercie encore !… Le jeune guerrier blanc a montré que son cœur est bon et qu’il est prêt à rendre service aux pauvres enfants de la forêt.

S’inclinant, l’Indienne prit dans ses mains une de celles du jeune homme, y appuya son front brûlant, et resta plusieurs minutes dans cette position.

Quand elle se releva, elle resta encore quelques instants silencieuse, puis elle reprit :

Ohquouéouée n’oubliera jamais que Wabonimiki l’a aidée et protégée !… Le nom et les traits du jeune guerrier blanc sont à jamais gravés dans le cœur de l’Indienne !… Si jamais Wabonimiki vient au pays des Eaux-Salées, là où habite la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée, mon père le recevra comme s’il était son fils. Et si jamais Ohquouéouée peut lui rendre service, fût-ce au prix de sa vie, elle le fera avec bonheur !

L’Indienne se tut subitement, et se retournant, elle s’éloigna à grands pas.

Pendant tout le temps qu’Ohquouéouée avait parlé, et même à son brusque départ, Roger n’avait pu articuler une parole, tant l’émotion l’étreignait à la gorge. Et cette émotion, qui s’était emparée de son être au moment où il avait vu que la jeune Indienne s’apprêtait à le quitter, était si complexe, qu’il ne pouvait la définir. Il vit Ohquouéouée parcourir une cinquantaine de pas, puis se retourner et le contempler quelques instants. Combien de temps ?… Il n’aurait pu le dire. Il crut même — fût-ce une illusion ? — voir briller une larme dans ses yeux quand elle lui adressa ce dernier regard. Puis, lui tournant une dernière fois le dos, l’Indienne s’enfonça dans la forêt, et bientôt les arbres la dérobèrent à sa vue.

Alors, le jeune Canadien, rivé à la place où Ohquouéouée l’avait quitté, essaya de se rendre compte de la nature des sentiments qui l’agitaient. Quand, la veille, il avait aperçu Ohquouéouée en train de s’emparer de son canot, il n’avait pas été surpris ; car c’était là, pour une sauvagesse, une action fort ordinaire. Les sauvages de cette époque, vivant tous en commun et n’ayant presque pas de biens personnels, ne considéraient pas le vol comme une mauvaise action. Mais, là où Roger avait été surpris, c’est quand il avait vu Ohquouéouée avoir honte de l’acte qu’elle avait tenté de commettre, et sembler le regretter ; car c’étaient là des sentiments qu’il n’avait pas encore remarqués chez les sauvages et qui dénotaient chez la jeune fille une élévation de sentiments bien au-dessus de sa condition. Puis il avait été émerveillé de la sincérité et de la candeur avec lesquelles elle lui avait raconté sa vie. Plus tard, pendant leur promenade à la source Saint-Léon et au cours de la nuit passée en canot, il avait remarqué avec quelle délicate modestie féminine elle s’était tout le temps comportée. Ces différentes constatations lui avaient fait voir la jeune Iroquoise sous un jour infiniment plus favorable que celui sous lequel il avait regardé toutes les femmes qu’il avait rencontrées jusque là. Et, surtout depuis qu’il l’avait vue disparaître et qu’il la sentait irrémédiablement perdue pour lui, il se sentait attiré vers elle par une sympathie qui allait toujours en s’accentuant.

Mais toutes ces constatations et tous ces sentiments étaient encore trop confus et trop emmêlés dans le cerveau et le cœur du jeune homme pour qu’il pût les analyser, et ils constituaient un problème trop difficile à résoudre. Après être resté pendant longtemps dans la même position, comme en contemplation devant les arbres qui venaient de lui cacher Ohquouéouée, Roger reprit seul, lentement et la tête basse, le chemin de l’endroit où était amarré le canot.