Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 7-12).

Arthur Bouchard

Les Chasseurs de Noix


I

LA RIVIÈRE DU LOUP-EN-HAUT

Messire Loup, d’exécrable mémoire, et probablement parce qu’il n’a jamais montré même le bout de son museau pointu aux abords de l’une ou de l’autre, a donné son nom à deux des plus jolies rivières de la province de Québec : la rivière du-Loup-en-Bas, qui se jette dans le fleuve Saint-Laurent, du côté sud, à environ trente-cinq lieues en aval de Québec, et la rivière du-Loup-en-Haut, qui mêle ses eaux à celles du lac Saint-Pierre, du côté nord, à une vingtaine de milles en amont des Trois-Rivières.

C’est sur la rive droite de la dernière de ces deux rivières, à six ou sept milles de son embouchure et par un beau matin de la fin de juillet d’une des dernières années du dix-septième siècle, que commence notre récit.

À cette époque reculée de notre histoire, la rivière Du-Loup-en-Haut roulait lentement ses eaux sombres entre deux hautes murailles de verdure ; toute cette partie du pays étant encore couverte d’arbres plusieurs fois centenaires, dont les espèces les plus répandues étaient les chênes, les ormes et les frênes, avec, ici et là, quelques pins, dont les cimes altières s’élevaient au-dessus des autres arbres, comme, dans les cités, les clochers et les autres monuments publics s’élèvent au-dessus du reste des édifices.

Tel un coursier, se reposant après une longue course, a souvent le poitrail tacheté d’écume, la rivière, bien que coulant mollement, était striée à sa surface de longues traînées d’une écume blanche et mousseuse ; derniers vestiges de la course furibonde qu’elle venait de fournir en s’échappant des gorges des Laurentides, des flancs desquelles elle est la fille, et du dernier bond d’une centaine de pieds par lequel elle venait de franchir les derniers remparts de cette chaîne de montagnes.

Il est environ sept heures. Le soleil, levé depuis deux heures à peine, dore la cime des arbres de ses rayons obliques, emplissant le sous-bois d’une lumière blonde et douce comme on en voit à l’intérieur de ces vieilles cathédrales aux vitraux coloriés. Et accentuant encore cette impression d’église en pénétrant sous les arbres, comme par autant de portes laissées ouvertes dans la forêt, aux endroits où une végétation moins dense ou un arbre renversé sur le sol lui laisse libre passage.

Les alouettes se promènent sur la grève en se dandinant au bord de l’eau, ou bien elles s’élèvent dans les airs en jetant leur cri joyeux à l’astre du jour. Sur la berge, dans chaque touffe d’herbe, le susurrement continu de myriades d’insectes fait penser au bruit qui nous parviendrait, assourdi et rendu confus par une grande distance, d’une multitude en émeute.

Dans une petite anse de la rivière, où l’eau tranquille a permis aux plantes aquatiques de pousser leurs tiges, un héron flegmatique dort en équilibre sur une seule de ses interminables pattes. Un peu plus loin, sur une branche à l’écorce déchiquetée par les glaces hibernales que projette au-dessus de l’eau un orme noueux, un martin-pêcheur repu contemple avec indifférence les brochets et les gougeons qui, dans un remous que les rayons du soleil commencent juste à atteindre, passent et repassent en décrivant toutes sortes de courbes.

Toute cette nature, dans sa tranquillité sublime, semble heureuse d’exister, semble jouir du bonheur d’être vierge ! Car elle est vierge ! Vierge de tous les artifices, de toutes les déceptions, de tous les vices de la civilisation !

Jamais, l’air qui supporte le vol de ces oiseaux n’a été ébranlé par la détonation d’une arme à feu ! Jamais, les poissons qui habitent ces eaux n’ont rencontré, en se précipitant sur leur proie, l’hameçon perfide ! Jamais, ces arbres géants n’ont senti un de leurs compagnons vibrer sous les coups répétés de la hache meurtrière ! Jamais, les paisibles échos de ces immenses forêts n’ont dû répéter les imprécations, ni les blasphèmes de ceux qui se croient civilisés !

