Calmann-Lévy (p. 71-93).



IV


Dans le petit bureau qui lui était réservé au second étage du journal, Maxime Fargeau dépouillait son courrier, les doigts nerveux et le regard las. Il était venu à l’Écho pour fuir le bruit de la rue ; il était descendu dans la rue pour échapper à la sollicitude horripilante des doux yeux de Renée Fargeau ; il avait quitté sa maison afin de ne plus voir le visage de sa femme alors qu’il évoquait celui de Clarel. Et maintenant, fiévreux, brisé, dégoûté de ressasser les mêmes pensées, il cherchait à oublier Francine en accomplissant cette besogne machinale.

Il parcourait des lettres ineptes ou incohérentes : épîtres de bas-bleus sollicitant un bon article sur leur mauvais roman ; confidences hystériques d’inconnues, persuadées que vous vous servirez de leur « cas » pour écrire un livre ; nouvelles manuscrites envoyées par quelque lycéen dont la naïve outrecuidance trouve naturel d’accaparer à son profit le temps de travail d’un écrivain ; bref, cette correspondance saugrenue adressée à tout homme de lettres qui signe hebdomadairement la chronique d’un quotidien, comme si ses lecteurs — en échange de l’esprit qu’il dépense à l’intention de la généralité — jugeaient nécessaire de lui retourner des échantillons de leurs sottises particulières.

Soudain, Maxime s’exclama :

— Ah ! par exemple… C’est trop fort !

Son indifférence venait d’être secouée à la vue d’une enveloppe bleuâtre où son nom était griffonné en une cursive familière ; il la déchira rageusement, et découvrit un second pli adressé à Jacques Lorderie. Il marmotta :

— Mais c’est l’écriture d’Annie !… Eh bien ! elle ne manque pas d’audace, cette petite Dumesnil… La voilà qui me prend comme boîte aux lettres pour expédier ses tendresses à mon successeur… Et avec intention, encore : elle m’a écrit assez longtemps par l’entremise de Jacques… En changeant de facteur, elle entend me prévenir ainsi qu’elle s’est consolée de mon départ… Les femmes les plus bêtes possèdent l’ingéniosité des rosseries imprévues.

Cette impertinence de la jeune chanteuse (qui n’avait même pas déguisé ses pattes de mouche) mettait le comble à son irritation, le mortifiait d’une vague anxiété : une ancienne amante s’avisait de ne point le regretter, au delà d’une quinzaine… Ne serait-il plus invulnérable, pour qu’une humble sujette osât le taquiner avec tant d’irrévérence ?… Une guêpe avait piqué le talon d’Achille.

Et Fargeau, inquiet, doutait de son charme. La nouvelle humiliation qu’il croyait subir lui remémorait son échec auprès de Francine. Il était resté une semaine sans revoir la jeune femme, couvant la rancune, la fureur animale qui l’avait poussé à mordre celle qui le battait — tel un chien mord le maître inconnu ; — et méditant longuement sa défaite insolite.

Aujourd’hui, il se sentait irrémédiablement vaincu malgré sa résistance illusoire. Il aimait Francine Clarel de cette passion unique et profonde qui traverse une seule fois notre vie et que nous persistons à nier, avant de l’avoir éprouvée — ou inspirée. Il l’eût aimée, même docile et conquise… Qu’était-ce, à présent qu’elle lui apparaissait rebelle, insensible, mauvaise — adorable ? À la longue, Francine l’eût peut-être blasé, si elle avait cédé tout de suite… Il était à jamais subjugué par ce double prodige : une femme indifférente à sa séduction… une maîtresse capable d’être fidèle à son amant… Pour achever la situation, Clarel affichait des mœurs dissolues, des opinions licencieuses… Elle s’était refusée par plaisir, non par principes… Il n’avait même point la compensation de s’être incliné devant une vertu… C’était son propre vice qui faisait la nique à don Juan… Elle l’exaspérait et le harcelait… Il rêvait tour à tour de se rouler aux pieds de Francine ou de la rouer de coups… Des projets de viol allumaient ses yeux… Enfin, il accumulait mille raisons de l’aimer, alors qu’une seule eût suffi.

