Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 64-71).

IX

UNE RENCONTRE

Un matin de la fin d’octobre, Roger, qui venait alors d’avoir seize ans, prit son fusil et s’enfonça dans le bois. Il partait sous prétexte, comme d’habitude, de faire un tour de chasse. Il marcha pendant plusieurs heures, à l’aventure, sans s’occuper de la direction qu’il suivait, absorbé qu’il était dans une profonde rêverie : il avait entendu parler d’une expédition qui s’organisait à Québec contre les Iroquois, et il rêvait de voyages et de combats où il jouerait un des premiers rôles.

Machinalement, ses pas le portèrent à une assez grande distance de la maison de son père, au sommet d’une sorte de promontoire s’élevant au-dessus du fleuve. Il se rendait assez souvent à cet endroit, car on pouvait y contempler un panorama magnifique.

Quand il fut arrivé à l’endroit le plus élevé du promontoire, il appuya son fusil contre un arbre, s’assit sur la mousse et continua sa rêverie, pendant que, presqu’à son insu, ses regards erraient sur l’immensité du paysage étendu à ses pieds.

Le temps était clair et l’air pur ; et si Roger eut été moins absorbé par ses pensées, il aurait pu admirer le plus beau paysage qui soit.

À droite et en face, la vue embrassait toute la côte de Beaupré, le bras du fleuve qui sépare la côte nord de l’île d’Orléans et presque toute l’île elle-même. Puis cette partie du fleuve comprise entre l’île et la côte sud, toute la côte sud, et la vue n’était arrêtée que par la ligne bleuâtre des montagnes fermant l’horizon, dans le lointain.

À gauche, l’eau verte s’étendait aussi loin que la vue pouvait porter. Plus à gauche encore, la ligne sombre et boisée de la rive, de plusieurs centaines de pieds plus élevée, en cet endroit, que le niveau de l’eau, était coupée par une étroite et profonde vallée. Le long de cette vallée serpentait une petite rivière qui, bien que les feuilles fussent presque toutes tombées, était presque complètement cachée par les arbres. Et la rivière, en se joignant au fleuve, formait une petite baie entourée d’une grève sablonneuse.

Roger était assis sur le haut de son promontoire depuis quelques temps déjà quand, soudain, il tressaillit. Son regard qui, pendant que son esprit vagabondait, se reposait de préférence sur les flots miroitant au soleil, venait d’être arrêté par une flottille de canots qui contournaient la pointe, de l’autre côté de la baie, à sa gauche. Ces canots étaient au nombre d’une vingtaine, et chacun était monté par trois ou quatre sauvages.

Une fois engagés dans la baie, les canots longèrent la rive, passèrent devant l’embouchure de la rivière et vinrent atterrir au pied du promontoire où se trouvait le jeune homme.

Celui-ci avait souvent vu des sauvages, car il en passait souvent à Beaupré, qui se rendaient à Québec ou en revenaient. Il ne douta pas un seul instant que ce ne fût un parti d’Algonquins revenant d’une expédition dans le bas du fleuve et s’en retournant dans leur village, aux environs de Québec.

Voyant les sauvages prendre terre, Roger décida d’aller leur parler. Comme il savait quelques mots d’algonquin et que, la plupart du temps, les sauvages qu’il voyait dans ces parages savaient passablement de français, il n’éprouvait aucune crainte de ne pas se faire comprendre d’eux.

Se levant de son siège de mousse, il ramassa son fusil et, la falaise étant trop à pic pour qu’il put descendre directement vers les sauvages, il fit un détour dans le bois en remontant, puis rejoignit la rivière qu’il suivit jusqu’à son embouchure. Une quinzaine de minutes après qu’il eut quitté son poste élevé, Roger débouchait sur la plage, à quelques centaines de verges des sauvages et s’avançait dans leur direction.

Il eut été impossible de dire si, oui ou non, ceux-ci l’avaient remarqué. Depuis que Roger les avait perdus de vue en contournant la falaise, les sauvages, après avoir tiré leurs canots sur le sable de la grève, s’étaient mis, les uns à quérir des branches sèches à la lisière du bois, pendant que d’autres tiraient une vingtaine d’outardes, ces succulentes oies sauvages, des canots et les préparaient pour les faire cuire.

Des feux pétillèrent en un clin d’œil, et les outardes, suspendues à des branches d’arbres, offrirent leurs chairs à la flamme.

Pendant ces préparatifs, ceux des sauvages qui n’étaient pas occupés à la préparation du repas, s’étaient assis en rond autour des feux. Aucun n’avait pris garde au jeune homme qui s’avançait et qui, maintenant, n’était plus qu’à quelques pas des plus rapprochés de la rivière.

Arrivé là, Roger s’arrêta et considéra pendant plusieurs secondes ceux qu’il venait visiter. Puis, avisant l’un d’eux qui paraissait être leur chef, il s’en approcha et le salua en s’inclinant.

Celui à qui le salut était adressé fit, de la main, un signe au sauvage assis à sa droite. Ce dernier se leva et alla s’asseoir un peu plus loin. Et le jeune homme, comprenant qu’on lui faisait une place, s’assit à côté du chef ; c’était bien, en effet, le chef de la bande.

