Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 38-48).

VI

UN COUREUR DE BOIS

Pendant la dernière partie du colloque entre Ohquouéouée et celui qui venait de se faire appeler Roger — et que nous désignerons ainsi désormais, car c’est son nom — les deux interlocuteurs étaient si occupés, l’une à raconter, l’autre à écouter, qu’ils n’avaient ni vu, ni entendu les aulnes de la berge s’écarter de nouveau et livrer passage à un homme d’une quarantaine d’années, court, trapu, et dont la partie inférieure du visage disparaissait toute sous une longue barbe et d’épaisses moustaches rousses. Une chevelure brune, touffue et inculte retombait sur les épaules du nouveau venu, après lui avoir caché le front ; de sorte que les seules parties visibles de son visage étaient le nez et les yeux. Ce nez, cependant, était assez bien conformé ; et les yeux, d’un brun un peu plus foncé que les cheveux, avaient une expression de douceur et d’honnêteté qui corrigeait, dans une certaine mesure, l’apparence sauvage du personnage.

Voici pour la tête. Quant au corps de l’individu : ses larges épaules, un peu voûtées, ses longs bras et ses jambes courtes et torses se terminant par des pieds énormes et qui tournaient en dedans, tout en lui donnant l’allure grotesque d’un gorille, indiquaient que cet homme devait être doué d’une force extraordinaire.

Il était vêtu, comme celui qu’il venait d’interpeller, d’une chemise de grosse toile retenue dans une culotte de peau, encore plus noire et plus luisante que celle de Roger, par une large ceinture de cuir à laquelle était suspendu un fort couteau de chasse. Lui aussi était chaussé de mocassins et protégeait ses jambes avec des mitasses de toile à voile.

Il s’appelait, de son véritable nom, Marcellin Grubeau. Mais, comme il était marchand de noix et que, à l’instar d’un certain petit rongeur du pays, il avait toujours une ample provision de faînes et de noisettes dans ses poches, on l’appelait, partout dans la colonie où il était universellement connu : « Le Suisse ; » mais avec cette particularité qu’en parlant de lui à un autre on disait : « Le Suisse, » pendant qu’en s’adressant à lui-même, on disait : « Suisse, » tout court.

Il était venu de France au Canada une vingtaine d’années auparavant, comme valet au service d’un des officiers d’un régiment — probablement le régiment de Carignan — qui avait passé quelques temps dans la colonie. Mais quand était venu, pour le régiment, l’ordre de retourner en France, Marcellin Grubeau — on ne lui avait pas encore à cette époque donné son sobriquet — se mourait d’une attaque de scorbut. Son maître dût partir sans lui ; mais non sans, toutefois, avoir fait des arrangements pour lui faciliter le retour dans son pays, au cas il guérirait.

Il guérit en effet, contre toute attente ; mais au lieu de profiter de la prévoyance de son maître pour retourner chez les siens, il préféra demeurer dans la colonie et adopter le métier qui lui valut le surnom sous lequel, imitant en cela tous ceux qui le connurent, nous le désignerons désormais.

Ce métier était celui, comme nous l’avons dit plus haut, de marchand de noix. Mais ce commerce de marchand de noix, Le Suisse l’exerçait d’une manière spéciale : il se contentait de servir d’intermédiaire entre ses homonymes les suisses, aussi bien que les écureuils, et les habitants de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières.

Comment Le Suisse s’y prenait-il pour obtenir son fonds de commerce des suisses et des écureuils ? Nous le verrons bientôt, car nous allons le suivre dans une des expéditions qu’il entreprenait, vers la fin de chaque été, pour se procurer sa marchandise. Nous ne ferons donc, pour le moment, qu’indiquer sommairement sa manière de procéder.

