Calmann-Lévy (p. 49-70).



III


Lorderie sortait du journal, emportant une serviette gonflée de bouquins. L’usage voulait qu’à l’Écho National, le service des librairies fût adressé à la rédaction.

Sous le porche, il se croisa avec Maxime Fargeau.

— Tiens !… te voilà, toi, s’exclama Jacques. Qu’est-ce que tu deviens ? On ne te voit plus.

Maxime rebroussait chemin, sans empressement, et tendait une main un peu molle à l’étreinte de Lorderie.

— Mon cher, continua Jacques, tu es un collaborateur pas ordinaire… Tu disparais pendant quinze jours, plantant là ton travail et ton ami…

— J’ai été occupé… L’approche du jour de l’An… un tas de courses très embêtantes…

— J’ai aussi mes obligations de fin d’année, observa doucement Lorderie. Enfin ! puisque je te tiens, à présent, je ne te lâche plus… tu vas me reconduire.

Maxime, visiblement contraint, suivait Lorderie sans parler, l’œil fuyant et le front morose. Jacques l’examinait à la dérobée, en pensant : « Qu’est-ce qu’il a ?… Il me boude ? »

Une sollicitude inquiète animait ses bons yeux de chien.

Notre cœur est semblable à ces glaïeuls trop fournis dont les fleurs s’écrasent sur une tige étroite : l’une d’elles s’épanouit, étalant franchement ses larges pétales ; mais les autres, flétries en bouton, étouffées sous le nombre, meurent avant de s’ouvrir. Ainsi, dans notre cœur, s’étiolent de multiples sentiments, atrophiés aux dépens d’un seul.

Quelques hommes ne connaissent que l’amour filial. Il en est qui sacrifient tout à leur passion pour la femme. Certains ont la fibre paternelle. Plus rares ceux chez lesquels l’instinct d’amitié domine : Jacques était parmi ces derniers.

Époux médiocre, amant sceptique, éprouvant une totale indifférence d’âme à l’égard des maîtresses mêmes qu’il désirait le plus, il réservait ses trésors d’affection pour le camarade préféré dès le collège. Lorderie était né avec un caractère de frère siamois : jusqu’au jour où il avait rencontré Fargeau, il s’était senti dépareillé. En ce moment, il songeait, alarmé par sa tendresse émue d’une sensibilité extrême : « J’ai dû le contrarier… Qu’ai-je donc pu lui faire ? »

Les deux hommes étaient arrivés sur les grands boulevards, encombrés de baraques de fête. Lorderie grogna :

— Les horreurs !… On croirait que l’année qui s’en va a jeté ses boîtes à ordures sur nos trottoirs, pour vider toutes ses saletés derrière elle.

Dans la cohue des fins d’après-midi, ils furent bousculés par une grande gamine en cheveux qui dévisagea effrontément Maxime.

— La belle fille ! déclara Jacques.

Fargeau parut s’éveiller d’un rêve. Il dit, après l’avoir regardée :

— Tu ne trouves pas qu’elle a un peu sa tournure ?

— La tournure de qui ?

— De Francine…

Fargeau, soucieux, poursuivit mentalement : « Ça devient sérieux… si, maintenant, je cherche sa ressemblance fugace chez toutes les passantes… »

Lorderie s’écria :

— Au fait, et notre pari ?… Sais-tu que je n’ai pas perdu mon temps, depuis trois semaines… J’ai rédigé à la gloire d’Annie Dumesnil l’article que tu m’avais suggéré… La Vie en rose l’a inséré aussitôt et j’ai envoyé le journal à mademoiselle Dumesnil qui m’a expédié, par retour du courrier, une missive pleine de gratitude et de fautes d’orthographe… J’ai désormais mes grandes et petites entrées dans la loge de cette blonde enfant : c’est le seul résultat obtenu jusqu’ici, d’ailleurs… Annie me parle régulièrement d’un mufle qui s’appelle Maxime et dont elle déplore l’absence mystérieuse.

— N’avons-nous pas convenu de nous laisser le champ libre ?

— Oui… mais cela ne m’avance qu’à remplir l’emploi de confident : le rôle de jeune premier est toujours dévolu au transfuge.

— Sois tranquille… elle décidera bientôt de se venger : et c’est toi qui joueras le « traître » !

— À ton tour… Où en sont tes affaires, avec Francine ?