Et voici que cette petite peste d’Annie le défiait de son côté : il perdrait son pari, il était trompé avant Lorderie… Après tout, était-ce prouvé ? Cette lettre ne signifiait rien de catégorique… ce n’était qu’un indice, une supposition… Il fallait s’assurer du fait. Maxime enfouit l’enveloppe bleue au fond de sa poche et quitta le journal. Il était six heures du soir. Fargeau, presque certain de trouver Lorderie dans un café des boulevards, remonta rapidement la rue froide et boueuse et déboucha place de l’Opéra. Il frissonnait, transi par l’âcre bise de janvier ; — trop triste pour n’être pas frileux. Car, nos crises de marasme nous rendent plus accessibles aux intempéries.

L’atmosphère surchauffée du café bruyant réconforta Maxime, et la présence des quelques confrères devant qui l’on doit plastronner le redressa tout à fait, le port arrogant, l’œil souriant.

Au fond de la salle lumineuse, Jacques Lorderie était attablé avec des amis. Dès qu’il aperçut Fargeau, il se leva, accourut joyeusement, frétillant d’allégresse. Maxime lui dit sèchement :

— Tiens : voici une lettre d’Annie Dumesnil.

— Ah ! merci.

Jacques, sans malice, ouvrait la lettre, la lisait ; puis s’adressait à Fargeau :

— Enfin ! ça y est… Elle accepte que je la ramène de son concert, après la représentation… C’est la capitulation. Ce soir, je prétexterai un souper de centième en guise d’alibi conjugal… Oh ! cette Annie !… j’aurai mis du temps à la décider : trois semaines ! C’est un siège méritoire pour une simple théâtreuse ! On voit qu’elle pensait à toi… Dis donc, tu viens prendre une absinthe ?

— Non. Je ne suis entré que pour te donner ça… Mais je suis très pressé. Au revoir.

— Tu vas chez Francine ? cria gaiement Lorderie.

— Grand Dieu ! j’en ai assez, de celle-là… Je commence à te comprendre : c’est un petit geai insolent qui se croit tout permis parce qu’il sait tailler les plumes de l’oie !… J’ai déjà abandonné l’aventure.

— Tu as bien fait.

Fargeau, indécis, songea : « Se moque-t-il de moi, ou ne lui aurait-elle pas raconté qu’elle m’a évincé ? » Il opina pour la dernière hypothèse : un Lorderie se moquant de Maxime, c’eût été si extraordinaire ! Jacques conclut, tout guilleret :

— Alors… c’est moi qui ai gagné, puisque tu renonces à l’enjeu ?

Maxime Fargeau sortit du café en maudissant Lorderie : avait-il de la chance, cet animal ! Insouciant, il dégustait le plaisir sans ratiociner sur sa qualité… Aimé de Francine, Jacques savait lui préférer sagement une liaison inférieure mais anodine. Fargeau finit par s’exclamer, avec une logique bien humaine :

— Après tout… ce qui arrive est la faute de Lorderie : s’il ne m’avait pas proposé cette sotte gageure, je ne me serais jamais efforcé de rencontrer Clarel et, avant de la connaître, je n’attachais pas plus d’importance que lui à nos entreprises galantes !

Il arpentait le boulevard des Capucines en s’affermissant dans sa résolution de ne plus retourner chez Francine. Il possédait beaucoup de volonté, une âme d’une bonne trempe qui répondait bien à son masque énergique. Maxime se fût coupé une main sans hésiter afin que la gangrène n’envahît point le bras ; il était de ceux qui tranchent les difficultés à coups de hache et vont jusqu’au bout de leurs décisions. Fargeau se sentait éperdument amoureux et n’ignorait pas qu’aucune passion ne résiste à l’absence. Il oublierait l’amour en oubliant la femme : il frémissait à l’idée d’éprouver de nouveau ce choc bref, quand elle était là, qui le laissait pantelant, le cœur chaviré, les nerfs trépidants, la tête en folie… Il ne voulait plus la revoir.

