Calmann-Lévy (p. 276-290).



XVII


La femme de chambre s’escrimait à boucler les dernières courroies.

— Priez le concierge de monter, dit Thérèse. Il aidera le cocher à descendre les malles.

Il était neuf heures du matin. L’atelier bouleversé avait le triste aspect des pièces d’où l’on déménage ; la baie grise du haut vitrage était embrumée par une fine petite pluie de février.

Thérèse avait passé la nuit à entasser des choses, au hasard, dans les deux malles qu’elle avait été chercher elle-même dans la chambre de débarras : au milieu de son désarroi, l’idée du départ lui était apparue comme un moyen de salut. Elle ne pouvait supporter l’odieux voisinage de Francine, dorénavant ; eh bien ! elle s’en irait… très loin… dans un pays où il y aurait du soleil, des fleurs. Elle y peindrait… La portraitiste s’efforcerait de devenir paysagiste… Et elle oublierait peu à peu Francine, Paris, tout le monde… peut-être même Fargeau. Elle avait décidé de prendre d’abord le chemin de fer, jusqu’à Marseille. Là, s’embarquerait-elle sur l’un des paquebots qui nagent vers des contrées bleues ou continuerait-elle de suivre la Riviera ? Elle ne savait. Ce qu’elle voulait, c’était fuir, fuir tout de suite. Ses paquets terminés tant bien que mal, elle avait longuement réfléchi ; et puis, elle s’était installée à son secrétaire ; elle avait écrit.

Le matin, en descendant, la femme de chambre et la cuisinière, ébahies, avaient trouvé leur maîtresse au milieu de ses bagages, prête à partir. Les domestiques qui servent des artistes, quoique très fiers de lire le nom de leur patron dans le journal, gardent toujours la conviction qu’ils travaillent chez des demi-fous. Les bonnes de Thérèse, ahuries, avaient exécuté ses ordres avec une consternation silencieuse, persuadées que « Mademoiselle » avait une de ses toquades.

— Comment ! Vous nous quittez, mademoiselle Robert, s’exclama le concierge en entrant. Où allez-vous donc ?

— Dans le Midi. Je vous enverrai mon adresse, pour faire suivre le courrier.

— Dans le Midi… par ce temps-là… Vous en avez de la chance, de pouvoir vous payer ça !

Thérèse descendit avec un soupir de délivrance. Avant de monter en voiture, elle tendit une enveloppe à sa femme de chambre :

— Tenez. Vous remettrez cette lettre à mademoiselle Clarel… tout à l’heure… quand vous voudrez. Il suffit qu’elle l’ait vers midi. Allons… adieu, Victorine.

Thérèse se fit conduire à la gare de Lyon. Elle apporta une attention voulue aux formalités de l’enregistrement, des bagages, des billets retenus, de la place dans le rapide du soir : ces soins, si agaçants de coutume, distrayaient son esprit tourmenté. Ensuite, elle s’assit au buffet, commanda du café noir. Elle but lentement ; devant elle, des gens passaient, avec cette allure affolée qui, sur les quais des gares, ferait reconnaître, entre mille, le voyageur français. Une femme, au timbre aigu, criait en leit-motiv : « Ernest, où sont tes tickets ?… Ernest, où sont tes tickets ? » À un coup de sifflet, une grosse dame se mit à galoper éperdument vers une direction imprécise. Un petit garçon qui promenait une voiture de journaux s’arrêta vis-à-vis de Thérèse, qui lui demanda le Journal et le Figaro. Tandis que l’enfant se fouillait pour lui rendre la monnaie, elle aperçut, parmi les livres de la bibliothèque ambulante, l’un des romans de Francine Clarel. Elle eut un geste d’énervement… Ah ! l’ennui de connaître ceux qui ont pris pour métier de répandre leur personnalité urbi et orbi… Ce nom allait la poursuivre partout. D’ici huit jours, elle le retrouverait dans les gares, sur la Riviera, à l’étranger, s’étalant sur le bouquin que les libraires exposeraient à qui mieux mieux, avec sa bande raccrocheuse Vient de paraître. Elle parcourut distraitement les journaux qu’elle venait d’acheter. Sur la table où Thérèse s’appuyait, le garçon de buffet avait posé un carafon de cognac en servant le café. Après avoir considéré ce carafon pendant deux minutes, Thérèse le déboucha et mélangea quelques cuillerées d’alcool avec le liquide qui restait dans la tasse. Elle avala la boisson d’un trait ; puis, se levant, elle s’avança vers un employé, lui demanda un renseignement concernant le train qu’elle prendrait dans la soirée, et sortit de la gare.

Thérèse regarda une horloge : il était dix heures et demie. Elle murmura : « J’y serai dans une heure ; il se trouvera certainement chez lui ou bien il ne tardera guère à rentrer pour déjeuner. » Elle héla un fiacre qui rôdait sur le boulevard Diderot, et ordonna :

— Rue Pierre-Guérin… C’est du côté de la rue Mozart, à Auteuil.

Une fois qu’elle fut arrivée, Thérèse contempla un instant la haute maison neuve, avant d’entrer. Son cœur battait. Elle tâchait péniblement à rassembler les phrases qu’elle avait arrangées dans sa tête, pendant la nuit précédente. Enfin, elle se décida à monter.

— Monsieur Maxime Fargeau ?

Un valet de chambre la dévisageait d’un œil investigateur et malveillant, cherchant à catégoriser cette visiteuse matinale. Thérèse ajouta vivement :

— Faites passer ma carte… Monsieur me connaît.

