Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 129-134).

XVIII

GUÉRISON

Pendant toute la dernière partie de la conversation qui venait d’avoir lieu sur la grève, maître Boire n’avait pas soufflé mot. Mais il avait réfléchi. Son commerce, ou plutôt, les deux branches de son commerce allant toujours en augmentant, il en était arrivé à un point où il avait grand besoin de se faire aider, car, seul avec sa femme, il ne pouvait plus suffire à la besogne. La femme, obligée d’aider son mari à la cuisine, en avait assez des soins du ménage et de la basse-cour. Quant à l’aubergiste, dérangé souvent comme il l’était par ses échanges d’eau-de-vie pour des pelleteries, il ne pouvait servir la pratique comme il aurait voulu qu’elle le fût.

Maître Boire se disait donc qu’il lui faudrait bientôt louer les services de quelqu’un qui verrait à servir les mangeurs et les buveurs. Et ces services devraient être fournis par un homme, car, avec sa clientèle, une femme ne serait pas de mise dans la place.

Poussé par l’intérêt à défaut de charité, il conclut donc qu’en gardant et soignant le jeune homme jusqu’à sa guérison, il aurait une chance de le garder après son rétablissement, comme domestique.

L’aubergiste ne fit donc aucune opposition aux désirs de sa femme. Et quand les voyageurs, obéissant aux instructions que celle-ci leur avait données en partant, arrivèrent à la maison avec le blessé, ils y trouvèrent un lit tout préparé qui l’attendait. Ils y déposèrent leur fardeau, après quoi ils se retirèrent dans la salle commune, pour déguster un verre d’eau-de-vie, de la qualité de laquelle maître Boire paraissait si sûr.

Pendant qu’ils buvaient, servis par l’aubergiste, la femme soignait Roger. Sur ses instructions, un de ses fils, âgé d’une douzaine d’années, avait couru à l’orée du bois afin d’en rapporter de l’écorce de jeune pin blanc, pendant qu’elle-même, munie d’une serviette et d’une cuvette d’eau tiède, se mettait en devoir de déshabiller le blessé et de le laver.

Quand elle eut terminé cette première opération, elle fit bouillir les morceaux d’écorce que son jeune fils lui avait apportés, puis, avec le liquide ainsi obtenu, elle lava les blessures de son protégé, qu’elle recouvrit ensuite d’une sorte de cataplasme fait de ces écorces bouillies. Elle compléta le pansement en enveloppant le tout de bandages bien propres.

Le jeune homme n’avait pu supporter les fatigues de cette longue opération et avait, encore une fois, perdu connaissance. Une friction des mains et quelques gouttes d’eau-de-vie introduites entre ses dents le ranimèrent, mais à ses yeux brillants et à la rougeur qui apparaissait aux pommettes de ses joues, la femme de l’aubergiste reconnut avec inquiétude que la fièvre allait se déclarer.

En effet, le soir venu, Roger se débattait dans les hallucinations d’une fièvre intense.

Il fut ainsi, entre la vie et la mort, pendant trois longues semaines : jusqu’à ce qu’un bon matin il s’éveilla, n’ayant que le souffle tant il était faible, mais avec sa pleine connaissance et apparemment sauvé. Sa jeunesse et sa forte constitution avaient enfin pris le dessus.

À partir de ce moment, ses blessures commencèrent à se cicatriser. La convalescence fut cependant très longue ; il s’écoula tout un mois avant qu’il put se lever et marcher dans sa chambre. Quand il fut capable de se promener sans aide et de marcher dehors, le mois de septembre touchait à sa fin. Et quand il eut repris assez de forces pour se charger d’un léger travail, l’été était fini ; on était arrivé à la fin d’octobre.

Ce fut alors que, cédant aux instances de maître Boire, qui ne perdait pas de vue le côté pratique de la situation et qui avait trouvé le temps bien long depuis que Roger était malade, il accepta de rester, comme domestique, au service de l’aubergiste.