Francine Clarel était devant lui.

Fargeau s’arrêta, médusé : à dix pas, penchée vers l’étalage d’une librairie, la jeune femme examinait les livres du jour avec un intérêt professionnel. Il la regardait avidement : ainsi inclinée, offrant de trois quarts sa tête italienne aux lèvres sinueuses, sa silhouette élégante, tout emmitouflée de fourrures, elle lui apparaissait, telle que la première fois — dans le bureau du rédacteur en chef…

La première fois !… Fargeau subissait l’attrait perfide des réminiscences. Ô coquettes ! Si vous souhaitez d’enchaîner avec certitude celui qui vous désire, montrez-vous, à la minute où il ne s’y attend pas, ayez la robe que vous portiez, le soir où il suivit des yeux votre grâce inconnue, et remettez du parfum qu’il respira dans votre sillage… Le rappel de la préface amoureuse est votre meilleur talisman.

Francine venait de le reprendre, sans s’en douter, rien que par sa présence.

Il aurait pu s’éloigner, la dépasser… Elle ne l’apercevait pas, elle tripotait la couverture jaune d’un roman d’académicien. Et pourtant, Maxime n’essaya pas de lutter, trop fataliste pour combattre le délicieux mauvais hasard qui replaçait leurs destins face à face.

Et parce qu’un badaud, s’approchant d’elle, lorgnait Francine avec insistance, Maxime, fouetté d’une jalousie subite, s’avança vers la jeune femme et la saisit par le bras.

— Tiens !… C’est vous, dit tranquillement Clarel en reposant son livre.

Elle avait une façon de l’accueillir — froide, polie, sereine — qui le déconcertait toujours. Avec elle, les débuts d’entretien languissaient : il fallait établir le « courant ». Fargeau proposa, pour échapper au va-et-vient du boulevard :

— Voulez-vous me permettre de vous offrir une tasse de thé ?

— Oui… À la condition que ce thé soit du Marsala… J’aime mieux le vin de Sicile que la tisane de Chine.

— Je sais justement un petit endroit où le Marsala est authentique.

Le petit endroit de Maxime n’avait rien de remarquable, quant à l’excellence des produits qu’on y débitait ; c’était une pâtisserie anglaise assez mal achalandée ; il se souvenait de son salon désert où errait la demoiselle mélancolique. Cette solitude propice avait décidé de son choix. Francine — artiste — avait accepté tout naturellement de goûter en tête à tête, mais Francine — personne régulière — eût refusé de monter aux cabinets réservés d’un grand café : Fargeau devait observer les nuances de susceptibilité qui combinent, en cet être hybride qu’est la femme artiste, le laisser-aller de la demi-mondaine et les scrupules de la femme du monde.

Dès qu’ils furent bien installés, tout seuls, dans un coin de l’établissement, Clarel interrogea :

— Alors, vous ne m’avez pas gardé rancune, de l’autre soir ?… Nous sommes toujours amis ?… Je commençais d’en douter : il y a une semaine que vous m’avez abandonnée et vous avez été poser deux fois chez Thérèse, elle me l’a dit… Vous n’éprouviez donc pas la tentation de sonner à la porte voisine, quand vous quittiez l’atelier ?

Elle lui souriait gentiment, la voix douce et les yeux tendres. Fargeau s’abandonnait lâchement à la caresse de ses prunelles noires dont elle variait si habilement l’expression. Il savourait la joie d’avoir retrouvé ce regard enjôleur qu’il fuyait depuis huit jours : la sagesse des hommes a des limites encore plus courtes, et il est rare que l’autel de Minerve reçoive deux aurores de suite la visite des mêmes fidèles.

Une émotion grandissante envahissait Maxime. Il murmura, d’un ton grave :

— Il m’est impossible de ressentir quelque animosité que ce soit à votre égard. Je vous aime trop profondément pour me dépiter de votre indifférence : la rancune ne peut plus entrer, lorsque le cœur est plein.