Maxime eut un froncement de sourcils, il répondit nerveusement, par petites phrases saccadées :

— Je l’ai rencontrée chez une amie… Je me suis arrangé pour la revoir… Un jour, elle m’a invité à entrer dans son appartement, sous prétexte de me montrer son portrait, par Thérèse Robert… J’y suis retourné… Elle me reçoit bien… très bien. Je crois que je lui plais.

— Alors, tu as lieu d’être entièrement satisfait ?

— Oui, fit Maxime d’un air sombre.

— Dis donc, reprit curieusement Lorderie, moi aussi, j’ai disparu brusquement de son existence afin d’obéir à nos clauses secrètes… T’a-t-elle confié quelque chose ? Est-ce qu’elle me regrette ?

— Je ne sais pas… elle n’a jamais prononcé ton nom en ma présence, sinon pour me répéter les propos que, depuis deux ans, tu lui tenais à mon sujet : elle prétend m’avoir connu ainsi par impression réflexe…

— Bref : mon abstention la laisse indifférente !

Jacques, dépité, songea : « Ce Maxime a vraiment trop de succès : sa maîtresse lui reste fidèle, la mienne se jette à sa tête… Ma foi, tant pis : j’irai chez Francine ce soir… Je veux constater si ma défaite est radicale. »

Après l’avoir tourmenté d’une appréhension affectueuse, voici que l’attitude morne de Fargeau l’irritait, l’exaspérait, parce qu’inexplicable.

Brusquement, Lorderie questionna :

— Ah çà ! qu’est-ce que tu as, à la fin ?… Pourquoi cette mine lugubre ?

— Je n’ai rien.

Détaillant Jacques des pieds à la tête, d’un regard malveillant, Maxime pensa : « Ce que j’ai ?… Je suis jaloux de toi, tout simplement. Il y a quinze jours que je te fuis, parce qu’il m’est insupportable de voir tes yeux qui l’ont convoitée, tes mains qui l’ont caressée, tes lèvres qu’elle a baisées… et que ta présence m’est devenue un supplice physique qui hérisse ma chair de répulsion. Il me semble odieux que tu aies mérité la femme que j’aime, et j’ai l’injustice de t’en vouloir malgré moi. »

Au coin de la rue Laffitte, Fargeau, d’un geste impérieux, arrêta une auto, congédia brièvement Lorderie : « Je te demande pardon ; un rendez-vous oublié. » Et il ordonna d’une voix joyeuse :

— Rue de Courcelles…

Jacques tressaillit en l’entendant crier cette adresse. Rêveur, il regarda la voiture s’éloigner, puis murmura :

— Tiens, tiens… On dirait que ça se gâte… C’est qu’elle est rouée, la mâtine !

Dès qu’il eut quitté Lorderie, Fargeau se sentit soulagé. Il souriait d’un air ravi lorsque la domestique de Clarel l’introduisit au salon. Chaque fois qu’il pénétrait dans cette pièce, ses nerfs frémissaient d’une angoisse délicieuse et d’un plaisir troublé. Les meubles lui étaient devenus des compagnons d’attente familiers, durant les quelques minutes qui précédaient l’entrée de Francine ; il saluait comme un vieil ami le grand divan tendu, à l’orientale, d’étoffes soyeuses et ramagées où des bleus crus heurtaient des roses vifs parmi les arabesques noires d’un dessin capricieux. Ses yeux se divertissaient à l’aspect des panneaux écarlates qui recouvraient les murs d’une matière laquée, et des carpettes bigarrées jetées au hasard sur le tapis ; il s’amusait au contraste de cette originalité barbare décorant le nid de la femme la plus parisienne qu’il connût, — et s’en étonnait, un peu moqueur…

Francine parut à cet instant, surprit son sourire. Elle dit, sur un ton de persiflage :

— Pauvre homme !… À chacune de vos visites, je vous trouve plongé dans une consternation sardonique provoquée par mon mobilier… Je sais : il est affreux… et ce n’est pas ma faute. Quand j’ai déménagé, l’année passée, mon inexpérience du sens pratique, ma terreur des soins d’intérieur m’ont décidée à m’en remettre à Jacques… C’est lui qui a donné les ordres au tapissier… Et comme il a le goût des turqueries, voilà le résultat de son choix.

— Ah ! s’écria naïvement Fargeau. Je comprends pourquoi votre salon ressemble à celui de madame Lorderie…

Francine s’égaya du rapprochement. Elle reprit d’une voix lente :

— Moi, j’aime le style classique, les couleurs discrètes et les choses françaises… Mais ça m’est égal de vivre dans un cadre déplaisant… Je n’éprouve pas à la façon de Thérèse Robert : mes jouissances me viennent rarement des beautés extérieures et mes yeux regardent souvent sans voir… Je ne crois pas que je sois très artiste.

