Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 77-83).

XI

LE DÉPART

Acaki avait repris sa pipe des mains de Roger et fumait en silence depuis une dizaine de minutes.

Le jeune homme n’était pas à son aise. Il était venu rencontrer ces sauvages dans le but de causer avec eux, d’apprendre d’où ils venaient, où ils allaient, de se faire raconter quelques incidents de leurs voyages à travers le pays, et ces longs silences lui pesaient. Il ouvrait la bouche pour poser quelque nouvelle question au chef, quand celui-ci, désignant de la main le fusil qui gisait toujours entre lui et son visiteur, remarqua :

— Mon fils, le jeune guerrier blanc, a là un bien beau fusil !

— C’est un beau fusil, en effet, répondit Roger. C’est un cadeau que mon père m’a fait l’an dernier.

Le chef avait parlé sans lever la tête, sans changer la direction de son regard, toujours fixé sur le brasier. Tout à coup, il regarda fixement le jeune homme une seconde puis, subitement, il releva la tête et, du doigt, lui indiqua le firmament.

Le regard de Roger suivit la direction que lui donnait le geste de l’Indien et il aperçut, un peu sur sa gauche et débouchant au-dessus du promontoire qu’il avait quitté pour venir rencontrer les sauvages, une bande d’outardes, au nombre d’une cinquantaine, qui se dirigeaient vers le sud à l’approche de l’hiver. Elles étaient échelonnées sur deux lignes, formant deux côtés d’un triangle régulier, marchant l’apex en avant.

À cette vue, l’instinct du chasseur fit briller une flamme dans l’œil du jeune homme qui, ne donnant au chef que juste le temps de désigner du geste laquelle il désirait voir tuer, sauta sur son fusil, épaula et, visant l’espace d’une seconde, il pressa la détente et le coup partit.

Aussitôt, l’outarde qui était à la tête des deux lignes, à leur point de jonction, culbuta deux ou trois fois sur elle-même et vint, comme une pierre, s’abattre dans le fleuve, à quelques centaines de verges de la rive. Deux sauvages, se précipitant dans un canot et faisant force d’avirons, allèrent la quérir et l’apportèrent triomphalement au chef.

Autant le flegme des sauvages était grand avant l’exploit du jeune Canadien, autant leur excitation était grande maintenant. Tous se pressaient autour de l’oiseau mort, et chacun voulait y toucher. Ils étaient tous en extase devant la justesse du tir de Roger ; la balle ayant traversé l’outarde à la base du cou.

Le chef lui-même, malgré son impassibilité habituelle, impassibilité dont tous les sauvages s’enorgueillissaient comme étant la marque d’un esprit supérieur, ne put s’empêcher de faire entendre, à plusieurs reprises, un grognement de satisfaction. Grognement que nous ne pouvons mieux rendre que par l’assemblage de lettres que voici : « Heuoumpff ! »

Tout le monde, le chef comme les autres, attachait sur le jeune Canadien des regards remplis d’admiration mêlée de respect et, aussi, d’un peu de crainte.

Quand l’excitation fut un peu calmée, le chef dit à Roger :

— Mon fils est très adroit avec un fusil ! Saurait-il aussi bien manier les armes de ses frères de la forêt : l’arc et la flèche ?

Acaki n’appelait plus Roger que : mon fils, tout court, et appelait les autres sauvages : ses frères. Roger ne prit pas garde à ce détail et répondit :

— Quand j’étais trop jeune pour me servir d’un fusil, je m’amusais avec un arc et des flèches.

Sans ajouter une parole, le chef se leva et, ramassant une pierre aiguë parmi celles de la rive, il s’approcha d’un arbre à la lisière du bois. Frappant l’écorce de l’arbre avec la pierre, il y fit une entaille de la grandeur de l’ongle. Ensuite, se reculant d’une trentaine de pas, il prit son arc, choisit avec soin une flèche parmi celles de son carquois, et la lança. La flèche alla s’enfoncer dans l’arbre, juste à l’endroit où l’Indien avait fait une marque avec la pierre.

Alors, se retournant vers Roger, Acaki lui tendit l’arc.

Celui-ci le prit, alla à l’arbre, en arracha la flèche et revint se placer à l’endroit d’où le chef l’avait lancée. Une fois en place, il ajusta la flèche sur la corde puis, tendant l’arc de toute la longueur de son bras, il visa avec soin et lâcha le coup. La flèche partit comme un éclair et alla s’enfoncer dans l’arbre avec un bruit sec et sans la moindre vibration, indiquant par là avec quelle précision elle avait été lancée.

Le chef courut aussitôt à l’arbre. Mais, une fois là, il ne put s’empêcher d’y appeler les autres sauvages, tant était grande son admiration. La pointe de la flèche avait traversé l’écorce et était profondément enfoncée dans l’arbre, mais si exactement au même endroit que lorsque le chef l’avait lancée, que l’arbre ne portait la trace que d’une seule blessure.

À partir de ce moment, tous les sauvages eurent pour notre héros la plus grande admiration et le plus profond respect. Aucun ne l’approchait sans les plus grandes marques de déférence et, aussi, d’un peu de crainte. Cette crainte se manifestait surtout quand le regard du jeune homme s’arrêtait sur l’un d’eux. Aussitôt celui-ci s’inclinait et, si Roger continuait de le regarder, il se retournait et s’allait cacher derrière ses camarades.