Tous les étés, vers la fin de juillet ou le commencement d’août, Le Suisse remontait, jusqu’à quatre-vingt ou cent milles de son embouchure, une des nombreuses rivières qui sillonnent la province de Québec, au sud du fleuve. Son premier objectif était les noisettes : ces délicieuses petites noix qui mûrissent en plein été. Mais quiconque a habité la campagne sait combien il est difficile de recueillir des noisettes en quantité un peu considérable. Cette difficulté provient du fait que, dès qu’elles sont mûres, les écureuils et les suisses les cueillent dans l’espace de deux ou trois jours, souvent même dans une seule journée. Et il arrive souvent que, après avoir surveillé un buisson de coudriers — c’est ainsi qu’on nomme l’arbrisseau qui porte les noisettes — pendant des semaines, afin de cueillir les noisettes dès qu’elles seront mûres, si l’on manque à cette surveillance une seule journée, l’on trouve, à son retour, les coudriers aux trois quarts dépouillés. Il ne leur reste, le plus souvent, que les noisettes à l’intérieur desquelles des vers ont élu domicile.

Dans une seule journée, et cela au moment précis où les noisettes étaient juste assez mûres pour être bonnes à cueillir, les écureuils et les suisses en ont fait la récolte, à l’exception de celles auxquelles les vers s’étaient attaqués. Quant à ces dernières, il n’y ont même pas touché.

Il est donc évident que si Le Suisse s’était borné à cueillir les noisettes sur les coudriers, ou noisetiers, il lui aurait fallu se contenter de ce qu’il aurait pu recueillir dans une seule journée, deux jours au plus. Mais notre homme avait adopté un autre système. Il laissait les suisses et les écureuils faire la récolte et amasser les noisettes dans les réduits qui leur servaient de refuges, en même temps que de magasins — lesquels étaient le plus souvent situés dans un arbre creux — puis il se mettait à la recherche de ces cachettes, qu’il pillait sans merci dès qu’il les avait trouvées.

À première vue, découvrir les cachettes de ces petits rongeurs ne semble pas chose facile ; mais, dans ce but, Le Suisse avait un système à lui, dont il gardait soigneusement le secret. Il était, en effet, le seul homme de la colonie qui put, après une absence d’environ trois mois à la fin de l’été, revenir avec un canot portant de mille à quinze cents livres de faînes et de noisettes.

Nous allons, pour le bénéfice du lecteur, dévoiler le secret de notre personnage.

Le Suisse avait d’abord la précaution, afin de pouvoir étudier le terrain d’avance et marquer les buissons de coudriers qu’il lui faudrait surveiller, d’atteindre le territoire qu’il voulait exploiter quelques jours avant que les noisettes ne soient tout à fait mûres. Puis, aussitôt que les écureuils et les suisses commençaient leur récolte, il se mettait à les épier et à les suivre, un par un, jusqu’à ce qu’il eut découvert la retraite de chacun d’eux. Il mettait, à ce manège, le plus grand soin et la plus grande adresse à ne pas se laisser voir, afin de ne pas effrayer les petites bêtes.

Quand il avait découvert la retraite de l’une d’elles, il en marquait l’endroit, soit en brisant une branche auprès, soit en faisant une entaille au tronc de l’arbre, si la cachette était à l’intérieur d’un arbre, puis il recommençait avec une autre ; et il continuait ainsi toute la journée et les jours suivants, tant que les suisses et les écureuils n’avaient pas complètement dépouillé les coudriers de leurs noix.

Au moyen de ce système, il arrivait à notre homme de découvrir, dans l’espace d’une quinzaine de jours, de quarante à cinquante réserves d’amandes de noisettes ; car les pauvres petites bêtes qui se faisaient ainsi dépouiller de leur bien, n’amassent que les amandes. Et quand on saura que chacune de ces réserves contenait d’un demi à un minot d’amandes, quelques fois plus — l’auteur de ces lignes en a lui-même trouvé de deux minots — on aura une idée de la quantité d’amandes que Le Suisse récoltait dans deux ou trois semaines.

Pour les faînes, l’opération était beaucoup plus simple.