— Oh !

— Ne protestez pas ! quand je suis absorbée par mes réflexions, je contemplerais avec la même insensibilité la perspective du faubourg Poissonnière ou le panorama des lacs italiens !

Fargeau médita : « Aurais-je découvert enfin la femme qui n’attache aucune importance aux attraits physiques d’un monsieur ? »

Puis, il désira que la conversation eût un tour plus intime et moins esthétique.

Francine aspirait voluptueusement l’odeur d’une gerbe d’œillets de toutes les couleurs qui s’élançaient d’un vase de Daum, épanouissant leur corselet jaspé aux pétales chiffonnés. Elle observa :

— Ainsi, j’adore les fleurs… surtout pour leur parfum. Je raffole des œillets, des tubéreuses, des roses…

Maxime la considérait, toute droite devant lui, et il songeait, — admirant cette petite tête brune coiffée de bandeaux annelés, à l’antique, ces traits volontaires et cette bouche sensuelle : « Quel bizarre Coppélius a mû la mécanique sentimentale qui s’agite en notre être !… Les grâces les plus lascives, l’esprit le plus malicieux, les conquêtes nombreuses m’ont trouvé froid. J’ai aimé, comme une bête s’abreuve — en regardant ailleurs… Je me jugeais inaccessible. Puis un jour, passe la femme qui doit m’émouvoir. Elle est moins belle que certaines maîtresses dédaignées jadis, elle n’est point incomparable… Et pourtant, la vue de sa chair, le son de sa voix, ses charmes devinés sous le corsage échancré ou la jupe qui se retrousse un peu, me font tressaillir jusqu’à l’âme… Étrange phénomène : cette prédestination amoureuse qui vous pousse vers une créature, invinciblement, sans que l’on sache pourquoi ! »

— Peut-on vous demander quel est le sujet qui vous hante, monsieur le taciturne ?

Fargeau sursauta. Après un temps, il répliqua, imitant l’enjouement de Francine :

— C’est un sujet désastreux… J’étais en train de constater que je me comporte avec vous à la manière d’un balourd trop sociable : il y a quinze jours que je vous connais et je suis déjà venu six fois !

— Vous faites comme les médecins : vous comptez vos visites.

— Je parie que vous me traitez tout bas d’importun.

— Non… D’abord, devant les importuns, je pense toujours à voix haute : c’est la meilleure façon de les chasser. Ensuite, je n’admets pas les relations superficielles. Quand je me trouve en face d’un nouveau visage, son aspect m’ennuie ou m’attire. Dans le premier cas, j’écarte le fâcheux inutile ; mais, si sa personne m’est agréable, je lui marque une camaraderie spontanée. Je ne comprends guère le mot « indifférent » accolé au nom d’ami. Ceux qui franchissent cette porte sont tous mes familiers : conduisez-vous donc en intime. Si vous vous présentiez ici, cérémonieusement, ma bonne vous prendrait pour un fournisseur !

Maxime interrogea — avec une espèce de fatuité timide où la certitude de plaire était atténuée par la réserve craintive qui traduit l’amour véritable :

— Alors, je ne vous suis pas antipathique ?

Francine l’enveloppa d’un regard lent, scrutant ce beau visage d’idéal amant. Elle finit par répondre :

— Je m’intéresse à votre sort futur.

Prononcée froidement, cette phrase était ambiguë. Maxime n’en chercha point le sens, imbu de la suffisance inconsciente qu’il tirait de sa séduction, aussi bien que de son métier.

Car Maxime et Francine, en dépit de leur simplicité apparente, éprouvaient l’un comme l’autre cet orgueil de soi auquel nul écrivain n’échappe.

Au travail, — lorsqu’il fouaille sa cervelle débile et cingle son esprit rebelle, pleurant la beauté entrevue pourchassée en vain, invectivant contre la médiocrité atteinte à sa place ; durant les veilles exténuantes, les heures morbides où le doute et la migraine le torturent de leurs douleurs lancinantes, où sa tête lui semble une noix vide, à moins qu’envahi d’hallucinations, il ne se croie un forcené que guette la folie ; quand il mendie une inspiration factice au tabac qui l’excite, au breuvage qui l’enivre, — l’écrivain est une pauvre chose humble, écrasé sous le poids de son impuissance ou de son génie.

