Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 48-56).

VII

LA SOURCE SAINT-LÉON

Le Suisse était brave, et d’une force peu commune, nous croyons l’avoir déjà dit. Mais, d’un autre côté, il avait vu quelque temps auparavant et pendant une bagarre, à Lachine, celui qui lui parlait culbuter, d’un coup de poing à la mâchoire, un colosse huron ; lequel ne s’était relevé qu’une dizaine de minutes plus tard et la mâchoire fracassée. Cette fois-là Roger avait le même regard et le même visage qu’en ce moment. Il avait frappé le Huron parce que celui-ci avait eu des paroles injurieuses à l’adresse d’un aubergiste, à l’emploi duquel Roger était depuis trois ans et qui, pourtant, les méritait bien.

De plus, le jeune homme avait parlé assez longtemps pour donner à son compagnon le temps de réfléchir. Ayant réfléchi, Le Suisse décida qu’il valait mieux apaiser Roger que d’affronter sa colère. Et, en s’arrêtant à cette décision, il n’était pas mû par la peur mais par l’intérêt ; Roger ayant fourni la moitié des fonds requis pour équiper l’expédition dans laquelle ils s’engageaient de société. S’ils se querellaient, il leur faudrait se séparer, de sorte que son automne, à lui Le Suisse, serait perdu ; la saison étant maintenant trop avancée pour lui permettre de retourner à Montréal et de se trouver un autre compagnon.

Ce fut du ton le plus conciliant qu’il put assumer, qu’il reprit :

— Voyons ! Voyons ! Roger !… Tu n’as pas besoin de te mettre en si grande colère ! Si j’avais su que… Comment l’appelles-tu ?

— Ohquouéouée.

— Ohquouéouée ?… Qu’est-ce que ce mot-là peut bien vouloir dire en langage de chrétien ?

— C’est un mot de la langue que parle la nation onnontaguée, une des cinq nations iroquoises, et qui, en français, veut dire : Belle-Perdrix.

— Eh bien ! si j’avais su que mademoiselle La Perdrix était tant que cela de tes amies, je n’aurais pas fait la moindre difficulté pour lui faire traverser le lac Saint-Pierre dans notre canot ; et même, si cela te fait plaisir, pour l’emmener avec nous à la chasse aux noix !

Le Suisse, quand il parlait de son métier, disait toujours : Faire la « chasse » aux noix.

— C’est bien ! fit Roger. Je ne demande pas mieux que de rester amis. Puis, changeant le sujet de conversation, il demanda : Vous ne m’avez pas encore dit si vous aviez eu de la difficulté à trouver la « Fontaine de Jouvence, », comme vous venez de l’appeler il y a un instant ?… Les indications du vieux sauvage étaient-elles exactes ?

— Les indications du vieux chef algonquin étaient aussi exactes que j’aurais pu le désirer. Un jour que nous passions en canot devant l’embouchure de cette rivière, il m’avait dit : « Si tu remontes le cours de cette rivière jusqu’aux premières eaux rapides ; que, laissant là ton canot, tu marches le long de la rivière, toujours en remontant le courant et de ce côté-ci, — et il désignait le côté où nous sommes en ce moment — jusqu’à un endroit où la berge, de l’autre côté de la rivière, est haute comme la cime d’un pin dont le tronc serait gros comme la cuisse d’un homme ; tout près de la rivière, tu trouveras une source. Bois de l’eau de cette source et tu te sentiras redevenir un jeune homme. » Après une pareille description, je n’hésitai pas à nommer cette source : « La Fontaine de Jouvence. »

— Et vous l’avez trouvée telle que vous vous y attendiez ?

— Je n’eus qu’à suivre les indications du vieux chef pour trouver la source qui, comme je m’y attendais, est une source d’eau salée ; une saline, comme nous les appelions en France. Quand j’étais dans mon pays, nous ne manquions jamais, mon maître et moi, d’aller tous les ans faire une cure à quelque source de ce genre. L’eau de celle que je viens de découvrir, car je suis, sans aucun doute, le premier Blanc à la visiter, bien que très salée, est froide, limpide et plaisante à boire. Ses effets, si je ne me trompe, doivent être surtout purgatifs.

— Est-elle située loin d’ici ?

— D’une demie à trois quarts de lieue. Comme l’eau de la rivière est très basse en cette saison, on peut s’y rendre en marchant presque tout le temps sur la grève. Si tu veux y aller, pars dès maintenant, afin d’être de retour vers midi. Pendant ton absence, je vais pêcher quelques poissons, lesquels doivent être abondants dans cette rivière ; de sorte qu’à ton retour, le dîner sera prêt.

Roger se leva sans répondre et allait se mettre en route quand l’Indienne, se levant en même temps que lui, lui emboîta le pas, comme si elle eut l’intention de le suivre.

