Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 56-64).

VIII

UN COLON CANADIEN

Un peu après le milieu du dix-septième siècle, disons, pour être plus précis, vers l’année 1660, dans la ville naissante qu’était alors Québec, vivait un pauvre jeune homme du nom d’Étienne Chabroud, venu de France au Canada dans l’espoir d’améliorer son sort. Mais, arrivé au pays depuis une couple d’années, il n’avait encore fait qu’y végéter : travaillant ici et là, pour les colons arrivés, pour la plupart, peu de temps avant lui et aussi pauvres qu’il l’était lui-même.

L’année précédant celle où nous le rencontrons, il avait fait la connaissance d’une jeune orpheline, dont il avait pu apprécier les solides qualités, et pour laquelle il s’était épris d’une tendre amitié. Se sachant payé de retour, il aurait bien voulu l’épouser ; mais, comme il n’avait pas le sou et qu’elle était aussi peu fortunée que son amoureux — ils étaient, selon la pittoresque expression de nos gens : « Raides pauvres » tous les deux, — il lui fallait, avant de songer à se mettre en ménage, trouver d’abord les moyens de s’établir et se mettre en état de subvenir aux besoins d’une famille.

Vers le même temps, vivait aussi à Québec un certain monsieur Castillon, représentant de la société qui avait obtenu la concession de la seigneurie de Beaupré. Cette seigneurie s’étendait depuis la seigneurie de Beauport jusqu’à la rivière du Gouffre ; c’est-à-dire depuis la rivière Montmorency jusqu’à la baie Saint-Paul.

Ce monsieur Castillon s’occupait de placer, sur les terres de la société qu’il représentait, les colons qu’on lui envoyait de France. Ayant fait la connaissance du jeune Chabroud, et ayant été à même d’apprécier sa probité, sa piété et son courage, qualités précieuses aux habitants de la Nouvelle-France, il décida de lui fournir les moyens de s’établir sur les terres de la seigneurie de Beaupré.

Il fit d’abord marier les deux amoureux, puis il les mit en état de se construire une habitation et de commencer les défrichements sur un lopin de terre. Ce lopin de terre était situé un peu plus bas que l’endroit où est maintenant le village de Sainte-Anne-de-Beaupré.

Étienne Chabroud ne désappointa pas son protecteur. C’était un homme parfaitement honnête, et en tous points digne d’être l’ancêtre d’une race de véritables Canadiens ; il défricha sa terre, devint le père de dix-neuf enfants, dont onze fils et huit filles, et il mourut à l’âge de quatre-vingt-douze ans, aussi respecté et aussi pauvre que quand il était arrivé à Beaupré.

De cette nombreuse famille, un seul, le huitième fils, qui se trouvait être le onzième enfant, est mêlé à ce récit. Il naquit quatorze ans après l’arrivée de son père à Beaupré et reçut, au baptême, le nom de Roger.

Sa première enfance se passa comme celle de tous les nourrissons qui survivent, malgré la manière stupide avec laquelle on les élève. Il perça ses dents, eut la rougeole et la coqueluche et guérit des deux, apprit à ramper, puis à marcher et enfin à courir et parvint, sans trop d’encombres, à l’âge de sept ans.

Mais, arrivé à cet âge, et sans cause apparente, il se mit à dépérir. Ses joues perdirent leurs brillantes couleurs et il devint pâle comme le fils d’un millionnaire moderne. Cependant il grandissait à vue d’œil. Mais au lieu d’être rond et potelé, comme il l’avait été jusque-là, il devenait maigre comme un squelette.

Sa mère essaya, pour le guérir, de tous les purgatifs connus dans la colonie à cette époque, mais sans le moindre succès. Cependant son cas n’était pas tout à fait désespéré, car les voisins étaient éloignés, les visites rares et il n’avait pas à craindre les conseils d’une douzaine, ou plus, de commères.

