Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 30-38).

V

FIN DU RÉCIT D’OHQUOUÉOUÉE

Quand nous atteignîmes le lac qui fait partie de la Grande-Rivière, continua Ohquouéouée, la nuit était venue. Au lieu d’atterrir et de camper pour la nuit, mes ravisseurs longèrent la rive du lac pendant une partie de la nuit, pour aller camper près de l’embouchure d’une autre rivière. Après avoir passé le reste de la nuit et la journée du lendemain dans cet endroit, nous nous remîmes en route. Quand le jour reparut, après avoir marché toute la nuit, nous étions dans une autre grande rivière, de ce côté-ci de la Grande Rivière de Canada, que nous, remontâmes pendant plusieurs jours.

Cette rivière était moins large que celle que nous avions descendue avant d’atteindre la Grande Rivière, et elle était si rapide que, tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, il nous fallait mettre pied à terre et transporter les canots et les bagages sur nos épaules, sur de grandes distances quelques fois, avant de pouvoir remettre nos embarcations à flot et continuer notre route à l’aviron.

Enfin, après plusieurs jours d’un voyage difficile et fatigant, nous arrivâmes au village des Algonquins.

— Ce village n’est-il pas situé au confluent d’une autre grande rivière et de celle que vous aviez remontée ? questionna le jeune homme.

— Oui ! répondit Ohquouéouée : la rivière Matwedjiwan, d’après laquelle les Algonquins ont nommé leur village.

— Nous, les Blancs, l’appelons : Mattawin, et celle que vous avez remontée pour vous rendre là nous la nommons : Saint-Maurice, fit Roger d’un air rêveur. Puis il ajouta : Le chef de ce village ne s’appelle-t-il pas « Acaki ? »

— Oui, en effet ! répondit l’Indienne, surprise. Puis, après un silence, voyant que le jeune homme ne parlait plus, elle reprit son récit :

Les Algonquins n’avaient amené, dans leur expédition, que juste assez de femmes pour porter les bagages et préparer les aliments. Le reste de la population, composé surtout de femmes et d’enfants, était resté au village. Ils accueillirent les arrivants avec de grandes démonstrations de joie, qui se changèrent en pleurs et en lamentations quand ils apprirent les nombreuses pertes que la troupe avait subies au cours de l’expédition.

À peine étions-nous arrivés dans le village que le chef, me prenant par le bras, m’entraîna dans sa cabane. Là, un triste spectacle s’offrit à ma vue : étendu sur une couche de peaux, le visage et le corps émaciés par la maladie, les yeux brillants de fièvre, un jeune guerrier nous regardait.

Le chef, après l’avoir considéré quelques instants en silence, se tourna vers moi et dit :

« Celui qui t’as enlevée de ton village n’est plus ; il est resté dans les bois de ton pays !… Quand le Grand-Esprit ira le chercher pour l’emmener dans les terres de chasse d’où l’on ne revient pas, j’espère qu’il ne se trompera pas et qu’il le conduira avec ses ancêtres !… Il était mon fils ! C’était un des plus beaux et des plus braves guerriers de notre nation !… J’avais encore un autre fils : un jeune guerrier blanc que j’avais adopté et que j’aimais beaucoup. Il est resté, lui aussi, en pays étranger, le long de la Grande Rivière, au cours d’une autre expédition, il y a deux étés. »

Le chef demeura silencieux quelques minutes puis reprit :

« Celui qui gît là est mon dernier fils ! Il n’a maintenant plus de force ; s’il mourait, je resterais seul de ma famille !… Mais il ne mourra pas : l’Homme-qui-parle-aux-Esprits me dit qu’il va guérir… Quand il sera capable de reprendre sa place parmi les guerriers de la tribu, il sera ton maître. En attendant, les femmes prendront soin de toi. Va ! »

Pendant qu’Ohquouéouée répétait les paroles du chef Algonquin, celui qui l’écoutait avait donné les signes d’une vive émotion, mais il n’avait rien dit. Alors elle continua :

Je commençais à comprendre un peu la langue des Algonquins. Je me retirai. À la porte, une vieille femme me fit signe de la suivre et me conduisit à une cabane située à une courte distance de celle du chef, en m’annonçant que, dorénavant, là serait ma demeure. Puis après m’avoir avertie que je ne devais pas m’éloigner du village plus loin que la vue pouvait porter, elle se retira.

