Calmann-Lévy (p. 94-113).



V


Fargeau avait essayé de réfléchir pendant la moitié d’une semaine.

Le premier jour, il s’était plu à imaginer ce que serait la possession d’une telle maîtresse : vaniteuse, fantasque, presque naïve dans son cynisme exagéré ; assez banale, en somme, malgré son excentricité, car ce n’était qu’une coquette vicieuse, puérile et compliquée ainsi qu’elles le sont toutes, — mais préférée à toutes. Qu’importaient ses façons de capricieuse, son intolérable sûreté de soi, l’enfantillage impertinent avec lequel elle le traitait comme sa chose, estimant sa volonté d’homme abolie ?… Fargeau désirait passionnément Francine parce que le hasard en avait fait la première qui eût éveillé chez lui une sensation neuve… Nous nous abusons toujours, par fierté, sur la valeur de l’être qui nous a dérobé l’une des virginités de notre être. Et Maxime voulait voir dans Clarel la créature idéale qui eût été digne d’inspirer son premier amour. Il oubliait volontairement les travers de la jeune femme, pour apprécier la maîtrise dont elle avait donné la preuve en découvrant le dédain de son amant, en gardant si fermement le secret surpris… Elle possédait une énergie et une intelligence réelles : ce caractère de femme avait quelque chose de viril où il retrouvait un reflet de lui-même, et qui lui laissait pressentir l’adversaire future… Puis, Fargeau évoquait la figure séduisante de Francine, son regard mystérieux, sa pâleur ardente, ses lèvres mouvantes ; il appelait le souvenir de ses attitudes voluptueuses : elle avait une manière de s’étendre sur le grand divan, la taille molle, une hanche saillante et les pieds allongés, qui provoquait inconsciemment… Elle avait aussi d’étranges façons de sourire… et certains gestes des mains… Fargeau songeait, le rouge aux pommettes : « Une nuit d’elle, bigre !… Ça mérite bien qu’on commette deux sottises. » Surtout… surtout qu’une nuit de Francine en deviendrait plusieurs : il se faisait fort d’obtenir de nouvelles concessions, après qu’il aurait livré bataille sur son propre terrain.

Le second jour, Maxime se dit : « Que diable va-t-elle me demander ? « Les femmes paraissent déconcertantes : leurs actes — souvent imbéciles, quelquefois sublimes, mais toujours illogiques — sont imprévisibles pour l’homme dont le jugement s’exerce avec rectitude. À la place de Clarel, Fargeau se fût vengé de Jacques en prenant l’initiative de l’infidélité, à moins que sa colère ne l’eût incité à quelque violence… Sa perspicacité restait en défaut devant cette rancune qui se recueillait, se taisait, agençant obscurément le plan maléfique de ses représailles sournoises… Pour s’ingénier à deviner Francine, Maxime s’avisa d’un expédient ingénu — étant donnée sa profession d’homme de lettres : il ouvrit l’un des livres de la jeune femme et chercha l’âme de l’auteur entre les lignes. Mais là, encore, il eut une déception : Clarel étant l’une des rares romancières qui ont su résister à la tentation autobiographique. Volontairement impersonnelle, on la sentait étrangère à ses personnages ; et ce n’était pas au miroir qu’elle avait trouvé les gestes de ses marionnettes.

Fargeau élaborait d’invraisemblables conjectures : à quelles entreprises le destinait cette folle astucieuse ? Deux nuits… deux nuits… qu’avait-elle voulu dire ? La nuit : on aime, on vole, on tue… Dieu merci, Clarel n’appartenait pas à la catégorie des amantes criminelles. Songerait-elle à lui proposer de cambrioler l’appartement de Lorderie ?… ou de disputer à Jacques le cœur d’Annie Dumesnil ? Maxime plaisantait avec sa curiosité, comme on taquine un enfant impatient.