— Bravo !… Voilà une attitude digne de vous, Fargeau. Vous méritez une récompense : demandez-moi quelque chose… en camarade… et j’y consens, d’avance.

— Alors, Francine… Dans ce cas… vous allez me causer une joie intense si vous acceptez…

Fargeau était pâle, sa voix tremblait, et ses doigts déchiquetaient fébrilement la mie d’une brioche. Clarel l’observait curieusement. Il se pencha par-dessus la table et acheva, le regard implorant :

— Si vous acceptez de m’accompagner ce soir à la Scala.

Malgré ses efforts pour se contenir, la jeune femme éclata d’un rire sonore dont la résonance égaya la boutique silencieuse :

— Mon cher, excusez-moi, mais vous êtes trop drôle !… Cet accent suppliant s’accorde si mal avec votre demande !

Maxime répliqua, agité du même trouble :

— Je suis en train de commettre une lâcheté, mais, c’est plus fort que moi… Vous souvenez-vous de m’avoir dit que vous ne trompiez jamais votre amant avant la rupture et que l’affection de Lorderie pour nous, vous empêcherait toujours de le trahir… avec moi ?

— Parfaitement.

— Puis-je en déduire que l’infidélité de Jacques modifierait votre manière devoir ?

— Certes. Les maris ont seuls le droit d’être volages. L’époux nous donne son nom, l’amant ne nous offre que sa chair : s’il la reprend, il brise toute attache.

— Eh bien !… C’est mal ce que je fais… Voici : j’avais une maîtresse, une petite chanteuse assez connue : Annie Dumesnil… Lorderie l’a remarquée… Elle lui a fixé un rendez-vous, cette nuit, à la sortie de la Scala : si vous venez avec moi, ce soir, vous serez convaincue de…

— De la satiété qui vous inspira, à vous et à Jacques, l’idée fantaisiste de déranger l’ordre de vos correspondantes amoureuses, et d’essayer le troc de leurs personnes après avoir opéré celui de leurs lettres : au mépris des mathématiques, vous avez pensé que, cette fois, l’interversion des facteurs changerait peut-être la valeur du produit… N’est-ce pas ?

Fargeau, muet d’effarement, contemplait Francine avec une stupeur angoissée. Comment savait-elle ?…

La jeune femme poursuivit, d’une voix cinglante :

— Calmez vos remords, mon cher Fargeau… Vous n’avez point dénoncé votre ami, car il y a longtemps que je suis renseignée sur son compte. L’autre jour, quand je feignais d’aimer encore Lorderie en prononçant les paroles que vous m’avez répétées à l’instant, j’étais déjà informée de sa vilenie… Rappelez-vous… Ce fameux après-midi de décembre où, recevant simultanément la lettre d’Annie et la mienne, vous avez tenu cette conversation sur vos maîtresses… vous étiez seuls, dans la salle des « Informations » de l’Écho National… À un moment, quittant Lorderie, vous êtes allé à côté, chez le rédacteur en chef… Vous avez frappé à sa porte… Attention ; tâchez de vous souvenir… Cette porte, était-elle fermée ?… Non. Simplement entre-bâillée : vous n’avez eu qu’à pousser le vantail… Et vous ne m’avez pas vue bondir à l’autre bout du cabinet, m’accouder précipitamment à la cheminée et prendre une pose imperturbable, moi, qui attendais là depuis une demi-heure, et qui — l’oreille collée à cette porte entr’ouverte, le cœur battant, les dents agrippées au bâillon du mouchoir pour ne pas hurler — écoutais… écoutais avidement mon amant, dans la pièce voisine… Mon amant dont les phrases cruelles me déshabillaient corps et âme, pour le plaisir d’un autre mâle… Ah ! Le mufle !