Ohquouéouée, pendant tout le temps qu’avait duré la conversation entre les deux hommes, — conversation qui s’était tenue en français, car le Suisse, à part quelques mots sauvages par-ci, par-là, ne comprenait pas d’autre langue que sa langue maternelle — était restée assise et silencieuse. Mais voyant partir Roger, elle s’était levée et s’était mise à le suivre.

— Pourquoi ne restes-tu pas tranquille ici ? lui dit le jeune homme, en se retournant.

— Je ne veux pas rester ici, seule avec ce vilain homme ! fit-elle, en désignant le Suisse. Il a l’air méchant et j’ai peur de lui !… Puis, se rapprochant de Roger, elle ajouta d’un ton suppliant : Emmène-moi ?…

— Comme tu voudras, acquiesça Roger ; et il se mit en route, suivi de la jeune Indienne.

Pendant ce temps, le Suisse, sans s’occuper des deux jeunes gens, avait sorti de sa poche quelques verges de ficelle enroulée sur un morceau de bois. Il la déroula et, tirant de la même poche un bouchon de liège garni d’hameçons, dont les pointes étaient enfoncées dans un des bouts du bouchon pendant que les tiges reposaient le long des côtés, il en choisit un, de moyenne grandeur, qu’il attacha solidement au bout de sa ligne. Puis, s’armant du couteau passé à sa ceinture, il alla couper, dans le buisson voisin, une branche de plaine longue de sept ou huit pieds, au petit bout de laquelle il attacha sa ligne.

Il alla ensuite au canot et en revint portant une espèce de tige en fer qui pouvait à la rigueur servir de bêche, avec laquelle il se mit à fouiller la terre, au pied des aulnes. Après deux ou trois minutes de ce travail, plongeant sa main dans la terre ameublie, il en retira deux vers, dont l’un gros et long, qu’il rompit en deux tronçons. Il en mit un de côté et, avec l’autre, il amorça son hameçon, qu’il rejeta dans la rivière, non sans avoir soigneusement craché sur le ver et en le lançant aussi loin vers le milieu que le lui permettait sa ligne.

L’hameçon était à peine enfoncé d’une couple de pieds que, soudain, la ligne se raidit et se mit à décrire des cercles dans l’eau. Le Suisse releva vivement la branche qui lui servait de canne à pêcher, et un brochet d’une couple de livres vint, en frétillant, tomber parmi les hautes herbes de la berge.

Notre pêcheur s’empressa de le décrocher. Il l’enfila dans une branche en forme de crochet coupée dans le même buisson qui lui avait fourni sa canne à pêcher, répara, du mieux qu’il pût, les dommages causés à son ver par les dents du brochet, et rejeta sa ligne à l’eau.

Mais laissons là le Suisse, pêchant brochets, carpes et gougeons. Suivons plutôt Ohquouéouée et son compagnon, s’en allant à la recherche de la source que le Suisse vient d’appeler : « La Fontaine de Jouvence, » mais que nous appellerons, de son véritable nom : la Source Saint-Léon ; probablement la première source d’eau minérale connue des Blancs, en Amérique.

Dès qu’ils eurent dépassé le coude de la rivière, au-dessus de l’endroit où les deux aventuriers avaient atterri, les deux jeunes gens purent, comme le Suisse l’avait dit à Roger, continuer leur route en marchant sur la grève, entre la berge et l’eau. Cette grève, de sable mêlé d’argile, séchée au soleil et dure comme de la brique, leur offrait une route unie comme une rue pavée ; route qu’ils suivirent sur une distance d’un peu plus d’un mille.

Ils durent à plusieurs reprises, cependant, s’enfoncer dans la forêt, afin de remonter le cours de quelque ruisseau se jetant dans la rivière, et dont l’embouchure était trop large pour qu’il leur fut possible de l’enjamber. Ils suivaient alors ce ruisseau, en le remontant, jusqu’à ce qu’il fut moins large, puis ils le franchissaient et revenaient à la rivière, dont ils suivaient de nouveau le cours jusqu’au prochain ruisseau.

Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, ils arrivèrent à un endroit où la grève étant trop inclinée, et trop glissante, ils durent l’abandonner pour de bon et s’enfoncer dans le bois, tout en restant assez près de la rivière pour ne pas la perdre de vue.

Il eut vraiment fait bon de les voir, superbement beaux tous les deux, bien que de races si différentes, s’en allant ainsi à travers la forêt primitive ; franchissant les ruisseaux d’un bond ; escaladant, sans efforts apparents, des troncs d’arbres qui, bien que renversés sur le sol, étaient encore presqu’aussi hauts que leurs têtes ; s’élançant avec souplesse et se glissant à travers des fourrés qui, de prime abord, paraissaient impénétrables ; tels deux jeunes cerfs, frais échappés de leurs parents, s’enivrant d’espace et de liberté.