Le surlendemain, il avait tellement raisonné qu’il finissait par déraisonner. Il en arrivait à se persuader que Clarel avait imaginé de le faire divorcer afin qu’il se remariât avec elle. Fargeau épousant Francine, après la conduite injurieuse de Lorderie : quelle réparation éclatante ! Et Maxime — presque effrayé — constatait l’ascendant énorme que Clarel exerçait déjà sur lui : car, il envisageait sans indignation la perspective de quitter sa femme, cette douce Renée dont — la veille encore — il eût redouté de troubler la quiétude. Puis, il se rassura : Francine Clarel proclamait un mépris trop sincère des conventions sociales, pour qu’une solution aussi banale lui fût venue à l’esprit. Il se représentait mal la jeune femme faisant légaliser ses projets ténébreux à la mairie, sous la protection d’un monsieur bedonnant, la panse serrée dans les plis de son écharpe.

Et le soir même, il retourna rue de Courcelles.

— Mademoiselle n’est pas là, dit la bonne. Mademoiselle est à côté, chez mademoiselle Robert.

« Zut ! » pensa Maxime. Cependant, il se résigna à l’aller retrouver, en face.

On l’introduisit dans l’atelier, où les deux amies bavardaient.

— Bonjour ! s’écria joyeusement Thérèse.

Et sa voix avait cet accent cordial qui met le visiteur à son aise ; ses yeux remerciaient Fargeau d’être venu ainsi, à l’improviste.

— Bonsoir, murmura Francine.

Elle le considérait sans surprise, elle. Ses regards malicieux recommençaient de le défier…

Une œillade furtive de la jeune femme lui désignait Thérèse : le tiers incommode… Et Fargeau comprit que Clarel s’amusait de ce contretemps.

Il se roidit contre son exaspération, voulant paraître indifférent. Chez l’écrivain de complexion nerveuse, le surmenage intellectuel détermine vite une sorte de névrose : Fargeau éprouvait souvent de maladives envies de pleurer, des accès de rage puérile devant ses menues déceptions journalières.

Ce soir il eût battu Francine avec une joie âpre : ce n’était pas la première fois qu’elle lui inspirait ce besoin de brutalités, d’emportement, de violences. Clarel l’agaçait autant qu’elle lui plaisait : c’était une de ces créatures irritantes qui provoquent les coups.

Maxime dit froidement, en s’adressant à Thérèse :

— Je vous demande mille pardons pour mon indiscrétion : je me présente ici par ricochet… J’ai su que mademoiselle Clarel s’y trouvait, et je me suis permis de la rejoindre afin de lui annoncer que je suis désormais à sa disposition, au sujet de la collaboration qu’elle m’a proposée.

— Tiens ! vous allez travailler ensemble ? questionna Thérèse.

Maxime bredouilla, entamant une explication confuse. Francine l’interrompit :

— Voulez-vous passer chez moi demain, vers trois heures ? Je serai libre.

Il sentit qu’elle le congédiait, enchantée de prolonger d’un jour l’énervante incertitude.

Thérèse, voyant qu’il se levait, s’écria :

— Comment ! Vous partez déjà ?

— Je suis très pressé.

— Quand viendrez-vous poser ?

— Je n’en sais rien.

Maxime avait riposté d’une voix sèche, déversant sa mauvaise humeur sur l’artiste peintre.

Il ajouta gauchement :

— Ma femme m’attend… Au revoir, mesdemoiselles.

Et il se retira, emportant, comme une flèche du Parthe, la blessure aiguë du sourire de Francine.

Thérèse Robert regardait fixement la portière qui retombait derrière le jeune homme ; ses prunelles s’attardaient avec une attention machinale sur les derniers frémissements de l’étoffe, le tremblotement des effilés. Peu à peu, les joues blêmes de la vieille fille rougissaient, devenaient luisantes ; ses yeux semblaient grossir, gonflés d’une buée humide : Thérèse pleurait silencieusement.

— Eh bien !… qu’est-ce que c’est, voyons ?

Francine l’interpellait avec une brusquerie affectueuse ; la jeune femme se rapprochait de son amie et la prenait par la taille. Thérèse balbutia :

— J’ai du chagrin…

D’une voix presque indistincte, elle fit cet aveu — si rare de la part d’une femme à une autre femme :

— Ah !… si vous saviez comme je souffre d’être laide !

