Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 15-22).

III

UN CHASSEUR BLANC

Celui qui venait de se présenter d’une façon si brusque, bien qu’étant de haute taille et de forte carrure, avait le visage d’un très jeune homme, presque d’un adolescent ; il paraissait à peine âgé de vingt ans.

Son visage aux traits réguliers, au teint clair et rose comme celui d’une jeune fille, son nez bien droit, surmontant une bouche aux lèvres ni trop minces, ni trop pleines : une de ces bouches qui peuvent, ou sourire de la manière la plus gracieuse, ou prendre l’empreinte de la plus profonde tristesse, ses grands yeux d’un bleu tirant sur le vert et son large front, à demi caché par une abondante chevelure de couleur châtain et naturellement bouclée, lui composaient une physionomie qui, du premier coup d’œil, inspirait la confiance et attirait la sympathie. Sa lèvre supérieure et ses mâchoires s’ombrageaient d’un fin duvet qui ne faisait que commencer à brunir.

Il était vêtu d’une chemise de grosse toile, de cette toile que les femmes canadiennes commençaient justement alors à tisser sur leurs métiers. Cette chemise rejoignait, à la ceinture, une culotte de peau qui n’avait plus de couleur, ou plutôt, chez laquelle toutes les couleurs se confondaient en un brun terne, et qui était rendue luisante par un long usage. Le bas de ses jambes était protégé par des jambières de toile à voile, dont les extrémités inférieures s’enfouissaient dans des mocassins à peu près semblables à ceux que chaussait la jeune Indienne. Sa tête était couverte d’un bonnet de fourrure, mais de fourrure au poil tellement usé qu’il eût été à peu près impossible de dire de quel animal elle provenait.

Il paraissait en ce moment très en colère, et tout en marchant vers la jeune fille, il enfonça d’un coup de poing son bonnet de fourrure plus avant sur sa tête. Mais quand il ne fut plus qu’à un pas de l’Indienne qu’il venait de repousser et d’apostropher si durement, celle-ci releva la tête et le regarda d’un air craintif. Alors, voyant qu’il avait affaire à une toute jeune fille, les manières du jeune homme se radoucirent sensiblement, et ce fut d’un ton où il restait plus de surprise que de colère qu’il demanda :

— Que peux-tu bien faire, toute seule ici ? Puis, sans lui donner le temps de répondre, il continua : Pourquoi voulais-tu t’emparer de mon canot ?

L’Indienne baissa la tête et, d’une voix hésitante, d’une voix que la honte aussi bien que le regret de l’acte qu’elle avait tenté de commettre faisait trembler, elle répondit :

— Je cherche un canot depuis si longtemps !

— Tu cherches un canot ?… Et qu’en veux-tu faire ?… Dis-moi d’abord pourquoi tu erres ainsi toute seule dans ces parages ?

— Parce que je cherche depuis deux lunes le moyen de traverser la Grande-Rivière !

— Quels motifs, reprit le jeune homme, comme s’il eût douté de la vérité de ce que l’Indienne venait de lui dire, peut bien avoir une Algonquine de vouloir traverser la Grande-Rivière, quand sa tribu et tout ce qui peut l’intéresser se trouve de ce côté-ci ?

— Je ne suis pas une Algonquine, répartit la jeune fille en se redressant avec fierté et en regardant le jeune homme dans les yeux cette fois. Je suis de la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée. Mon père est le fameux chef Cayendenongue. Ma mère était de la puissante tribu de l’Ours, de la nation oneyoute. Dans ma tribu on m’appelle Ohquouéouée.

Nous croyons utile d’expliquer au lecteur, avant d’entrer plus avant dans notre récit, que, à l’époque dont nous parlons, les Indiens qui habitaient le bassin du Saint-Laurent et les sources de la rivière Hudson se divisaient, à part quelques tribus ou nations moins importantes disséminées çà et là, en trois grandes familles : les Hurons, qui habitaient la plus grande partie du territoire qui forme maintenant la province d’Ontario ; les Iroquois, qui habitaient presque tout le pays où l’Hudson prend sa source ; et les Algonquins, qui étaient chez eux au nord du Saint-Laurent. Chacune de ces grandes familles se divisait en plusieurs nations, lesquelles, à leur tour, se divisaient en tribus. Et chacune de ces tribus portait, comme marque distinctive, le nom d’un animal. C’est ainsi que chaque nation avait sa tribu de l’Ours, du Renard, de la Tortue et le reste.

Mais ces appellations n’étaient pas toutes appréciées au même degré. Parmi les tribus d’une même nation, celles qui portaient le nom de quelque animal à fourrure étaient considérées comme plus nobles que celles qui portaient le nom d’un oiseau ou d’un poisson, et, parmi celles portant le nom d’un animal à fourrure, la tribu du Loup était plus noble que celle du Renard, par exemple ; et celle de l’Ours, à cause de la grande force et du courage de cet animal, était plus noble que celle du Loup. Mais la plus noble de toute était, dans chaque nation, la tribu de la Tortue. Et voici, selon les récits de Nicholas Perrot, qui a recueilli ces traditions de la bouche même des Indiens, pour quelle raison :

Au commencement du monde, alors que les eaux recouvraient encore toute la terre, les animaux étaient portés sur le dos de la Tortue, qui nageait de côtés et d’autres, cherchant une terre pour y déposer sa charge. Mais elle n’en pouvait trouver aucune, le temps approchait où le Grand Esprit allait envoyer le premier homme sur la terre, et il était urgent que l’on trouvât un endroit où le recevoir.