Mais, à la parade — le jour où la renommée trop prompte l’étourdit de bonheur, le grise de victoires ; où la haine des jaloux consacre son talent (car, le vinaigre de l’envie n’assaisonne que les meilleurs plats) — l’homme de lettres, oubliant les instants sincères de noble et sublime faiblesse, déploie l’éventail de sa vanité, tel un paon déploie son plumage.

Ainsi le divin maçon qui rebâtit la muraille de Troie courbe son front poudreux jusqu’à terre, salit ses mains d’argile et de boue, avilit son être à ce labeur indigne ; mais, l’œuvre terminée, redresse haut, vers le ciel, son corps fier où coule le sang des dieux, et se rappelle soudain qu’il se nomme Apollon…

Fargeau, croyant deviner une avance dans l’attitude de Clarel, orienta l’entretien vers le but qu’il souhaitait. Il insinua, d’une voix malicieuse où chevrotait une note fébrile :

— Savez-vous que votre liberté charmante et notre bonne camaraderie m’incitent à vous poser des questions indiscrètes… des questions que n’oserait faire un ami très ancien ? Vous avez eu tort de me gâter : je suis un vieil enfant mal élevé.

Francine, engageante, répondit :

— Eh bien !… allez… Puisque je ne me froisse de rien et que j’aurai la ressource de me taire, je ne crains pas votre interrogatoire.

— Voici : je serais heureux de… je voudrais que vous me disiez…

Fargeau s’interrompit. Il eut un geste d’impatience :

— Non !… c’est trop difficile.

Intriguée, Francine insista :

— Voyons… De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

— Si ?…

— Si ?… continuez…

Troublé, confus, Maxime fit un effort et débita tout d’un trait, d’une voix assourdie :

— Je voudrais savoir si vous avez eu d’autres liaisons avant Lorderie.

Francine, stupéfaite, considéra Fargeau qui rougit violemment sous ce regard. Un silence pesa, l’espace d’une minute interminable ; puis, la jeune femme murmura :

— Ça semble d’abord choquant, la franchise, chez un homme de bonne compagnie : tout acte inusité nous paraît indécent… J’ai l’intuition que vous obéissez en ce moment à une préoccupation secrète… et votre question baroque est formulée par un esprit sincère — celui qui oublie le langage de l’étiquette… Seulement, je ne saisis pas le motif qui l’a dictée.

Estimant que le bénéfice de son audace le dédommagerait d’en avoir affronté la honte, Maxime feignit une contrition insidieuse :

— Pardon… Je vous ai offensée… Je le vois bien : vous ne m’avez pas fait connaître votre réponse…

Francine se cabra :

— Parce que je vous croyais assez subtil pour la deviner… Naïf !… L’amant du moment est toujours le premier amant.

Elle poursuivit, avec cette âpreté gouailleuse qui la caractérisait :

— Je n’érige point mon opinion en principe : les principes sont des règles imbéciles, se basant sur les généralités absurdes… Il y a autant de façons d’aimer qu’il existe d’individus. La mienne est des moins touchantes… L’amour me frappe à la manière d’une fièvre paludéenne, avec ses accès, ses intermittences et ses frénésies… À peine entrée en convalescence, je perds la mémoire… Le jour où mon mal recommence, j’ai toujours oublié la crise précédente. Sont-elles si rares, les maîtresses inconstantes qui frôlent leur conquérant de la veille, ainsi qu’un étranger parmi les passants inconnus ? L’amant sans l’amour est un roi sans couronne ; il retourne se perdre dans la foule anonyme… Ai-je aimé, avant de rencontrer Jacques ? Très sincèrement, je n’en sais plus rien : songez donc… à deux saisons de distance !… Me souviendrai-je de Jacques, dans l’avenir ?… Peu probable. Le portrait de mon amoureux est tracé à l’encre sympathique : éloignez-le de la belle flamme et les traits s’effaceront graduellement… Ainsi l’album de mon passé ne renferme que des pages blanches.

Le visage de Maxime — pendant cette cynique confession de Clarel — avait reflété des impressions contraires. Lorsqu’elle eut fini, il exprima une satisfaction singulière. Dans un élan, Fargeau s’écria :

— Ah ! je suis content !… Vous l’oublierez aussi, lui… quand vous aimerez… l’autre. Ça me soulage de savoir cela. Vous ne pouvez vous douter de ce que je souffre, ni sentir à quel point je suis exaspéré, chaque fois que votre voix se ralentit doucement pour prononcer : « Jacques !… »

Francine se redressa, d’un jet brusque qui grandit sa longue taille. Elle précisa :

— Mais, monsieur Fargeau… c’est une déclaration ?