Mais, bien que la paix et la tranquillité semblent régner en maîtresses absolues sur tous ces environs, il est visible que cette paix va maintenant être de courte durée ; car, au bord de la rivière, un objet indique que l’homme, le grand destructeur de toute tranquillité, de toute pureté, n’est pas loin.

Immédiatement au-dessous d’une courbe prononcée de la berge, un peu en amont de l’endroit où un martin-pêcheur repose à moitié endormi sur sa branche, dans un remous causé par un arbre renversé dans la rivière et qui avait, en arrêtant brusquement le courant, permis au sable que charroie constamment celle-ci de se déposer en cet endroit et de s’y accumuler, s’était formée une petite péninsule ; laquelle, s’avançant de quelques brasses dans la rivière, laissait entre elle et la berge un minuscule havre de quelques verges seulement d’étendue.

Tout à fait au fond de cette baie en miniature, juste dans l’angle aigu formé par la jonction de la langue de terre avec la rive, l’avant tiré hors de l’eau et légèrement enfoncé dans le sable, une légère pirogue, comme savaient si bien en façonner, avec l’écorce du bouleau, les premiers habitants de ce pays, reposait, presque complètement cachée par les hautes herbes et les broussailles retombant de la rive, et apparemment abandonnée.

Si cette pirogue, ou canot d’écorce, comme on les appelait alors et comme on les désigne encore de nos jours, eût appartenu à un Indien et que son propriétaire fut apparu tout à coup, rien n’aurait été dérangé dans le tableau que nous venons de tracer. Bien au contraire ; le premier habitant de nos forêts, apparaissant sur cette scène dans sa primitive simplicité, n’en aurait été que le complément naturel.

Mais quiconque eût possédé la moindre expérience en cette matière aurait, du premier coup d’œil, reconnu que ce canot appartenait, non pas à un sauvage, mais à un Blanc.

En effet, sa proue était renforcée d’une mince lame de métal, chose que n’aurait jamais eue le canot d’un sauvage ; et le contenu, aussi bien que le canot lui-même, trahissait son origine : plusieurs paquets enveloppés dans des morceaux de toile à voile, une boîte faite de planchettes sciées et un petit baril dénotaient que tous ces objets étaient la propriété d’un Blanc ; car, à cette époque, les planches et les barils étaient choses inconnues des sauvages, et quand ces derniers jugeaient à propos d’envelopper quelque chose, ils le faisaient, soit dans des morceaux d’écorce, soit dans des peaux de bêtes ; mais la toile leur était aussi étrangère que le fer, les barils et les planches.

Le soleil montait lentement au-dessus de la forêt, et ses rayons plongeaient toujours de plus en plus perpendiculairement entre les branches des arbres. Quoiqu’il fît encore relativement frais au bord de la rivière, la journée s’annonçait comme devant être torride.

La chaleur, qui commençait déjà à être accablante, avait fait taire les alouettes, qui se tenaient maintenant cachées au fond des bosquets. Les insectes mêmes, comme s’ils eussent ressenti d’avance les effets de la chaleur qui allait toujours en augmentant, avaient mis une sourdine à leur susurrement : la forêt tout entière s’était remplie d’un grand silence, silence que l’on croyait sentir remuer.

Soudain, et sans cause apparente car rien n’a bougé dans le paysage et aucun bruit insolite ne s’est fait entendre, le héron, jusque là immobile comme une statue, replie sa longue échasse, abaissant ainsi son corps au niveau de l’eau et le confondant avec les herbes qui tapissent le lit de la rivière ; puis, relevant son bec effilé vers le ciel, il donne à son long cou l’apparence d’une branche morte sortant de l’eau. Au même instant, le martin-pêcheur pousse un cri rauque et s’enfuit à tire-d’aile en rasant la surface de la rivière.

Quelle peut bien être la cause de cet émoi ?… Nous allons bientôt l’apprendre.