Ces dernières ne sont vraiment mûres et bonnes à cueillir qu’après les premières gelées d’automne ; alors qu’elles se détachent de leur gaine et tombent de l’arbre au moindre choc. Le Suisse n’avait donc, le temps arrivé, qu’à frapper le pied des hêtres, les arbres qui produisent les faînes, avec une pièce de bois assez lourde pour les ébranler, pour n’avoir qu’à ramasser les faînes sur le sol, dont il avait eu la précaution, en premier lieu, de ratisser et de fouler la surface, afin de la rendre plus unie et plus dure.

Mais entre le mois d’août, qui est le mois des noisettes, et le mois d’octobre, qui est le mois des faînes, que faisait notre homme dans la forêt ? Car il y avait là presque deux mois qu’il n’eut pas été sage de gaspiller dans l’oisiveté.

Le Suisse avait son ouvrage tout taillé pour ces deux mois.

Les forêts de cette époque, comme les forêts d’aujourd’hui dans les mêmes régions d’ailleurs, abritaient de nombreux essaims d’abeilles sauvages. Ces abeilles ne manquaient pas, comme celles que les apiculteurs de nos jours gardent avec tant de soins, d’amasser de grandes quantités de miel ; miel qu’elles entassaient, soit dans des arbres creux, soit dans des trous dans la terre, soit dans des fentes de rochers, mais toujours dans des endroits où elles pourraient par la suite passer l’hiver à l’abri des intempéries, tout en se nourrissant à même leurs provisions.

Mais, se demande sans doute le lecteur, ce miel que les abeilles amassent, n’est autre chose que les sucs qu’elles extraient des fleurs ? Comment pouvaient-elles, dans une forêt vierge, trouver des fleurs en quantité suffisante pour se nourrir et leur permettre, par surcroît, d’amasser du miel ?

L’endroit où se rendait habituellement le Suisse était cette partie de la province qui est arrosée par les sources du Saint-François. Il s’installait, de préférence, sur le bord d’une des nombreuses rivières, petites et moyennes, dont le Saint-François reçoit les eaux aux environs de Sherbrooke ; telles que la Magog, la Massawippi, la Coaticook, la Rivière-au-Saumon et d’autres plus petites.

Dans cette région, même de nos jours, partout où un arbre renversé, ou toute autre cause, laisse pénétrer le soleil sous les arbres ; sur le bord des lacs et des rivières ; partout enfin où le soleil peut réchauffer et vivifier le sol, l’herbe pousse parsemée de trèfle blanc. Ce trèfle est indigène au pays ; c’est-à-dire, qu’à l’encontre du trèfle rouge qu’il faut semer pour qu’il en pousse, le trèfle blanc, lui, pousse spontanément partout où il y a de la terre, de l’humidité et du soleil.

De plus, les innombrables ruisseaux qui sillonnent cette contrée en tous sens, et qui lui donneraient, si on pouvait la contempler d’une grande hauteur, l’apparence d’une fine pièce de guipure, étaient souvent bordés de cerisiers, de pruniers et, quelquefois, de pommiers sauvages. Tous ces arbres fruitiers fleurissent au printemps, ainsi que la plupart des autres arbres ; et, parmi toutes ces fleurs, les abeilles trouvaient amplement de leur butin sucré.

Au mois de septembre, les abeilles ont fini d’amasser leur provision de miel. Le Suisse n’avait donc, pendant la période qui s’étend entre le temps des noisettes et celui des faînes, qu’à découvrir les endroits où les abeilles amassaient leurs réserves et à se les approprier.

Maintenant, comment s’y prenait-il pour découvrir les cachettes de ces nouvelles victimes de la rapacité humaine ?

En cherchant ces cachettes, Le Suisse faisait presque toujours d’une pierre deux coups ; car il n’était pas le seul à chercher du miel, et les forêts des Cantons de l’Est n’abritaient pas que des abeilles. Elles donnaient aussi asile à une foule d’animaux de différentes espèces, parmi lesquelles les ours n’étaient pas les moins nombreux, ni les plus timides. Et chacun sait que, partout où il y a des ours et du miel, les premiers rôdent ordinairement autour du second ; lequel ils découvrent aisément, grâce à l’instinct dont la nature les a doués.

