Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 122-129).

XVII

SECOURU À TEMPS

Pendant que Roger se traînait de l’endroit où il avait passé la nuit, sous les troncs d’arbres, à la grève du lac, le jour était tout à fait venu, puis le soleil s’était levé. Roger gisait toujours à la même place.

Le soleil s’élevait au-dessus des arbres, et ses rayons allaient atteindre la forme étendue sur le sable de la grève quand, contournant une pointe couverte de broussailles, au-dessus de l’endroit où le blessé gisait, un canot parut. Ce canot était monté par deux hommes, des Blancs, et suivait la rive de près.

Comme il dépassait la pointe, le plus vieux des deux occupants du canot disait à son compagnon :

— Tu as raison ! Ceux qui se sont battus ici devaient tous être des sauvages, car nous ne voyons que des cadavres de Peaux-Rouges et tous sont scalpés ; preuve que ce sont des sauvages qui ont été vaincus et qu’ils l’ont été par d’autres sauvages.

Le lecteur a sans doute compris que ces deux voyageurs avaient dépassé l’endroit où avait eu lieu le combat de la veille, et qu’ils s’entretenaient de ce qu’ils avaient vu sur la grève.

Comme il achevait de prononcer les paroles que nous venons de rapporter, celui qui parlait aperçut Roger, toujours sans connaissance au bord de l’eau, et ajouta :

— Les vainqueurs ont dû poursuivre les vaincus, car il y a encore un cadavre au fond de cette petite anse, par là… Et du doigt, il indiquait Roger qu’il prenait pour un cadavre et qui, de fait, était bien près d’en être un.

En ce moment, un rayon de soleil vint frapper la chevelure châtain de Roger, et le plus jeune des deux voyageurs s’écria :

— Mais ce n’est pas là le cadavre d’un sauvage !… C’est celui d’un Blanc !

— C’est un Blanc, en effet, répondit son compagnon. Nous ferions bien d’aller lui donner une sépulture chrétienne.

Et, tous deux, ils poussèrent leur canot vers la rive.

Rendus à terre, ils se dirigèrent vers celui qu’ils croyaient mort et le plus vieux des deux voyageurs, prenant la forme qui gisait à terre par les épaules, le retourna sur le dos ; mouvement qui fit pousser un faible gémissement au blessé.

— Mais il n’est pas mort ! s’exclama le plus jeune.

— Il est vivant !… Et c’est un tout jeune homme ! fit l’autre. Puis, revenant de sa surprise, il ajouta :

— Voyons voir, s’il est gravement blessé ?

Après un minutieux examen, il dit à son compagnon :

— Ses blessures ne sont pas très graves. Il est plutôt affaibli par la perte de sang… Aide-moi ! nous allons lui faire un premier pansement.

Les blessures de Roger, comme venait de le dire le plus vieux des deux voyageurs, n’étaient pas de nature à mettre sa vie en danger, à moins qu’à la suite de la perte de sang considérable qu’il avait faite, il ne survînt quelque complication. La balle qui l’avait blessé à la cuisse, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’avait fait que traverser les chairs. Quant à l’autre blessure, la plus sérieuse des deux : le tomahawk du Huron avait glissé sur la tête du jeune Canadien, lui fendant le cuir chevelu sur une longueur de plusieurs pouces derrière l’oreille, puis il s’était enfoncé dans les muscles de l’épaule, un peu en arrière, jusqu’à ce qu’il se fut arrêté sur l’omoplate. La concussion du tomahawk sur le crâne, en assommant Roger, avait été cause de son premier évanouissement. La perte de sang avait causé le deuxième.

Les voyageurs ne perdaient pas leur temps. Pendant que le plus jeune allait au canot chercher de la charpie et des bandages, le plus vieux fendait la culotte et la chemise du blessé, afin de dégager ses blessures et, tous les deux, ils le lavèrent et le pansérent comme seuls savaient le faire les Canadiens de cette époque.

Toujours exposés à recevoir des coups, et en recevant souvent, les premiers habitants de la colonie, surtout les coureurs de bois, devenaient vite experts dans l’art de panser et de soigner les blessures. Ceux qui venaient de trouver Roger étaient deux de ces coureurs de bois, revenant de porter des dépêches dans le pays d’en haut, et le jeune homme n’aurait pu tomber en de meilleures mains.

Quand ses blessures furent lavées et couvertes de charpie maintenue en place par des bandes de toile, les deux voyageurs couchèrent le blessé au fond du canot, puis ils lui lavèrent le visage avec de l’eau du lac, après quoi ils lui en firent avaler quelques gouttes.

Roger entr’ouvrit les yeux et laissa échapper quelques plaintes étouffées, indiquant par là qu’il avait conscience des bons soins qu’on prenait de lui, mais qu’il était trop faible pour remercier ses bienfaiteurs.

Ce que voyant, le plus âgé de ses sauveurs lui dit :

— Ne te fatigue pas à parler, mon petit. Surtout ne bouge pas et tout va bien aller. Puis, s’adressant à son compagnon, il ajouta :

Nous allons maintenant essayer de le rendre à Lachine, où nous le laisserons sous les soins de maître Boire.

— Vous avez là une fameuse idée, répondit l’autre. Maître Boire a bien assez volé les voyageurs, depuis qu’il tient son auberge, il est juste que, pour une fois, il rende service à l’un d’eux.