Clarel n’osa répondre, dédaignant les protestations hypocrites, les consolations inutiles. Alors, Thérèse continua :

— Je vous remercie, Francine : vous n’avez pas dit bêtement : « Ce n’est que ça qui cause vos larmes : vous n’êtes pas raisonnable ! » Je vous remercie de me comprendre… Je vous avais dissimulé jusqu’ici ce qui est la plaie de mon existence. J’affectais la résignation ; j’étais la première à rire de ma laideur, à la façon d’un amputé qui plaisante devant le baquet où gît sa jambe sectionnée, mais qui sanglotera désespérément, dès que le chirurgien sera parti…

Clarel objecta doucement :

— Toutes les femmes ne sont pas belles ; et cependant, toute femme possède sa séduction.

— Justement : moi, je n’ai pas même le charme…

— Vous êtes une artiste de grande valeur ; votre talent est admiré des meilleurs peintres ; qui plus est : vos toiles s’achètent… et vous avez à peine trente ans. Vous n’éprouvez donc aucune joie, dans la rue, dans un musée, quand deux jeunes rapins, se retournant sur vous, chuchotent : « C’est Thérèse Robert » ?

— Je donnerais tous mes succès pour les entendre murmurer : « La jolie fille ! »

— C’est si bref, ce plaisir-là : la vieillesse nous guette bientôt et nous distille, goutte à goutte, les tortures de sa déchéance. Les jolies femmes meurent deux fois, et c’est bien triste de se survivre.

— Qu’importe ! On a vécu. Le talent, la fortune, la gloire : voilà le bonheur des hommes. Mais, nous autres !… Ne sommes-nous pas créées pour l’amour, rien que pour l’amour ? Fillettes, nous adorons la poupée : cette parodie du fruit de l’étreinte. Notre adolescence frissonne au soupçon du mystère sexuel. Nos livres nous bercent d’idylles permises, et dans tous ces romans roses, l’héroïne est parée d’attraits enchanteurs… Vous plaignez celle qui survit à sa beauté : quelle pitié réserverez-vous à celle qui doit vivre avec sa laideur !… Moi qui ai reçu l’éducation sentimentale de mes pareilles et rêvé les rêves tendres des jeunes filles, j’en fus réduite à casser mon miroir, le jour où j’eus dix-huit ans, en ricanant, devant l’image détruite qu’emportaient les éclats de verre brisé : « Condamne-toi à un avenir stérile, ma petite… Tu ne pourras jamais choisir tes amours, avec cette tête-là ! »

Francine lui lança un regard d’amertume et d’ironie :

— L’amour… Thérèse !… Vous n’avez que ce mot à la bouche… C’est lui qui vous fait déplorer de n’être pas une merveille ? Pauvre amie !… Vous seriez la première à traiter d’insensé le chiffonnier qui désirerait de posséder un crochet en or pour ramasser les ordures ! D’abord, croyez-vous qu’il suffise d’être belle : j’ai connu d’admirables créatures qui ont rencontré plus d’un indifférent, et qui en ont souffert. Ensuite… ensuite… Voulez-vous savoir ce que c’est, ce piètre amour dont l’absence vous navre ? Écoutez ma vie ; vous me dites souvent que j’ai tout pour plaire… Eh bien, vous allez voir…

Elle poursuivit, la voix lointaine :

— J’ai commencé à faire l’épreuve de ce fameux amour, vers seize ans et demi… Je m’imaginais être adorée d’un jeune homme auquel on m’avait fiancée… Sa cour pressante, ses fadaises passionnées me leurraient aisément… Je le chérissais très ardemment, avec mon petit cœur tout neuf d’adolescente… Un soir, son père se présenta chez mes parents et, devant moi, cyniquement, leur reprit sa parole à cause d’une erreur sur le chiffre de la dot… Je pensai : « Il est en dehors de cela, il m’aime, il se brouillera avec sa famille afin de m’épouser. Je vais le revoir demain… » Je l’attendis huit jours, anxieusement confiante… Après cette première désillusion, je dus m’aliter plus d’un mois. La guérison me transforma : la douce fillette devint une petite rosse, sceptique et provocante… Je scandalisai les bourgeois bien pensants par mes propos subversifs, et je me mis à haïr le mariage, en gamine sensible, trop tôt désabusée. Personne ne demanda plus ma main ; j’étais décrétée dangereuse ; mais, à la faveur des soirées mondaines, les époux flirteurs m’enseignèrent des marivaudages chers aux demi-vierges. Dégoûtée, je me cloîtrai dans une solitude farouche. À vingt ans, je faisais des vers satiriques que publiaient les jeunes revues et des articles licencieux pour un journal qui ne payait pas : distraction de fille lettrée, qui, jusque-là, avait bâillé sa vie, compté les heures, dévoré les quinze cents volumes de sa bibliothèque, sans parvenir à comprendre le goût démesuré que certaines gens manifestent pour l’existence.