Une fois seule, je me laissai tomber sur le sol de ma cabane et je me mis à réfléchir. Tout le long du voyage je m’étais tourmentée en me demandant ce qui avait bien pu arriver à mon père pendant l’attaque des Algonquins contre mon village ; mais en ce moment c’était mon propre sort qui m’inquiétait le plus.

En me rappelant les paroles du chef, je compris qu’il me réservait pour être la femme de son fils malade. Je compris aussitôt qu’il ne me donnerait à celui-ci que quand il serait guéri de la maladie qui le minait. Je pouvais donc espérer être libre tant qu’il serait malade.

« Si, seulement, le fils du chef pouvait être malade tout l’hiver ! » me disais-je en moi-même.

Quant à m’enfuir et à retourner dans mon pays, je n’y pouvais songer : les arbres étaient maintenant complètement dépouillés de leurs feuilles, les oiseaux étaient partis et, presque tous les matins, l’eau des mares se couvrait de glace. La neige était à la veille de venir recouvrir la terre et je ne pouvais songer à entreprendre, si tard, un si long voyage.

Je me résignai donc à passer la saison des neiges au milieu des Algonquins, espérant qu’au retour de la belle saison je pourrais m’échapper et retourner à Sarastau.

« Si, me disais-je encore une fois, le fils du chef pouvait ne pas se rétablir avant la belle saison ! »

Quelques jours plus tard, la neige tomba en abondance et recouvrit complètement la terre. Les rivières et les lacs se couvrirent de glace et ce fut la saison des grands froids.

Comme l’on souffre du froid dans ce pays !

Cinq lunes se succédèrent sans amener de changement : la glace emprisonnait toujours les cours d’eau, le pays était toujours enseveli sous la neige et le fils du chef était toujours malade.

Cependant, les jours étaient devenus un peu plus longs que les nuits. Le soleil se mit à fondre les neiges et les glaces, l’on recommença à entendre couler les cours d’eau, les oiseaux revinrent et les feuilles apparurent sur les branches.

Un jour que j’étais assise près de ma cabane, jouissant de la douce chaleur du soleil, l’Homme-qui-parle-aux-Esprits, celui qui avait promis au chef que son fils ne mourrait pas, s’approcha de moi. Je craignais cet homme. Chaque fois que je m’étais trouvée en sa présence, il avait fait peser sur moi des regards qui m’avaient fait frémir. Bien des fois, j’avais fait de longs détours, ou je m’étais tenue cachée de longues heures pour éviter de le rencontrer.

À sa vue, je me levai et voulus me retirer ; mais il me retint du geste, en disant :

« Ohquouéouée, reste ici, je veux te parler. »

Je me retournai vers lui et attendis sans rien dire, baissant les yeux, car je n’osais le regarder.

« Ohquouéouée, », répéta-t-il, « le fils du chef est bien malade ! »

« Oui, » répondis-je, « mais les Esprits disent qu’il va guérir ? »

« Les Esprits, » ricana-t-il, en m’enveloppant d’un regard qui me fit frissonner. « Les Esprits !… Et s’ils se trompent, les Esprits ?… Et si le fils du chef meurt ?… Tu seras à moi, Ohquouéouée ! » ajoutat-il brusquement en plongeant son regard dans le mien. Puis, me tournant le dos, il se retira à grands pas.

Pendant la dernière partie de ce récit, le jeune homme avait, à plusieurs reprises, froncé les sourcils et porté la main à sa ceinture, où pendait un long couteau de chasse.

Ohquouéouée avait-elle vu ces mouvements ? Nous l’ignorons. Toutes les femmes, qu’elles soient blanches, rouges, jaunes ou noires, sont filles d’Ève. Toujours est-il que la voix de l’Indienne se raffermit considérablement, et qu’elle termina son récit d’une voix beaucoup plus assurée qu’elle ne l’avait commencé.

Le soleil, continua-t-elle, devenait de plus en plus chaud. La mousse des bois reverdissait et les feuilles cachaient déjà presque complètement les branches des arbres quand, un jour, au moment où le soleil est à la veille de disparaître derrière les montagnes, je vis l’homme que je craignais tant sortir de la cabane du chef et se diriger vers la mienne. J’étais, heureusement, à quelque distance, dans un endroit d’où je pouvais le voir sans qu’il me vît. Il entra dans ma cabane, puis en sortit presque aussitôt et retourna à celle du chef. Après être resté quelques instants dans cette dernière, il en ressortit, suivi de cinq ou six vieilles femmes qui se tordaient les bras et se lamentaient à haute voix.