Sûr de lui — sûr de cette maîtresse de demain que lui assuraient ses succès d’hier. — Maxime avoua résolument :

— Eh bien, oui… Je vous aime, et vous l’avez compris, bien avant ce soir : mes regards parlent si brutalement !… Ils ont le droit de tout dire : on ne les entend pas. Nierez-vous la double éloquence des yeux trop bavards et des lèvres closes ? Je vous adore, j’ai pris Lorderie en aversion parce qu’il est indigne de vous. J’admire votre beauté et je chéris votre impudence, votre indifférence, votre légèreté… car je vénère les vices aimables, abhorrant les vertus ennuyeuses… Vous êtes une désabusée ironique dont l’humeur tourne en humour… Et je souris de vous voir si gentiment mépriser tout ce qui vous entoure. Ô Francine !… je saurai bien vous rendre mon souvenir tenace, moi… parce que je vous aime mieux, parce que je vaux plus que lui, parce…

— Parce que vous êtes don Juan, monsieur l’irrésistible !

Fargeau s’arrêta net, glacé par cette voix railleuse. Francine continuait :

— Ne protestez pas… Vous êtes l’orgueil même. Vous ne me priez pas : vous me choisissez. Séduisant, brillant, charmeur, fort de votre libertinage et de vos triomphes, vous n’admettez point l’hypothèse d’un refus. Vous avez si habilement répandu le bruit de ces victoires : désormais, éblouies par votre prestige, toutes les brebis de Panurge aspirent à l’honneur de se faire tondre ! Je regrette de vous décevoir, cher monsieur, mais je ne suis pas de la race des brebis, moi : je vous ressemblerais plutôt… votre jactance n’est rien, auprès de ma fierté ! Or, apprenez ceci : je ne trompe jamais mon amant avant la rupture… J’aime Jacques Lorderie et vous me déplaisez : c’est clair. Je fus coquette avec vous ? D’accord. Pourquoi ? Pour me divertir un instant aux dépens de votre fatuité… La vie est une chose si monotone ! Et je me suis amusée aujourd’hui. Oubliez-le… N’en parlons plus… Après tout, c’eût été très vilain : Jacques nous aime profondément tous les deux ! Une telle pensée me retiendra toujours de le trahir… Allons, adieu, monsieur don Juan… Et à bientôt : mon ami Fargeau ne cessera pas d’être accueilli chez moi en bon camarade.

Elle lui tendait sa main — une petite main nerveuse dont la maigreur frêle laissait transparaître l’ossature délicate ; main sèche et faible, propre aux griffures, aux pinçons, bien plus qu’aux étreintes. — Et soudain Fargeau, qui avait porté cette main à ses lèvres comme pour la baiser, mordit sauvagement les doigts effilés, puis s’enfuit sans oser regarder Francine.

Ce soir-là, madame Lorderie dînait seule chez sa mère. Jacques, profitant de l’absence de sa femme, exécutait son projet d’aller voir Clarel. Depuis l’après-midi, il ruminait les moindres détails de son entrevue avec Fargeau, l’étrange attitude de celui-ci et sa distraction maussade.

Soupçonneux, Jacques retournait rue de Courcelles, — mû par le désir de combattre l’influence féminine qui menaçait l’avenir de leur amitié, autant que par cette émulation qui naît de toute rivalité amoureuse. Francine lui ouvrit elle-même — la bonne étant sortie — et le laissa sur le seuil. Un dialogue bref s’engagea :

— C’est toi ?… Inutile d’entrer. Je ne te reçois pas. Je ne te recevrai plus.

— Voyons, Francine… Tu es vexée que je sois resté quinze jours sans venir… sans t’écrire ?

— Non… J’ai assez de toi… Voilà tout.

— Tu es folle !… Qu’est-ce qui te prend ?… Explique-toi. On ne lâche pas les gens avec une telle désinvolture !

— N’insiste pas : tu me connais… Je n’ai guère l’habitude de perdre mes paroles. Je ne dis jamais qu’un mot, et c’est toujours le dernier. Bonsoir.

Elle le poussait doucement sur le palier, lui fermait la porte au nez. Lorderie, ahuri, attristé, redescendit machinalement… tandis que là-haut, Francine, avec un sourire pervers, contemplait rêveusement ses phalanges meurtries où commençait de bleuir la morsure sanguinolente…