» …Et puis, plus tard, je me revois toute seule, majeure, orpheline de père et de mère… Je continuais d’écrire à droite et à gauche ; mes satires politiques dans une petite revue royaliste m’entre-bâillaient la porte d’un grand journal réactionnaire ; je devenais la petite Clarel, l’obscure lettreuse croisée un peu partout, d’une rédaction à l’autre… Un beau matin, le prince de Lesparre achetait notre journal : le Drapeau Blanc… Un hasard me plaçait en face du nouveau directeur, un jour où je passais devant son bureau ; je distinguais mal son visage fripé de grand blondin quinquagénaire, trop chic, trop snob, trop élégant. Lui, avait reluqué mes vingt-deux ans, mes yeux noirs et ma taille fine… Le prince de Lesparre : gentilhomme, millionnaire, député, sportsman, industriel et, désormais, directeur d’un grand quotidien… Je fus très fière d’être la maîtresse du « patron »… Je m’imaginais faire acte d’ambitieuse. Hélas ! quelle liaison décevante !… Le prince est un dépravé maussade ; et tous mes élans d’affection se heurtaient à son cynisme de fêtard blasé. Oh ! ces nuits interminables, ces mignardises excédantes des vieux amants ; et surtout, cette manie de parler qu’ont les hommes, dans ces moments-là… Ces mots bébêtes, obscènes, vulgaires… Par instant, je criais, écœurée : « Mais, tais-toi… Je t’en supplie, tais-toi ! » Une minute d’exaspération me poussa à rompre… Je perdais le prince, le journal et ma situation… Heureusement, j’avais des rentes personnelles, très modestes, mais suffisantes… Après cette crise, je me replongeai dans les livres : la lecture est une excellente détente… Un soir que je feuilletais les Confessions de J.-J. Rousseau, mes yeux s’arrêtèrent sur cette phrase : « Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense que pour vivre. » Ce me fut une espèce de révélation… Je songeai : « Comment ! tu mènes une existence lamentable, tu fréquentes des gens malpropres, tu cours les journaux et les théâtres, ainsi qu’une besogneuse en quête de deux louis ; et tu possèdes l’indépendance qui te permettrait de garder ton temps pour une œuvre peut-être utile ! » Du jour au lendemain, je changeai : je fus la casanière que vous connaissez ; je travaillai joyeusement, obstinément… Je déchargeai mon âme de sa jeune expérience en notant mes observations : j’écrivais un roman imaginaire où il n’y avait rien de moi, où, pourtant, chaque événement de ma vie privée formait une pièce de la mosaïque. Et puis, je cherchai à publier mon livre… L’accueil facile et probe de mes éditeurs me causa une agréable surprise : j’avais découvert un métier lucratif en croyant faire un essai d’art. La critique de Lorderie, sur mon bouquin, me valut d’entrer en rapports avec Jacques… Je le prenais pour un bon garçon, sans vices… son honnêteté me reposa deux ans : c’était le lien affectueusement charnel, entre amants qui s’estiment… Je me considérais comme sa seconde femme… Et il n’y a pas six semaines, ce goujat me proposait à l’un de ses amis, ainsi que l’enjeu d’un pari stupide. Il me traitait à la façon d’une ribaude dont on joue la possession d’un coup de dés ; ou à la manière d’un cheval que deux jockeys essayent, à tour de rôle… Ah !