Les animaux tinrent alors conseil, présidé par le Grand-Lièvre : le Grand Sage parmi les animaux, pour savoir dans quelle direction il fallait diriger la Tortue afin de trouver la terre ferme. Mais ils ne purent s’entendre ; les uns voulaient aller au nord, les autres au sud, d’autres à l’ouest, mais aucun ne pouvait démontrer, à l’appui de son désir, que la terre ferme se trouvait dans la direction où il voulait aller.

Ce que voyant, le Grand Lièvre prit la parole et dit :

« Que l’un de vous, parmi les meilleurs nageurs, plonge au fond de l’eau et me rapporte une motte de terre. De cette motte je me charge de faire un monde que nous pourrons habiter, et où nous pourrons recevoir le premier homme, quand le Grand Esprit l’enverra habiter parmi nous. »

Aussitôt tous les regards se tournèrent vers le castor, et celui-ci, comprenant ce que tous attendaient de lui, s’approcha du bord de la carapace qui les portait et plongea. Il fut plusieurs lunes avant de revenir à la surface et, quand il réapparut sur l’eau il était noyé. Les autres animaux tinrent encore conseil, puis demandèrent à la loutre d’essayer, là où le castor avait échoué. La loutre hésita longtemps, mais à la fin, elle se décida. Elle plongea, fut, comme le castor, plusieurs lunes sous l’eau et, comme lui, elle ne revint à la surface que noyée.

L’on tint un troisième conseil, et on avait perdu tout espoir de trouver la terre ferme avant que l’homme ne vînt au monde quand un troisième plongeur, auquel personne n’avait songé, se présenta devant le Grand-Lièvre. C’était le rat-musqué qui s’offrait à risquer sa vie pour aller chercher une motte de terre au fond de l’eau. Les animaux hésitaient à accepter l’offre du rat-musqué, qui n’était pas considéré comme aussi bon nageur que le castor et la loutre. Mais, à la fin, on lui permit d’essayer, et il plongea.

Il fut, comme les deux autres, plusieurs lunes sous l’eau, et, quand il réapparut, il flottait, le ventre en l’air. Il fut hissé sur la tortue et on essaya de le ranimer, mais il était trop tard, il mourut. Cependant, après qu’il fut mort, on trouva un grain de sable entre deux de ses griffes. Ce grain de sable fut suffisant pour le Grand-Lièvre. Il le prit, le plaça sur le dos de la tortue, puis se mit à courir autour. Aussitôt, le grain de sable commença à grossir ; il couvrit bientôt tout le dos de la tortue, puis il devint petite île, puis grande île, puis colline, puis montagne, puis pays, puis monde !… Et le Grand Lièvre continue encore, de nos jours, à courir autour ; et le monde continue toujours de s’agrandir…

C’est pourquoi, dans l’imagination des premiers habitants de ce pays, la tortue, qui a eu le courage de porter les animaux pendant que le monde était en formation, a eu l’honneur de donner son nom aux plus nobles tribus des hommes.

Et c’est pourquoi l’Indienne dont nous venons de faire la connaissance avait eu un mouvement de fierté en apprenant au chasseur blanc qu’elle était de la tribu de la Tortue.

— Tu es une Iroquoise ! fit le jeune homme au comble de la surprise. Alors, je le répète, que peux-tu bien faire ici ? Car si j’étais surpris de rencontrer une Algonquine seule dans ces parages, à plus forte raison le suis-je d’y rencontrer une Iroquoise ; race que l’on dit très aventureuse, il est vrai, mais dont les guerriers, et encore moins les femmes, ne traversent pas souvent le Saint-Laurent ! Mais, dis-moi : Avec qui es-tu venue ici ? Et par suite de quelles circonstances te trouves-tu seule et comme abandonnée, en plein pays des Algonquins ?

Avant de répondre à ce flot de questions, Ohquouéouée, qui s’était rassise et avait tenu ses yeux fixés sur le sol pendant tout le temps que le jeune homme avait parlé, se redressa en examinant longuement celui-ci des pieds à la tête. Puis, fixant son regard sur celui de son interlocuteur, d’une voix qui, bien que tremblante, était douce et caressante comme le chant de la grive au crépuscule, elle dit :

— Bien que tu appartiennes à la race détestée des Blancs, venus de par delà les Grandes Eaux pour nous enlever nos terres de chasse, ton regard est franc, ton visage exprime la bonté et j’ai confiance en toi !… Assieds-toi là, et je vais te raconter comment il se fait que je sois seule ici, et ce que je voulais faire de ton canot.

En même temps elle indiquait de la main, sur la berge, une épaisse touffe d’herbe, sur laquelle le jeune homme s’assit, tout en laissant reposer ses pieds sur le sable de la grève.

La conversation qui précède avait eu lieu en algonquin, langue que les deux interlocuteurs, bien que l’un fut Canadien et l’autre Iroquoise, parlaient avec facilité. Ce fut aussi dans cette langue que la jeune Indienne fit au jeune homme le récit que nous allons transcrire, en lui conservant, autant que possible, son originalité, mais tout en évitant de verser dans l’affectation.

Disons ici, une fois pour toutes, qu’au cours de ce livre, toutes les fois que nous citerons les paroles de quelque sauvage, nous éviterons, tout en nous efforçant d’imiter la tournure d’esprit de nos personnages, de fatiguer le lecteur en imitant leur phraséologie de trop près.