Roger assis, on cessa de s’occuper de lui. Ceux qui étaient chargés de la préparation du repas continuèrent, les uns d’attiser les feux, les autres de surveiller la cuisson des outardes, pendant que ceux qui étaient assis restaient les yeux fixés sur la flamme, et que tous gardaient le plus profond silence.

Au bout de quatre ou cinq minutes, le silence commença à peser au nouvel arrivé. Alors, se tournant vers le chef, il demanda :

— Vous êtes des Algonquins, n’est-ce pas ?

Le chef, sans détourner les yeux et sans remuer les lèvres, fit, de la tête, un signe affirmatif.

Encore quelques instants de silence, et Roger reprit :

— Vous vous rendez sans doute à Québec ?

Le chef, toujours impassible, fit, cette fois, un signe négatif. Puis, après un moment, il dit :

— Nous nous rendons dans nos cabanes, où nos femmes et nos enfants nous attendent.

Roger, toujours sous l’impression qu’il avait affaire à des sauvages des environs de Québec, revint à la charge, et de nouveau, questionna :

— Où sont-elles situées, vos cabanes ?… Est-ce à Lorette ou à Sillery ?

L’Indien fut plusieurs minutes sans répondre. Enfin, au moment où Roger, croyant ne pas avoir été entendu, allait répéter sa question, le chef dit avec hauteur :

— Nous sommes les amis des Blancs !… Nous ne sommes pas leurs esclaves !… J’ai, plusieurs fois, visité Ononthio, le grand chef des Blancs. J’ai même habité son village, une fois, pendant tout le temps que la neige couvrit la terre !… Je n’ai jamais éprouvé le désir de bâtir ma cabane sous sa protection !

— Mais où est-il donc votre village, ne put s’empêcher de demander encore une fois le jeune Canadien ?

Comme si le chef eut trouvé qu’il avait déjà trop parlé, il se contenta de faire un geste qui indiquait les montagnes derrière eux. Puis il reprit son impassibilité première.

Pendant quelques temps, le silence ne fut troublé que par les crépitements de la graisse provenant du gibier en train de cuire et qui tombait sur le feu, se mêlant au léger bruit que faisait le flot en venant mourir sur la grève. Un peu plus tard, un sauvage apporta une outarde, dorée et ruisselante de graisse, qu’il déposa devant le chef. Celui-ci, de deux coups de tomahawks, ou hache de guerre, la fendit en quatre et en donna un quartier à Roger, qui l’accepta sans se faire prier.

Il était midi. La longue marche que le jeune homme avait faite, jointe à un avant-midi passé dans le bois, lui avaient ouvert l’appétit.

Les autres sauvages s’étaient séparé le reste des outardes et, pendant la trentaine de minutes qui suivirent, un autre bruit vint se mêler au clapotement des vagues : ce fut celui que faisaient une soixantaine de paires de mâchoires travaillant avec plus d’entrain que de décorum.

Quand, de la vingtaine d’outardes, il ne resta plus que les os et que tout le monde eut fini de manger, le chef, se tournant vers Roger, demanda de sa voix grave et solennelle :

— Le jeune guerrier blanc a bien mangé ?

— J’ai bien mangé, en effet ! répondit celui-ci. Ces outardes étaient excellentes !

Le chef, après sa question, avait reporté son regard vers le feu, qu’il continua de considérer pendant plusieurs minutes après que le jeune homme eut répondu. Puis, se tournant de nouveau vers son hôte, il reprit :

— J’ai satisfait l’appétit du jeune guerrier blanc ! J’ai satisfait sa curiosité ! Le jeune guerrier blanc voudra-t-il satisfaire la mienne ?

— Avec plaisir !… Le chef veut-il me dire ce qu’il désire savoir ?

Roger, sans s’en apercevoir, adoptait la manière de s’exprimer de l’Indien.

Le chef, qui s’était remis à considérer le feu, resta silencieux pendant un temps assez long. À la fin, il demanda, sans regarder le jeune homme :

— Pourquoi le jeune guerrier blanc est-il seul, si loin des siens ?

— Je ne suis pas très loin des miens ! Une couple d’heures de marche me ramèneraient à la maison de mon père. Parti, ce matin, pour faire un tour de chasse, je me suis rendu sur le promontoire que tu vois de ce côté. J’étais là en train de me reposer, quand je vous ai vus atterrir ici, et je n’ai pu résister au désir de venir faire votre connaissance.

Le chef eut un grognement d’approbation, l’explication que venait de lui donner le jeune homme lui paraissant très plausible. De plus, le fait, pour Roger, d’être en tournée de chasse au lieu d’être occupé aux travaux de la terre comme tous les Blancs que les sauvages voyaient dans ces parages, le rehaussait aux yeux de l’Indien qui, comme tous ceux de sa race, dédaignait tout travail manuel.

De son carquois, qu’il avait déposé près de lui en s’asseyant, le chef tira une longue pipe au fourneau de pierre noirci par l’usage et, la bourrant d’une poudre faite de tabac mêlé à l’écorce de certains arbres, il l’alluma et en tira quelques bouffées.

Après quoi, il la tendit à Roger en disant :

— Nous devons être amis ! Que le jeune guerrier blanc goûte au calumet de l’amitié, et je l’appellerai : Mon fils.

Roger prit la pipe, en aspira deux ou trois fois la fumée, tout en faisant les plus grands efforts pour garder à son visage son aspect naturel, puis il la rendit au chef, qui continua de fumer en silence.