À cette vue, je devinai que le fils du chef était mort. Alors, à la pensée que l’Homme-qui-parle-aux-Esprits, celui que je craignais et détestais par-dessus tout, allait devenir mon maître, la peur s’empara de moi. Au lieu de retourner à ma cabane, je m’enfuis loin dans la forêt, où je restai cachée le reste de la journée.

Quand le soleil eut disparu derrière les montagnes, que l’ombre de la nuit eut enveloppé les cabanes et la rivière, je me rapprochai sans bruit du village, et m’emparai d’un canot échoué sur la grève. Puis je m’élançai sur la rivière et ramai de toutes mes forces en descendant le courant.

Je maniai l’aviron toute la nuit et les jours suivants, ne me reposant que quelques heures chaque nuit, sans quitter mon canot, tant je craignais d’être poursuivie. Un matin que j’avais, comme d’habitude, dormi au fond du canot, je m’éveillai au bruit que faisait la quille en grinçant sur les pierres dont le lit de la rivière était garni. Surprise, car j’avais eu la précaution d’échouer mon canot sur la grève avant de m’endormir, je levai la tête et je vis avec terreur que le courant m’entraînait, avec une vitesse toujours croissante, vers une chute aux eaux bouillonnantes. J’eus juste le temps de sauter à terre, mais je ne pus retenir mon canot, qui alla se briser sur les rochers, un peu plus bas.

J’avais failli me jeter dans un des nombreux gouffres que nous avions rencontrés, alors que les Algonquins m’emmenaient dans leur pays.

Je continuai ma route à pied, en suivant toujours la rivière. J’arrivai, quelques jours plus tard, en vue d’un village de blancs, où il y avait de grandes cabanes faites avec des arbres entiers et, aussi, d’autres cabanes faites avec des pierres.

— Tu étais en vue du poste des Trois-Rivières, interrompit celui qui l’écoutait. Si tu t’y étais rendue, tu aurais été bien accueillie et on se serait occupé de toi.

L’Indienne le regarda d’un air de doute, qui en disait long du peu de confiance que les sauvages de ce temps-là mettaient dans les Blancs, et continua :

— Je n’osai m’approcher. Je fis un grand détour et atteignis la Grande-Rivière, que je suivis, en la descendant, pendant plusieurs jours, sans trouver moyen de la franchir. Je revins sur mes pas, refis un autre grand détour pour éviter le village des Blancs, puis je continuai de suivre la Grande-Rivière, en la remontant cette fois, pendant plusieurs jours.

J’arrivai enfin à un endroit où la rivière était remplie d’îles ; ce que voyant, je crus que je pourrais gagner l’autre rive en nageant d’une île à l’autre. Mais, arrivée à la dernière, l’espace qu’il me restait à franchir était encore trop large pour que j’entreprisse de le traverser à la nage, et je dus revenir à mon point de départ.

Je continuai d’errer, de côté et d’autre, pendant encore un grand nombre de jours. J’étais à la veille de me décourager et de retourner chez les Algonquins quand, arrivant au bord de cette rivière, j’aperçus ton canot et essayai de m’en emparer.

— Mais j’avais l’œil ouvert et je t’avais vue approcher ! dit le jeune homme. Mais pourquoi, au lieu d’essayer de t’emparer d’un canot qui ne t’appartenait pas, n’attendais-tu pas le propriétaire et ne lui demandais-tu pas de te conduire où tu voulais aller ?

Ohquouéouée, son récit fini, avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine. Elle demeura dans cette position, le regard fixé sur le sable, à ses pieds, et ne répondit pas.

Ayant, mais en vain, attendu une réponse, le jeune homme reprit, après un silence :

Je m’en vais justement de l’autre côté du lac Saint-Pierre ; si tu le veux, je t’y transporterai dans mon canot ?

— Oui-dà !… fit une voix rude derrière les deux jeunes gens, qui sursautèrent. Si j’ai bien compris ton baragouin, compère Roger, tu viens d’offrir à cette sauvagesse de la prendre dans notre canot ?… Tu ferais bien, je crois, de consulter ton associé avant de prendre de tels engagements !