Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 71-76).

X

LE CARACTÈRE D’UN CHEF ALGONQUIN

Pendant la conversation qui vient d’avoir lieu, si l’on peut appeler conversation cet échange de propos fait à intervalles irréguliers et parsemé de longs silences, entre le chef et son hôte, si l’on excepte quelques monosyllabes échangés à voix basse, aucun des autres sauvages n’avait parlé. Aussitôt le repas fini, la plupart s’étaient étendus sur le sable de la grève et dormaient, ou paraissaient dormir. Quant aux autres, ils fumaient leurs longues pipes, assis ou étendus dans diverses positions, ou bien ils restaient assis et immobiles comme des statues.

C’étaient tous, comme de véritables athlètes qu’ils devaient être, des hommes dans la force de l’âge, bien découplés et d’apparence saine et agile.

Leur chef paraissait avoir une quarantaine d’années. Comme ses guerriers il était grand, musculeux et ne portait pas une once de chair superflue. Ses muscles très développés, ses nerfs saillants, qui donnaient à ses membres l’apparence d’énormes câbles tordus, indiquaient qu’il devait être doué d’une force herculéenne. De larges épaules supportant une tête au visage couleur de cuivre terni, au nez arqué et au front large et haut, surmontée d’une touffe de cheveux noirs et luisants dans laquelle était piquée une plume de héron, tête qu’il tenait d’ordinaire haute et droite, lui donnaient un air de majesté qui seyait bien à un chef de tribu. Car, outre qu’il était le chef de la bande qui l’accompagnait en ce moment, dans son village il était le chef de la tribu.

Il s’appelait : Acaki, c’est-à-dire : Le Héron.

Pour tout vêtement, il n’avait qu’une brague ou culotte, qui lui allait de la ceinture au milieu des cuisses, et une paire de mocassins aux pieds. On ne voyait aucune trace de peinture sur son corps ou sur son visage, et il ne portait d’autre ornement que la plume de héron piquée dans la touffe de cheveux qui surmontait sa tête altière. La figure d’un castor tatouée sur sa poitrine, indiquait qu’il était de la tribu du Castor.

Ce sauvage avait beaucoup fréquenté les Blancs. Il avait même, dans sa jeunesse, comme il l’avait dit à Roger, passé tout un hiver à Québec.

Son contact avec les Français lui avait permis d’apprendre leur langue suffisamment pour être capable de s’en servir avec facilité. Mais, contrairement à d’autres sauvages placés dans les mêmes conditions, il n’avait adopté aucun des vices de ses hôtes. Et ce, non pas par amour de la vertu, non plus que par horreur du mal, mais simplement parce qu’il se croyait trop supérieur aux Français pour adopter aucune de leurs manières ; la haute opinion qu’Acaki avait de sa race en général, plus particulièrement de sa tribu, mais surtout de lui-même, l’avait toujours empêché de se fier aux Blancs.

Pendant son séjour à Québec, il avait appris le maniement des armes à feu ; mais, quoiqu’il eût ardemment désiré de posséder un fusil, il n’avait jamais pu satisfaire son ambition sur ce point.

Il arrivait assez fréquemment, il est vrai, que le gouverneur, ou d’autres parmi les hauts officiers de la colonie, fissent don de fusils à ceux des chefs sauvages qui se montraient leurs amis ; mais jamais personne n’en avait offert à Acaki, et son orgueil naturel l’avait toujours empêché d’en demander ou de laisser percer dans ses manières le désir qu’il avait de posséder une arme à feu.

C’était cette même fierté, jointe au mépris qu’il avait de toutes les races autres que la sienne, qui avait toujours empêché ce fier Algonquin de se faire des amis parmi les Français.

Quand Roger avait pris place à son côté, le chef avait jeté un regard de convoitise vers le fusil que le jeune homme venait de déposer entre eux. Mais, après ce premier mouvement, il s’était bien gardé de porter son regard dans cette direction. En lui-même, cependant, il avait décidé que ce fusil resterait en sa possession.

Il lui aurait été bien facile de dire au jeune Canadien : « Donne-moi ton fusil, » et de le prendre, que le jeune homme le permit ou non ; car ils étaient soixante contre un. Mais Acaki était un fin renard, et vif à prendre une décision, comme le sont, d’ailleurs, tous les hommes vraiment supérieurs.

Quand le chef algonquin avait vu Roger, armé de son fusil, déboucher de la forêt et s’avancer vers eux, il avait décidé non seulement que le fusil lui appartiendrait, mais que le jeune homme resterait prisonnier de sa tribu. Et ce, afin de s’en servir, soit comme ambassadeur, soit comme otage, selon que les circonstances l’exigeraient.