Pendant toute la durée du trajet, ils parlèrent peu. Quelquefois, aux endroits les plus difficiles, Roger s’arrêtait, tendait la main à Ohquouéouée ou lui donnait quelque indication ou conseil sur la manière de franchir un obstacle quelconque ; mais la jeune fille, aussi agile et aussi expérimentée dans le bois que son compagnon, continuait son chemin sans s’arrêter et, souvent, sans répondre.

Après avoir parcouru ainsi un autre mille, ils arrivèrent à un endroit où la berge, de l’autre côté de la rivière, s’élevait, droite et à pic, d’une trentaine de pieds au-dessus de l’eau. La rivière faisait le tour de cette falaise glaiseuse qui, s’avançant vers la rive opposée, formait comme un promontoire.

Du côté où se trouvait le jeune homme et celle qui l’accompagnait, la berge, haute d’une douzaine de pieds, s’éloignait en s’élevant graduellement sur une distance d’une centaine de pieds ; après quoi elle continuait de s’élever, mais en pente plus raide, ce qui formait un vaste amphithéâtre, traversé dans sa partie basse par la rivière.

Sur la grève, juste à la ligne des hautes eaux et abritée par les basses branches d’un cèdre qui poussait à côté, une source bouillonnante formait un petit bassin, de peut-être trois verges de circonférence. La surface de cette source était frangée, sur tout son pourtour, d’une écume légère et transparente, et qui retenait dans ses plis une fine poussière jaunâtre. Le surplus de l’eau, assez considérable, s’écoulait par un petit ruisseau qui, descendant la grève, se perdait dans la rivière.

En apercevant la source, Roger, ne doutant pas que ce fût bien celle que venait de visiter le Suisse, s’en approcha vivement et y plongea ses deux mains réunies, qu’il releva pleines d’eau ; puis, les portant à sa bouche, il en prit une gorgée, qu’il rejeta aussitôt en faisant une grimace et en s’exclamant :

— Pouah !… Où est le chrétien capable de boire une saumure pareille, et de trouver cela bon ?… Puis, se retournant vers Ohquouéouée, il dit en algonquin, car, dans sa surprise et son dégoût, il avait parlé français, oubliant qu’elle ne pouvait pas le comprendre : Goûte-moi donc cela, Ohquouéouée, et dis-moi si ce n’est pas répugnant ?

L’Indienne, à son tour, plongea ses mains dans la source et, les relevant pleines d’eau, en but le contenu sans sourciller. Elle répéta l’opération plusieurs fois, puis, se retournant vers Roger qui la regardait faire tout étonné, elle dit en souriant :

— Il faut être habitué à cette eau pour la trouver bonne. La première fois qu’on y goûte on la trouve toujours détestable.

— Tu y es donc habituée, toi, que tu parais la boire avec plaisir ?

— Près de la cabane de mon père, fit Ohquouéouée, dont le visage prit l’empreinte de la tristesse au souvenir de son père et de son village, il y a une source semblable à celle-ci, à laquelle tout le village vient boire. Un peu plus loin, l’eau qui s’en écoule forme un petit étang, dans lequel nous nous baignions, quand j’étais au village de ma tribu !

— Ces sources d’eau salée ne sont donc pas rares ?

— Elles ne sont pas rares, en effet, car j’en connais une autre, juste de l’autre côté de la Grande-Rivière.

Ohquouéouée raconta alors à Roger que, l’automne précédent, alors que les Algonquins l’emmenaient captive dans leur pays, ils s’étaient arrêtés toute une journée auprès d’une source semblable à celle près de laquelle les deux jeunes gens se trouvaient en ce moment. Aux questions du jeune homme, elle répondit qu’elle se rappelait parfaitement l’endroit où cette source se trouvait, et qu’elle la retrouverait facilement. Puis elle refit, en partie, le récit du matin, en y ajoutant nombre de détails sur sa manière de vivre dans son village, sur les péripéties du voyage qu’elle avait fait, en compagnie des Algonquins, de son village au pays de ces derniers, et aussi, sur la manière qu’elle avait été traitée, une fois rendue là.

Roger, de son côté, lui apprit le lieu de sa naissance, ce qu’il se rappelait de sa vie d’enfant, son adolescence, pourquoi il avait quitté ses parents, et ce qui l’avait amené à l’endroit où il se trouvait en ce moment.

Nous allons faire le même récit au lecteur, mais à notre manière et beaucoup plus complet que Roger ne le fit à celle qu’il considérait déjà comme sa meilleure amie ; car nous allons, chose que celui-ci n’aurait pu faire, remonter à quelques années avant la naissance de notre héros.