Le père de cet enfant était un homme qui ne parlait pas souvent. Étienne Chabroud attendait, d’ordinaire, d’avoir quelque chose à dire avant d’ouvrir la bouche. Il observait son fils depuis quelques temps déjà quand, un jour, il dit à sa femme :

— Si tu ne laisses pas Roger tranquille, si tu continues de le bourrer avec toutes sortes de purgations et de tisanes, tu vas le faire mourir. Laisse-le donc, pendant quelques temps, agir à sa guise. Qu’il ne mange et ne boive que ce qu’il désirera et qu’il coure les bois et les champs tant qu’il le voudra. Tu vas voir qu’il reviendra bien tout seul à la santé.

L’homme avait raison. Sa femme, restée orpheline en bas âge, avait été élevée par une institution de religieuses établie à Québec, qui lui avait donné un peu d’instruction. Quand Roger eut atteint sa sixième année, désireuse de faire bénéficier son enfant des avantages dont elle-même avait joui, elle se mit en devoir de lui enseigner à lire et à écrire.

Elle avait bien essayé la même chose avec ses aînés ; mais, soit qu’elle eût été trop prise avec d’autres devoirs pour leur donner une attention suffisante, soit qu’ils eussent été réfractaires à l’enseignement, elle n’avait que médiocrement réussi.

Mais, maintenant qu’elle avait des filles assez grandes pour la décharger d’une partie des soins du ménage, elle était décidée d’avoir au moins un fils qui saurait lire et écrire d’une manière convenable ; et, ayant remarqué que Roger apprenait avec facilité tout ce qu’on voulait lui enseigner, elle le prit pour élève et se mit à le garder avec elle, à la maison, toute la journée, en lui fourrant dans la tête tout ce qu’elle pouvait de syllabaire, d’orthographe et d’écriture.

L’enfant, comme nous l’avons vu tantôt, ne tarda pas à se ressentir de ce manque de prévoyance, et de cette éducation sous haute pression. Il se mit à dépérir à vue d’œil.

C’est alors que le père intervint.

Une fois laissé à lui-même, comme l’avait conseillé son père, Roger se mit à parcourir, tout le long du jour, les champs et les bois.

La maison d’Étienne Chabroud étant située à courte distance du fleuve, le petit Roger aimait surtout à aller jouer sur la grève. Quand la mer montait, il se couchait sur le sable et se laissait partiellement couvrir par la vague, alors qu’il se relevait et allait recommencer son manège un peu plus loin. À mer baissante, il suivait le flot et s’amusait à déterrer les différentes sortes de mollusques que la vague, en se retirant, laissait à sec.

Deux étés se passèrent de cette manière. Au premier automne, l’enfant avait déjà repris vigueur. Il n’engraissait cependant pas ; heureusement ! car, pour nous, un petit garçon de sept à quatorze ans qui engraisse est comme un jeune homme de vingt ans qui prend de l’embonpoint : les deux sont infirmes.

Étienne et sa femme n’en jugeaient cependant pas ainsi. Ne voyant pas leur fils engraisser, ils crurent, et en cela ils avaient raison, qu’il avait encore besoin de sa liberté. Son père lui fabriqua une paire de raquettes, ses frères lui façonnèrent une traîne sauvage, et Roger n’eut, de tout l’hiver, qu’à jouer dans la neige, à parcourir, sur ses raquettes, les bois environnants et à glisser sur sa traîne.

À ce régime, il devenait, de jour en jour, de plus en plus canadien.

Sa mère, cependant, n’avait pas renoncé à l’idée de lui enseigner à lire et à écrire. Mais, cette fois, elle y alla plus prudemment. Pendant tout l’automne et l’hiver, elle profita, pour lui donner ses leçons, des jours où la température était trop inclémente pour lui permettre de sortir.

Au printemps, Roger lisait et écrivait passablement. L’automne suivant, ses parents l’envoyèrent à Québec, pour y passer l’hiver, afin de se préparer à sa première communion. Il revint, l’hiver fini, lisant et écrivant comme un notaire ; mais quatre mois de réclusion l’avaient un peu pâli. Ce fut assez pour qu’on lui rende sa liberté. L’été revenu, Roger se remit à jouer sur la grève. Il y avait toujours là quelque petite embarcation, canot ou chaloupe. Il passa l’été sur le fleuve, pêchant, se promenant et visitant les environs. À l’automne, il nageait comme un poisson, manœuvrait une embarcation, que ce fût à la voile, à la rame ou à l’aviron, comme un vieux loup de mer, et il connaissait tous les environs de Beaupré comme pas un.