Quant au chef, son désir de garder le jeune Canadien n’avait fait que s’accroître, à mesure qu’il découvrait chez lui ces qualités si prisées de sa race. Mais il désirait surtout, maintenant, l’emmener comme ami plutôt que comme prisonnier.

Ce fut donc de l’air le plus cordial et le plus engageant qu’il put assumer, qu’Acaki revint vers Roger, en disant :

— Mon fils blanc est certainement le meilleur tireur que j’aie encore rencontré !

Ce compliment, venant d’un chef d’une race réputée pour son adresse à tous les exercices du corps, fit un immense plaisir à Roger, qui n’avait pas manqué de remarquer la considération et le respect que les sauvages lui témoignaient depuis son exploit. L’orgueil dilatait son cœur. Sa taille se redressait, et il était juste dans un état d’esprit propre à lui faire prendre une décision sans avoir réfléchi.

Aussi ne fut-il pas du tout surpris quand le chef ajouta :

— Mon fils blanc est digne d’appartenir à la tribu du Castor, de la grande nation algonquine !… Il devrait nous accompagner dans notre village et demeurer avec nous ?

Nous disons que Roger ne fut pas surpris de l’offre que lui faisait le chef. Au contraire ! Les paroles de l’Indien répondaient à un secret désir de son imagination exaltée par ses lectures et ses rêveries. C’est avec une impression de vœux comblés et d’orgueil satisfait qu’il se voyait, en imagination, sinon à la tête de la bande, du moins agissant comme le bras droit du chef algonquin ; parcourant l’immense étendue des forêts canadiennes et chassant l’ours et l’orignal, les deux plus redoutables gibiers de ces bois ; gibiers qu’il avait peut-être entrevus, mais sur lesquels il n’avait encore jamais pu essayer son adresse.

À cette pensée, le jeune Canadien sentait sa tête se gonfler. Il oubliait complètement sa famille et ce qu’il connaissait de la civilisation, pour ne penser qu’au plaisir de ce qu’il croyait être la vraie liberté : parcourir les forêts sans limites, escalader les montagnes qu’il n’avait qu’aperçues, jusqu’à présent, formant une ligne bleue à l’horizon, naviguer sur toutes sortes de rivières et de lacs inconnus, chassant toutes sortes de gibiers et pêchant toutes sortes de poissons.

Il se voyait aussi commandant ces braves guerriers, dont son regard parcourait, en ce moment, les rangs serrés en notant les traits qui en faisaient de véritables hommes de guerre, et allant combattre l’Iroquois féroce et perfide, sur le compte duquel il avait entendu raconter tant d’histoires terrifiantes.

Pendant qu’il faisait ces réflexions, Roger avait, presque tout le temps, tenu la tête baissée et le regard fixé sur le sable, à ses pieds. Ce fut dans cette attitude qu’il entendit le chef lui renouveler, d’une manière plus précise et plus pressante, son invitation de l’accompagner dans son pays. Acaki disait :

— Si tu veux venir avec nous, tu seras mon fils aîné… Tu habiteras dans ma cabane… Tu commanderas à la tribu avec moi, et je ne ferai rien sans te consulter.

À ces paroles, qui répondaient si bien à ses désirs, Roger releva la tête. Il parcourut des yeux l’immensité du fleuve, la falaise et les bois derrière lui. Puis, faisant le tour des cinquante ou soixante guerriers, les uns assis, mais la plupart debout et le regardant attentivement, son regard vint se fixer sur celui du chef devant lui, et il dit :

— Je veux bien partir avec vous et vous accompagner partout où vous irez, mais à une condition : c’est que je serai libre de revenir quand je voudrai, et que, quand je déciderai de vous quitter et de revenir chez mon père, vous me fournirez un canot et tout ce qu’il me faudra pour atteindre les villages des Blancs.

Viens avec nous, promit Acaki, et tu seras libre de t’en revenir quand tu voudras. Puis se retournant vers les siens, il dit en algonquin, car, pendant sa conversation avec Roger, ils avaient tout le temps parlé en français :

— Le jeune guerrier blanc accepte d’être mon fils ! Il va nous accompagner dans notre pays ! Que chacun obéisse à ses ordres comme aux miens !… Qu’on prépare les canots pour le départ.

À ces mots, tous s’élancèrent vers les canots, qu’il fallut porter sur une assez grande distance pour les remettre à flot, car la mer avait maintenant fini de baisser.

Il était quatre heures de l’après-midi. Acaki avait combiné son plan de manière à pouvoir profiter de la nuit, et du flux, pour remonter le fleuve jusqu’à aussi près de Québec qu’il serait prudent de passer la journée du lendemain.

Une fois les canots à flot, l’on s’embarqua, Roger prenant place avec le chef, et l’on se mit en route, faisant force d’avirons. Les ténèbres vinrent avant que l’on fût tout à fait au large et, le courant aidant, l’on arriva, vers minuit, à une petite anse, à peu de distance de l’extrémité supérieure de l’île d’Orléans et du côté sud. Car, pour éviter d’être vus ou entendus des habitants de Beaupré ou de Beauport, la flottille avait pris par le chenal du côté sud de l’île.

La bande campa dans cet endroit et, peu d’instants après son arrivée, chacun s’était installé pour passer le reste de la nuit et le jour suivant caché dans les bois, dormant et se reposant.