Francine conclut, d’une voix coupante :

— Eh bien, voilà !… Tout ça, c’est l’amour, mon amie Thérèse… La trahison, le libertinage et l’ignominie… Ce sont toutes ces bonnes choses que vous regrettez !

Elle ajouta, avec une émotion inattendue :

— Quant à cette ardente chanson qui, parfois, nous monte aux lèvres par un jour de beau soleil : la grande passion… ah ! sapristi ! je suis bien heureuse de n’avoir jamais rencontré l’homme capable de me l’inspirer. Ça doit faire encore plus mal. Je sens que je l’aurais tant aimé… moi qui n’aime personne. Il vaut mieux garder son cœur vide que de s’éprendre d’un infidèle.

Thérèse Robert l’avait écoutée, sans l’entendre ; l’air absent, les yeux lointains ; on devinait sa pensée absorbée ailleurs. Avec l’égoïsme de la douleur vive, elle répondit à Francine :

— Vous n’avez pas souffert autant que je souffre. Après chacune de vos déceptions, renaissait une autre espérance… Tandis que moi !… Avez-vous éprouvé ce supplice…

Elle se levait, allait vers une psyché, et continuait, le doigt braqué sur son image :

— Ne pouvoir se regarder dans la glace sans qu’une boule de sanglots refoulés vous étrangle à la gorge. Pétrifiée de détresse à la vue du visage informe qui ricane au fond du miroir, s’écrier : « C’est à moi, ce masque de Gorgone ! » Et se sentir la langue sèche, la poitrine étreinte, la tête en feu, à l’idée de vivre irrémédiablement sous cette enveloppe de chair qui trahit l’être spirituel… Elle finit par me brûler de son contact abhorré : c’est une tunique de Nessus. Dire que je la dépouillerai seulement au tombeau, quand la mort pourrira graduellement ma déchéance physique — m’apportant l’amère revanche de n’être plus qu’un squelette pareil aux squelettes des beautés terrestres, une carcasse en tout point semblable à celle de Phryné !… Et la risée du destin m’a fait naître artiste, m’a donné des yeux de peintre, un regard épris des lignes pures, de l’harmonie des formes, des couleurs chantantes : je possède le sens de la poésie extérieure comme pour mieux me repaître de ma hideur ! Car, il y a des gens qui ne comprennent pas leur disgrâce : je connais une pauvre petite presque aussi laide que moi et qui se croit charmante ; elle a des coquetteries d’irrésistible… elle est heureuse. Si j’avais eu la chance de voir à sa manière… Oh ! le calvaire de la laideur consciente… Imaginez-vous cette torture, Francine !… Ça me déchire le cœur : j’ai beau tâcher à réagir…

Clarel la considérait avec pitié. Elle finit par questionner :

— Vous l’aimez donc à ce point-là ?

— Qui ?

— Eh !… Fargeau, parbleu !

Thérèse s’effondra comme une loque, cachant sa figure de ses coudes ramenés en avant : elle fut un petit tas d’étoffe écroulé aux pieds de Francine ; on ne distinguait d’elle que sa chevelure terne, au chignon maigre, et sa nuque creuse où saillissaient les vertèbres. Clarel remarqua :

— Lorsqu’une femme, séduisante ou non, doute de ses charmes, c’est qu’elle est très amoureuse.

Thérèse gémit, d’une voix étouffée :

— J’ai honte… Je suis grotesque… À mon âge, se griser de passion platonique, comme une pensionnaire… Songez donc : il est si beau et je suis si laide !… Je sens bien qu’il est indifférent, que je ne lui inspire aucune sympathie… Je n’existe pas, moi, aux yeux des hommes… Et lui, qui mérite les plus belles…

— Bah !… il ne vaut pas le quart de votre amour.

— Oh ! Francine, protestait Thérèse, scandalisée.

Elle reprit :

— D’abord… comment saviez-vous que c’est lui ?…

— Ma pauvre amie… il y a longtemps que je vous ai devinée, allez ! Ce n’était guère difficile…

Et Francine ajouta, — inconsciemment cruelle :

— Vous devenez presque jolie, quand vous le regardez !