Le Suisse n’avait donc qu’à observer les ours pour découvrir le miel. Puis, quand il avait découvert celui-ci, il tuait et écorchait ceux-là ; car, au mois de septembre, la fourrure de l’ours est bonne à conserver. Quant au miel, il l’emmagasinait dans des tinettes qu’il fabriquait lui-même, les jours de mauvais temps.

Au moyen de ces quatre branches de son commerce, notre coureur de bois reprenait, à la fin d’octobre ou au commencement de novembre, selon la saison, le chemin des parties habitées de la colonie, pilotant un canot chargé, autant qu’il en pouvait porter, de peaux d’ours, de miel, de faînes et de noisettes.

Le fruit de ces trois mois de travail une fois vendu aux marchands de Montréal, de Québec et des Trois-Rivières, notre homme était en position de passer grassement l’hiver à se reposer, se contentant d’ajouter à son avoir en faisant des commissions ou en portant des messages d’un endroit à l’autre dans la colonie, pour le compte de ceux qui voulaient l’employer, en attendant la saison suivante, alors qu’il repartait pour une nouvelle expédition.

Mais revenons à nos trois personnages, que nous avons laissés sur le bord de la Rivière-du-Loup-en-Haut.

Après sa rude interpellation, Le Suisse sauta sur le sable de la grève, et s’adressant toujours à Roger, il ajouta d’un ton gouailleur :

— Je ne croyais pas, en te laissant ici à la garde du canot, pendant que j’allais à la recherche de la Fontaine de Jouvence, que je te retrouverais en si intéressante compagnie !… Puis lançant à l’Indienne un regard mi-narquois, mi-admirateur, il reprit : Pour une sauvagesse, elle n’est vraiment pas trop mal la petite !… Et, se retournant vers Roger, il termina d’un ton ironique : Mes compliments !

Le jeune homme, objet de ces sarcasmes, eut un mouvement d’impatience, presque de colère. Mais, se contenant, il dit, d’une voix assez calme et en feignant d’ignorer les railleries du nouvel arrivant :

— Tiens, vous voilà, Suisse !… Eh bien ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

Le Suisse n’était pas homme à laisser détourner la conversation de cette manière. Aussi reprit-il :

— Oui ! Je l’ai trouvé… Mais, dis-moi Roger, pourquoi tu as promis à cette fille de lui faire traverser le lac Saint-Pierre dans notre canot ? Tu dois pourtant savoir que je ne peux souffrir ces sales sauvagesses, et je t’avertis que je ne tiens pas à en avoir une dans mon canot pendant toute la traversée du lac !

Cette fois, Roger faillit éclater. Ses mains se crispèrent. Les traits de son visage devinrent rigides comme s’ils eussent été sculptés dans du marbre, dont ils prirent la pâleur. Faisant un pas vers Le Suisse et le regardant bien en face, il dit, d’une voix qui, bien que contenue, vibrait comme l’airain :

— Cette jeune Indienne que vous appelez une sale sauvagesse, mais qui est, pour le moins, aussi propre que vous, est une Iroquoise, enlevée de son village l’automne dernier par les Algonquins, lesquels l’ont emmenée dans leur pays, où il lui a fallu passer l’hiver. Ce printemps, après avoir réussi à s’échapper, elle a repris le chemin de son pays : mais, depuis deux mois, elle cherche le moyen de traverser le fleuve, sans pouvoir y arriver. Je l’ai rencontrée il y a quelques instants, elle m’a raconté son histoire qui m’a touché, et j’ai décidé de lui aider tant que je le pourrais.

Puis, après avoir débité cette tirade tout d’une haleine, Roger se radoucit un peu et termina par ces mots :

Il y a pourtant assez longtemps que vous me connaissez, Suisse, pour savoir que je n’ai pas l’habitude de laisser maltraiter mes amis… Ohquouéouée est mon amie, et je vous prie de ne pas l’oublier !