Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 12-15).

II

UNE INDIENNE

À peine le martin-pêcheur avait-il disparu à un tournant de la rivière que, dans cette partie de la berge surplombant l’étroite bande de sable sur laquelle le canot est échoué, les aulnes formant rideau au pied des arbres s’écartèrent lentement et, sans le moindre bruit, sans le plus petit froissement de feuilles, livrèrent passage à une tête couverte de cheveux noirs et luisants comme l’aile du corbeau. Ces cheveux retombaient de chaque côté d’un visage couleur de bronze poli, éclairé par deux yeux aussi noirs que les cheveux et brillants comme des diamants.

Ces yeux, aussitôt qu’ils eurent franchi la ligne du feuillage, promenèrent un regard perçant sur toute l’étendue du rivage, en aval comme en amont et des deux côtés de la rivière. Ils parcoururent même attentivement, de la base au sommet, les deux hautes rangées d’arbres qui bordaient la rive. Ensuite, les aulnes s’entrouvrirent un peu plus, la tête émergea complètement et s’avança, suivie par des épaules et un buste, et une jeune Indienne, se dégageant complètement des broussailles, sauta légèrement sur l’étroite lisière de sable, à deux pas du canot.

Dès que ses pieds eurent touché le sol, elle se remit à examiner toute l’étendue du paysage, pendant que son corps restait figé dans une attitude indiquant que, tout en regardant, elle écoutait de tout ses oreilles.

Pendant qu’elle est là, immobile et attentive, nous allons, aussi brièvement que possible, essayer de tracer son portrait.

Elle était grande, très grande même, mais si bien proportionnée et d’apparence si souple et si agile, qu’elle ne paraissait pas plus grande que la moyenne.

Nous avons, quand il n’y avait encore que sa tête de visible, constaté que ses cheveux étaient noirs comme l’aile du corbeau, et que ses yeux, noirs aussi, brillaient comme des diamants. Nous savons aussi que son teint a la couleur et presque l’éclat du bronze poli.

L’ovale régulier de son visage, son nez légèrement arqué et sa bouche bien fendue, aux lèvres bien dessinées, s’ouvrant sur des dents petites, blanches et brillantes comme des perles, lui faisaient une tête que tout artiste eût peinte ou sculptée avec plaisir. Son corps souple, aux lignes allongées, lui donnait une apparence de légèreté, d’agilité extrême. Et, chose rare chez les Indiennes qui, d’ordinaire, ont l’apparence de vieilles femmes avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans, et bien qu’elle parût en avoir environ dix-sept ou dix-huit, elle avait conservé l’apparence d’une toute jeune fille.

Comme toutes les Indiennes de cette époque, elle était vêtue d’une sorte de tunique sans manche, faite de peau de cerf passée à blanc, qui lui descendait un peu plus bas que les genoux. Cette tunique était taillée dans une seule peau et cousue sur le côté avec de fines lanières du même cuir. Elle se mettait et s’enlevait en la passant par dessus la tête, et elle était retenue en place par des tavelles de couleurs voyantes, ou plutôt qui l’avaient été, lesquelles réunissaient l’avant et l’arrière de la tunique en s’attachant sur chaque épaule.

Quand la sévérité de la saison rendait les manches nécessaires, les Indiennes se contentaient de les ajouter à leur toilette en y introduisant les bras ; et elles les retenaient en place au moyen de deux longues bandes les prolongeant, qu’elles s’attachaient sur la poitrine.

Mais en cette chaude matinée de juillet, les manches étaient inutiles, et la tunique de notre Indienne laissait voir ses deux bras bruns, dont un certain développement musculaire ne faisait qu’ajouter à la rondeur gracieuse.

De sous le vêtement que nous venons de décrire sortait une espèce de pantalon, fait, comme la tunique, de peau de chevreuil. Ce pantalon, ou mitasse comme on l’appelait alors, enveloppait les jambes de la jeune fille et disparaissait dans des mocassins de peau de caribou, passée avec le poil.

Pour terminer cette toilette, le bas de la tunique s’ornait d’une frange découpée à même et entremêlée de tavelles semblables à celles des épaules. Le devant et le dos étaient décorés de rasades de grains de porcelaine, celle de devant formant un dessin représentant vaguement une tortue, pendant qu’un large collier des mêmes grains était passé à son cou.

Elle n’avait pour toute coiffure que ses longs cheveux noirs, tressés en deux longues nattes lui retombant jusqu’aux hanches.

Après avoir écouté et regardé autour d’elle pendant quelques instants, et avoir acquis la conviction que personne ne l’observait, la jeune Indienne s’approcha du canot, qu’elle se mit à examiner minutieusement, dans le but évident de s’assurer qu’il était en état de servir ; elle avait dû l’apercevoir de loin et s’en être approchée avec un but déterminé, car elle agissait maintenant avec rapidité et précision.

Quand elle eut reconnu que le canot était en parfait ordre, elle s’empara des deux avirons qui gisaient sur le sable, en repoussa un à l’extrémité du canot la plus éloignée d’elle et plaça l’autre à portée de sa main pour quand elle serait à flot. Alors, saisissant la proue à deux mains, elle la souleva et elle prenait son élan pour repousser l’embarcation vers le large en sautant à l’intérieur, quand les broussailles entourant les racines entremêlées de l’arbre renversé, cause de l’amoncellement de sable sur lequel se trouvait en ce moment la jeune Indienne, s’écartèrent violemment. Un homme en surgit qui, s’élançant, d’un bond vint retomber à côté de la jeune fille qu’il empoigna par une épaule et, d’une brusque poussée, il la fit pirouetter jusqu’à la berge, où elle s’affaissa dans les broussailles.

Puis, marchant sur elle, l’homme lui dit d’un ton courroucé :

— Qu’as-tu besoin de venir fureter dans mon canot, sauvagesse du diable ?…