Avec ses habitudes de vie libre, aussi bien chez son père que dans les bois avec les sauvages, sa nouvelle situation ne souriait guère au jeune Canadien. Mais il se disait qu’il se trouvait chez l’aubergiste depuis bientôt quatre mois, et il se considérait comme très endetté envers lui, tant pour son logement et sa nourriture que pour tous les soins qu’il avait reçus depuis qu’il était là.

Il avait donc accepté l’offre de celui qu’il considérait comme son bienfaiteur, dans le but premièrement de s’acquitter de sa dette, mais aussi, une fois sa dette payée, de s’amasser un peu d’argent et de voir à se placer ailleurs, dans une situation plus en rapport avec ses goûts.

Quant à s’en retourner chez son père, le jeune homme n’y pensait même pas. Il n’y avait pas de place dans son imagination pour l’idée qu’il aurait pu retourner chez son père, blessé, encore peu capable d’endurer la fatigue comme il l’était, c’est-à-dire vaincu. Après en être parti comme il était parti l’automne précédent, sans avertir ni consulter personne, il lui fallait revenir à Beaupré en vainqueur ; c’est-à-dire en bonne santé, avec de l’argent dans ses goussets, et avec le prestige d’un voyage ou de quelque entreprise accomplie avec succès.

Ce furent ces raisons qui le décidèrent d’accepter l’offre de celui envers qui il ne pouvait s’empêcher d’être reconnaissant, et il fut aussitôt installé comme domestique de maître Boire, aubergiste de Lachine. Dans cette position, ses devoirs consistaient à servir les clients de l’auberge et à prendre, d’une manière générale, soin de l’établissement quand le patron était forcé de s’absenter ou qu’il était retenu par son commerce de pelleteries.

Roger dut travailler tout l’hiver et tout l’été suivant pour maître Boire, avant de s’être complètement libéré de sa dette. Alors, vu qu’on était à l’approche de la dure saison, il consentit à demeurer chez l’aubergiste encore jusqu’au printemps. Le printemps venu, maître Boire, qui avait eu le temps d’apprécier les qualités de son domestique, réussit, à force de persuasion et en consentant à lui augmenter ses gages, à le réengager pour une autre année.

Cette troisième année se passa sans incidents. Les voyageurs vinrent et repartirent, servis par Roger, dont maître Boire n’avait toujours qu’à se louer.

Vers le mois de juillet, il y avait alors deux ans que Roger était à Lachine, Le Suisse vint passer un mois chez son vieil ami l’aubergiste.

Roger eut alors l’occasion de faire ample connaissance avec son sauveur ; car Le Suisse lui avait bel et bien sauvé la vie. Ils causèrent souvent ensemble et, au cours de ces conversations, Le Suisse fit part au jeune homme, qu’il avait pris en grande amitié, de son genre de commerce, et il lui offrit de l’accompagner dans sa prochaine expédition.

Roger eût accepté avec plaisir, car ces sortes de voyages étaient justement dans ses goûts. Mais il venait de se réengager à maître Boire pour une autre année, et il ne pouvait manquer ainsi à la parole donnée. La partie fut donc, de consentement mutuel, remise à l’année suivante.

Roger termina ponctuellement sa troisième année d’engagement au service de l’aubergiste. Au commencement de juillet de l’année où cet engagement se termina, il y avait alors exactement trois ans qu’il était arrivé, presque mort, à Lachine, et près de deux ans que sa dette était payée, Le Suisse arriva à l’auberge et lui renouvela son offre de l’accompagner dans un de ses voyages annuels au pays des noisettes, ou, comme il le disait lui-même, « À la chasse aux noix. »

Le jeune homme accepta d’emblée. Depuis deux ans que sa dette envers maître Boire était acquittée, il s’était amassé une assez jolie somme, ce qui lui permettait de défrayer la moitié des dépenses nécessaires pour équiper l’expédition et de partir, non pas comme serviteur mais comme associé, c’est-à-dire comme l’égal de son compagnon.

Le Suisse et Roger partirent de Lachine dans la troisième semaine de juillet, et c’est ainsi que nous les avons trouvés quelques jours plus tard, au commencement de ce récit, le long de la rivière du-Loup-en-Haut et venant, sur les indications d’un vieux chef algonquin ami de Le Suisse, de découvrir la source d’eau minérale Saint-Léon.