Sans plus parler, ils se mirent à jouer vigoureusement de l’aviron, tenant l’avant de leur canot tourné vers Lachine, où ils arrivèrent vers le milieu de l’après-midi.

L’aubergiste dont les deux voyageurs avaient parlé en termes si peu flatteurs, et qu’ils avaient appelé maître Boire — nom qui convenait admirablement bien à un homme dont le métier était de faire boire les autres — avait son auberge tout près de l’endroit où les canots atterrissaient, quand ils arrivaient à Lachine par le lac Saint-Louis. C’était, de ce côté-là, la première maison du village.

En plus du métier de cabaretier, maître Boire exerçait aussi celui de commerçant de pelleteries ; en ce sens que, quand un sauvage voulait se procurer de l’eau-de-vie avant d’avoir vendu ses peaux, l’aubergiste était toujours prêt à échanger une bouteille de la liqueur tant convoitée par les naïfs enfants de la forêt, pour autant de pelleteries qu’il pouvait leur en extorquer ; pelleteries qu’il revendait ensuite, contre un bon prix, à ceux qui faisaient un commerce régulier de cette marchandise.

Comme son auberge était le rendez-vous ordinaire des coureurs de bois et des sauvages, aussi bien que des désœuvrés du village — les désœuvrés formant, en ce temps-là aussi bien que de nos jours, le fond de la clientèle de toutes les auberges — il s’y passait quelque fois des scènes de tapage et même des rixes sanglantes. Malgré cela, maître Boire était toujours parvenu, soit à cacher le véritable état des choses aux autorités, soit à se le faire pardonner quand il ne pouvait empêcher qu’il fût connu.

Ce jour-là, l’aubergiste finissait de tout ranger dans l’unique pièce du rez-de-chaussée de son auberge — pièce qui servait de cuisine, salle-à-manger et buvette — et il s’asseyait sur le pas de sa porte. Tournant ses regards vers le lac, il leva tout à coup la main et, la plaçant au-dessus de ses yeux de manière à les protéger contre les rayons du soleil, il tint son regard fixé quelques instants sur un point noir qui se mouvait à la surface de l’eau. Après s’être écarquillé les yeux démesurément et avoir changé de position deux ou trois fois pour essayer de mieux voir, il laissa tomber son bras en grommelant :

— C’est bien un canot, mais il m’est impossible de voir par qui il est monté !

Il rentra dans son auberge et en ressortit un peu plus tard comme le canot abordait. Alors il reconnut, dans ceux qui le montaient, deux de ses anciennes pratiques. S’avançant vivement jusqu’au bord de la berge, il leur dit de son air le plus aimable :

— Bonjour Suisse !… Bonjour Georges !… Comment allez-vous tous les deux ?… Dites-moi quel bon vent vous amène chez moi aujourd’hui ?

— Bonjour, maître Boire, répondit le plus âgé des deux, que l’aubergiste venait d’appeler « Suisse, » et que le lecteur doit sans doute reconnaître par cette appellation. Ton eau-de-vie est-elle toujours buvable ?

— Toujours buvable !… Quand vous y aurez goûté vous m’en direz des nouvelles… Et toi, Suisse, as-tu encore des noisettes ?

— Tu sais bien que je n’ai pas de noisettes à cette saison-ci. Il y a longtemps que la récolte de l’année dernière est épuisée, pendant que celle de cette année est encore accrochée aux coudriers. Mais, en revanche, je t’amène un pensionnaire.

— Un pensionnaire ?

— Oui ! Approche et regarde !

Maître Boire, qui s’était arrêté sur le talus de la berge, sauta sur le sable de la grève, s’approcha du canot et vit, étendu sur le fond et pâle comme un mort, Roger qui, bien qu’ayant repris connaissance était trop faible pour parler ou faire un mouvement.

— Ce pensionnaire là n’est pas pour moi, fit-il. Et, indiquant l’église toute proche, il ajouta :

Le cimetière est par là !

— Il n’est pas mort, dit Le Suisse d’un ton scandalisé. Il n’est qu’affaibli par la perte de sang. Ses blessures, tout en étant sérieuses, ne mettent pas ses jours en danger.

— Et c’est là le pensionnaire que vous m’amenez ?… Je ne vous remercie pas !

En ce moment, la femme de l’aubergiste, qui s’était approchée pendant que les hommes discutaient, regarda au fond du canot et s’exclama :

— Mon doux Jésus, le gentil chérubin !… Et tout jeune !… Où et comment a-t-il été blessé comme cela ? questionna-t-elle, en s’adressant aux deux, voyageurs à la fois.

— Nous l’avons trouvé sur la grève, à courte distance de l’extrémité de l’île, répondit Le Suisse. Une bataille en règle a dû avoir lieu en cet endroit, et pas plus tard qu’hier, car nous y avons vu les cadavres d’une trentaine de sauvages, tous scalpés, et, un peu à l’écart des cadavres sauvages, ce jeune homme dans l’état où vous le voyez.

— Et tu hésites à en prendre soin ?… reprit la femme en s’adressant à son mari. Un jeune chrétien en danger de mort ?… Je vais le soigner, moi !… Puis, se tournant vers les deux étrangers :

— Emportez-le à la maison ; je cours lui préparer un lit.

Et, sans attendre de réponse, elle partit en courant vers l’auberge.