Francine ajouta, après une pause :

— Salir ainsi un amour de deux ans… Car, je l’aimais … J’ai une ambition effrénée, je ne m’en cache pas… Or, pour moi, Jacques était le premier homme qui crût à mon avenir, qui m’encourageât, de sa parole et de sa plume. Vous le connaissez : il est très complaisant envers ses amis. Je ne sais pas fermer les yeux, malheureusement… Je suis trop clairvoyante… Quelques semaines de liaison, et j’avais jugé Lorderie : un esprit médiocre, une volonté paresseuse. Je me jurai d’en faire quelqu’un. Je m’efforçai de le stimuler, de tirer une originalité de ce talent endormi… On ne devrait pas divulguer ces choses : mais combien de fois n’ai-je pas retapé son ouvrage, glissant la phrase pittoresque qui allège une période monotone, le mot qui pétille à la fin du dialogue… Vous avez constaté de quelle façon mon zèle fut accueilli : c’est étonnant comme une femme qui veut être utile paraît embêtante. Après tout, Jacques a peut-être raison… Les maîtresses les plus niaises sont les mieux chéries, et depuis qu’on a mis une cervelle dans la tête de sa poupée, l’homme se plaint d’avoir un joujou trop perfectionné… Puis, un jour, nous nous trouvâmes en concurrence : l’éditeur Mallet nous publia deux romans, à une semaine d’intervalle : celui de Lorderie se vendit à peine, le mien tint l’étalage et fit plusieurs éditions… C’était la fêlure. Lorderie parla de ma « chance » en termes acidulés. Oh ! Les unions d’écrivains ! Accouplez une chatte avec un bull-dog et, l’instinct assouvi, vous les verrez s’entre-déchirer… Néanmoins, je ne l’aurais jamais cru capable de céder sa maîtresse à un ami, tel un bibelot qui a cessé de plaire : « J’ai assez de cette petite statuette de Gérôme : veux-tu me l’échanger contre un de tes Clodion ? » Et l’ami accepte… Ah ! Vous êtes réussis, tous les deux.

Clarel venait d’agir avec maladresse : elle avait prononcé un discours beaucoup trop long qui laissait à Fargeau le temps de rassembler ses idées. Il reconstituait l’aventure, comprenant pourquoi, le premier jour, Francine lui était apparue, pâle et glacée, avec des yeux durs, au regard sombre… alors que, par la suite, il l’avait retrouvée gaie, souriante, empressée même… Et, soudain cette réflexion : « Que signifiait sa conduite énigmatique, sa comédie d’amitié, de séduction… puisqu’elle savait ? » lui imposa un soupçon irrésistible qu’il exprima :

— Dans quel dessein cherchiez-vous à me plaire ?… Pourquoi m’avez-vous affolé ?… Votre intention n’était pas de châtier Lorderie en exploitant la vengeance même qu’il vous fournissait. Et vous n’avez aucune raison de vous en prendre à moi seul… Je ne vous ai offensée que pour avoir acquiescé à la proposition de Jacques : c’est à lui, surtout, que vous désirez nuire… J’en suis sûr. Alors ?

Francine ne répondit pas. Elle se déganta lentement, les yeux fixés sur la blancheur de sa peau qui se découvrait peu à peu, hors de la gaine de chevreau noir. Mutine, elle tendit sa main droite à Maxime :

— Regardez, murmura-t-elle en lui désignant une ombre rosée qui rayait l’index : ça se voit encore… Vous n’avez pas honte de m’avoir mordue ? Demandez pardon.

Fargeau baisa longuement les doigts fuselés qu’elle avançait à hauteur de sa bouche, tandis que l’Anglaise s’éloignait avec discrétion, affectant d’oublier ces clients attardés.

Vaincu, Maxime interrogea d’une voix douloureuse :

— Vous l’aimez encore, peut-être ?

— Qui ? Jacques ? Ah ! ah ! ah !… Pour qui me prenez-vous ? Je l’ai congédié, la semaine dernière.