Car Acaki, en ce qui regardait ses relations avec les Français, n’avait pas la conscience tranquille.

L’année précédente, le gouverneur de la Nouvelle-France, dans le but avoué de ramener la paix entre les différentes tribus sauvages, et dans le but secret d’obtenir quelque influence sur les Iroquois et de les retourner contre les habitants de la Nouvelle-Angleterre, avait réuni un conseil composé de représentants de la plupart des tribus sauvages qui peuplaient le Canada d’alors. Ce qui comprendrait, aujourd’hui, les provinces de Québec et d’Ontario, une partie des provinces maritimes et des États du Maine, du New-Hampshire, du Vermont et du New-York, avec, en plus, tout le territoire situé à l’ouest et au sud des grands lacs et qui était encore à peu près inconnu à cette époque.

Acaki avait pris part à ce conseil comme chef d’une tribu algonquine dont le village était situé dans le haut du Saint-Maurice.

Les délégués se réunirent à Québec et, comme toutes les assemblées, celles de nos jours aussi bien que celles de ce temps-là, ils crurent délibérer et prendre une décision. Mais ce fut une infime minorité qui imposa une décision prise d’avance. Cette minorité comprenait le gouverneur, l’intendant et trois ou quatre officiers, auxquels s’étaient joints quelques sauvages délégués des tribus établies à Lorette et à Sillery.

Cette minorité qui, avec ce que nous pourrions appeler l’élément flottant de l’assemblée — élément qui forme toujours une bonne partie de toute assemblée délibérante — se faisait passer pour une majorité, imposa aux délégués réunis une paix toute à l’avantage des Français, et dont une des clauses interdisait aux différentes tribus sauvages de se faire la guerre entre elles.

Puis, après force festoyage et félicitations réciproques, les délégués se séparèrent et reprirent le chemin de leurs villages, contents ou faisant semblant de l’être.

De tous les délégués sauvages qui avaient pris part au conseil, un seul avait percé à jour la politique des Français. C’était Acaki. Il s’en retourna chez les siens, bien décidé à ne tenir aucun compte des conditions imposées aux sauvages par les Français, et à reprendre le sentier de la guerre quand bon lui semblerait.

Une fois de plus, le mensonge, la duplicité et la fourberie, sous leur faux nom de diplomatie, allaient empêcher la paix de s’étendre sur la terre.

Acaki passa tranquillement l’hiver dans son village, pendant que le gouverneur et ses conseillers se réjouissaient de l’apparent succès de leur politique. Mais, aussitôt l’été venu, le chef algonquin prenait ses meilleurs guerriers et partait faire la guerre aux Maléchites, peuplades qui habitaient alors les bords de la rivière Saint-Jean, vers l’endroit où elle sépare les provinces du Québec et du Nouveau-Brunswick de l’État du Maine, et contre lesquelles il avait, ou croyait avoir des griefs.

La bande revenait de cette expédition, le nombre de ses guerriers quelque peu diminué, mais chacun de ses canots orné à l’avant d’une courte perche à laquelle pendait plusieurs chevelures enlevées à leurs ennemis, et s’en retournait dans son pays situé dans les montagnes, en arrière des Trois-Rivières et le long du Saint-Maurice, quand, du haut de son promontoire, Roger avait aperçu la flottille, juste au moment où elle doublait la pointe fermant la baie.

Acaki et sa bande auraient pu, en prenant terre à l’endroit où ils se trouvaient en ce moment, regagner leur village à pied en escaladant la chaîne de montagnes qui les en séparait ; mais il leur fallait pour faire le trajet en canot, moyen de communication beaucoup plus rapide et, surtout, beaucoup plus confortable, passer devant Québec et tout près des Trois-Rivières.

Le chef avait donc pensé, et peut-être pas sans raison, qu’il aurait beaucoup plus de chances de dépasser ces deux villes en sécurité, s’il était accompagné, volontairement ou non, du jeune Canadien qui, à l’occasion, pourrait lui servir, soit comme messager de conciliation, soit comme garantie de sa personne, si, par malheur, il tombait aux mains des Français. Et cela au cas la nouvelle de son incursion au pays des Maléchites serait rendue à Québec et où l’on guetterait son passage.

Acaki avait donc décidé de ne pas laisser repartir le jeune Canadien, et de l’emmener avec lui ; avec son consentement si cela était possible, mais contre son gré s’il le fallait. Et c’est pour cette raison qu’il l’avait questionné sur sa présence en cet endroit, afin de s’assurer qu’il n’était pas là exprès pour les espionner et porter la nouvelle de leur passage à Québec.