L’année suivante, on lui permit de se servir d’un fusil. Cette année-là, l’hiver le prit dans les bois, chassant. L’été suivant, il reprit sa vie sur l’eau, et ainsi de suite.

Toute la famille, surtout depuis qu’il avait remplacé sa mère aux écritures — il y avait, chez Étienne Chabroud, des écritures pour occuper une personne une demi-heure par mois — avait pris l’habitude de ne compter sur Roger pour aucun des travaux de la ferme. Bien plus, on le considérait comme un savant, et on eût cru au-dessous de lui de se charger d’un travail manuel.

À quatorze ans, il ne faisait encore que chasser, pêcher et se promener dans les bois et sur l’eau.

Cependant il arrivait à l’âge où l’on commence à rêver !

Il venait assez souvent des gens de Québec passer quelques jours à Beaupré. Il arrivait, la plupart du temps, que ces visiteurs se retiraient chez Étienne Chabroud.

À part de hauts personnages comme le secrétaire du gouverneur, les Messieurs du séminaire ou l’intendant de la société propriétaire de la seigneurie de Beaupré, il y venait souvent des officiers des régiments stationnés à Québec.

On venait à Beaupré surtout pour y faire la chasse et la pêche ; les anguilles de l’île d’Orléans étaient, alors comme aujourd’hui, justement renommées.

Dans ces excursions de chasse et de pêche, il ne pouvait y avoir de meilleur guide que Roger. Aussi le demandait-on constamment.

Les visiteurs qu’il était ainsi appelé à conduire étaient, pour la plupart, natifs de France et n’habitaient le pays que depuis peu de temps. Leur conversation ouvrait, devant l’imagination du jeune sauvage qu’était Roger Chabroud, des horizons tout à fait nouveaux pour lui.

Et ce n’était pas tout.

Ces étrangers avaient souvent des livres parmi leurs bagages ; livres qu’ils oubliaient quelquefois en s’en allant. Mais, soit qu’ils les oubliassent ou qu’ils les laissassent seulement à sa portée pendant leur séjour chez son père, Roger ne manquait jamais de les lire avec avidité.

Un des volumes qui lui tombèrent ainsi sous la main était un roman d’amour. Ceci le laissa assez froid. En fait de femmes, il ne connaissait que sa mère et ses sœurs, et l’amour ne lui disait rien.

Une autre fois, ce fut un livre qui racontait une guerre européenne. Celui-ci l’intéressa un peu plus que le premier ; mais il y avait tant de différence entre ce qu’il avait entendu raconter des combats contre les sauvages de la Nouvelle-France et la manière de faire la guerre en Europe, qu’il ne comprit pas grand’chose au récit qu’il lisait.

Mais un jour, un visiteur, en s’en retournant, oublia un petit volume contenant plusieurs histoires de chevalerie. Il y était surtout question d’un pauvre jeune homme qui, à force de bravoure et de courage, gagnait ses éperons de chevalier et s’en allait, par monts et par vaux, visitant des pays étrangers, combattant toutes sortes de bandits malfaisants et de bêtes toutes plus féroces les unes que les autres, défendant les faibles contre les forts, recevant les remerciements de belles dames dans leurs châteaux, et couronnant sa carrière en épousant la fille d’un prince.

Ce volume, il le lut, le relut, et s’en pénétra comme la fleur se pénètre de la rosée, ou comme l’odorat se pénètre d’un parfum délicat. Ce fut son chemin de Damas. À partir de ce moment, le jeune Canadien, à demi sauvage et confondant dans son esprit sans culture, l’état de chevalier, en Europe, à celui de coureur de bois au Canada, ce qui n’était pas, après tout, une si grande erreur, se crut né pour être chevalier, et il se mit à songer aux moyens de le devenir.

Deux autres années se passèrent de la sorte. Notre héros canotait, chassait, pêchait, se promenait et rêvait. Rêvait, surtout !…

Un jour, l’occasion que, inconsciemment, il attendait, se présenta.