Fargeau continua, enhardi par cette réplique :

— Je suis si épris de vous, Francine… vous êtes l’unique créature qui m’inspire une vraie passion… Je m’inquiète de vos moindres gestes… moi qui méprisais si délibérément mes aventures… Et la fatalité me présente à vous sous un aspect antipathique, dans un rôle insultant… Je vous avais perdue avant de vous connaître : vous m’avez détesté d’avance. Et maintenant… Maintenant, je ne rêve que vous, je ne veux que vous, malgré votre refus… C’est une obsession… Oh ! Vous avoir… vous posséder seulement une nuit !

— Cela n’est pas impossible…

Clarel avait détaché chaque mot avec une nonchalance étudiée. Elle lui coula une œillade perfide.

— Que voulez-vous dire, Francine ?

— Vous m’avez devinée, tout à l’heure, cher ami : j’espère me venger un jour de Jacques Lorderie et c’est pour atteindre ce but que j’ai formé le projet de vous intéresser à ma personne… Tant mieux, si j’ai réussi. Je suis Parisienne de naissance, mais il y a dans ma famille un ancêtre sarrasin… Quelques gouttes de sang oriental ont noirci mes yeux, mes cheveux… et mon âme. C’est vous dire que le nommé Othello était un peu moins vindicatif que moi. Par exemple, mon esprit, ultra-moderne, n’est pas aussi sanguinaire — et beaucoup plus raffiné. Ne craignez rien, Fargeau : c’est un rôle de comédie que je compte vous offrir… mon magasin d’accessoires ne contient pas de poignard — même en carton-pâte.

— Expliquez vous, Francine.

— Vous prétendez qu’il vous suffirait d’avoir une nuit de moi ?

— Oui, je suis prêt à tout, mais expliquez-vous !

— Une nuit d’amour, ça se donne par amour… sinon, cela se vend. À quel prix taxez-vous la mienne, Fargeau ?… Voyons… Une nuit de moi vaut bien deux nuits de vous, hein ?

— Comment ? Je ne saisis pas bien.

— C’est pourtant simple : il s’agit de trois nuits. Les deux premières, vous m’en faites le sacrifice, vous les employez à l’usage désigné par moi. La troisième, vous la passez avec votre humble servante : je vous la consacre en guise de récompense, et vous serez consciencieusement payé, je vous l’affirme.

— Vous êtes la femme la plus déroutante que je connaisse !… Quel est cet étrange marché ?

— Acceptez-vous, oui ou non, que j’achète deux de vos nuits contre une des miennes ?

— Oui, cent fois oui… Mais, sapristi ! Que devrai-je faire ?

— Oh ! Quant à cela, nous en reparlerons… Je vous accorde quelques jours de réflexion. Lorsque vous serez absolument décidé, je vous détaillerai chaque condition, au fur et à mesure,

— Pourquoi toutes ces tergiversations ?

— Par précaution. Ce que j’exigerai de vous sera terriblement difficile à accomplir. Je tiens à laisser votre désir s’exacerber encore un peu. Venez me voir, lorsque vous vous sentirez à point pour perpétrer quelque chose qui ressemble de très près à une mauvaise action…

— Oh ! S’il ne s’agit que d’une mauvaise action !

— Ne narguez point le diable avant d’avoir aperçu ses cornes… Pendant six semaines, je resterai chez moi tous les soirs, car j’ai un travail important à terminer : vous serez certain de me trouver au logis. À présent, réglez la demoiselle et arrêtez-moi un fiacre… Il est sept heures un quart.

— Cette bonne dame anglaise ne se doute guère des propos qu’auront entendus ce soir ses deux verres de Marsala !

Dans la rue, Fargeau, surexcité d’une joie angoissée, d’une appréhension mêlée de triomphe, voulut rire pour attirer la veine ; il plaisanta, goguenard :

— Mais, si l’entreprise est si périlleuse, je reculerai peut-être devant son exécution ?

— Non.

Francine l’enveloppa d’un regard intelligent et pénétrant :

— Vous savez bien, Fargeau, que vous ferez tout ce que je voudrai !…

— Pourquoi ?

— Parce que je suis la première femme qui ne vous aime pas.