Le domestique s’en fut, la laissant sur le palier. Il revint bientôt et l’introduisit dans le cabinet de travail de Fargeau, avec des manières plus déférentes.

C’était un petit bureau coquet, aux meubles hindous bizarrement sculptés. Une Trimourti authentique était posée sur la table : la triple Divinité, minuscule, faisait les gestes hiératiques. Un chasse-mouches brodé de couleurs éclatantes s’étalait au milieu d’un cahier, en guise de presse-papiers. Avec un beau dédain des styles et des époques, Fargeau avait collé un vitrail moyenâgeux devant la fenêtre ; alors que la Carrière du Débauché de W. Hogarth décorait les murs de ses huit estampes et que deux tigres de Frémiet s’entredévoraient sur la cheminée.

Maxime saluait Thérèse, lui désignait une chaise ; et malgré la courtoisie de son accueil, ne pouvait s’empêcher de marquer une certaine surprise.

Elle se contraignit, pour sourire et dire avec enjouement :

— Je vous fais une visite incorrecte, mais ma figure me permet ces dérogations : je ne suis pas très compromettante.

Elle ajouta, plus grave :

— Je me suis présentée chez vous, dès ce matin, parce que je voulais absolument vous voir et qu’il s’agit d’une chose urgente.

Intrigué, Maxime se demanda si cette démarche inattendue avait quelque corrélation avec la proposition de Francine : était-ce une ruse de Clarel qui avait attiré la vieille fille ici ?

Il murmura de vagues paroles d’encouragement :

— Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, mademoiselle ?

Tandis qu’il pensait : « Que diable va-t-elle me dire ? » Thérèse commença :

— Voici. Je suis obligée de partir pour le Midi… Un voyage imprévu… Alors…

Maxime, se méprenant à l’air embarrassé de son interlocutrice, continua in petto : « Ah ! çà, est-ce qu’elle viendrait m’emprunter de l’argent ? » Thérèse poursuivait :

— Alors, il faut que je vous parle aujourd’hui : au journal, je risquais de ne pas vous rencontrer ; et demain, je ne serai plus à Paris. Monsieur… j’ai découvert malgré moi un secret qui vous concerne et je crois devoir vous en avertir. Hier… j’étais seule, chez Francine Clarel ; elle m’avait chargé de téléphoner avec son avocat… On a sonné… J’ai été trompée par les premières répliques ; quand on a interrogé : « Mademoiselle Clarel ? » j’ai répondu : « Oui ». Enfin, vous comprenez, monsieur… C’est moi qui ai entendu votre communication, d’un bout à l’autre…

Fargeau reçut un choc désagréable. Ça, par exemple… s’il s’y attendait ! Son premier mouvement fut de plaindre Thérèse ; mais la stupeur, la confusion qui l’empourprait jusqu’aux cheveux, l’empêchaient de trouver un mot, une excuse, une explication. Il s’excita : « Voyons, il faut pourtant que je dise quelque chose ! » Au geste qu’il ébaucha, Thérèse s’écria vivement :

— Non !… je vous en prie : laissez-moi continuer, sans m’interrompre… C’est si difficile… Je ne sais comment m’exprimer… J’ai beaucoup réfléchi, depuis hier. D’abord, sur le moment même, je m’étais laissée emporter par une violente colère contre Francine. Et puis, ensuite, tout doucement… il m’a semblé que je comprenais cet étrange caractère de femme… Clarel est une illusionnée, une utopiste qui s’imaginerait faire de belles choses si elle pouvait mettre ses théories en pratique — sans se douter des horreurs qu’elle rêve… Tenez : Clarel est à l’amour ce que Tolstoï fut à la Russie… Elle vaut mieux qu’on ne pense, allez ! parce que je crois qu’elle est un petit peu folle… Elle s’est figuré qu’elle me rendrait heureuse… Je ne lui en veux plus. Je lui ai pardonné son indélicatesse. Je n’éprouve aucune rancune, estimant les faits de sang-froid : car Francine s’est grossièrement trompée, monsieur Fargeau… Je ne sais où elle a été puiser une histoire aussi ridicule !… Moi, amoureuse… quelle idée grotesque ! Les romanciers ont une imagination : ils voient la passion partout — tels ces médecins monomanes qui diagnostiquent une maladie chez chaque individu… C’est le métier qui leur tourne la tête. Si ces bêtises étaient fondées, serais-je ici, bien tranquille, causant avec vous sans baisser les yeux ? Cette pauvre Clarel est toquée… D’ailleurs…

Thérèse hésita, avant de reprendre d’une voix chevrotante :

— D’ailleurs, afin de détruire le moindre soupçon, je veux vous donner une preuve de mon indifférence. Voici : d’après ce que j’ai deviné, elle a dû vous faire souffrir, hein, mon cher Fargeau, pour avoir l’audace de vous imposer son caprice, sa perversité, jusqu’aux pires inventions ! Vous la désirez donc follement, cette terrible maîtresse ?… Écoutez… Je lui ai écrit, ce matin : dans ma lettre, je lui apprends mon départ ; je lui dis que vous êtes venu me voir, hier soir ; et que nous passons ensemble, à Fontainebleau, toute cette journée et… Et vous pouvez aller chez elle, demain, monsieur Fargeau. Vous n’aurez qu’à vous taire, qu’à lui laisser croire ma fable. Oh ! n’ayez pas de scrupules !… Je quitte Paris pour longtemps et me moque de ma réputation : je ne suis pas de celles que la médisance se plaît à distinguer, moi. Ce que je fais là, c’est afin de vous prouver entièrement, n’est-ce pas, la fausseté des suppositions de Francine… La jalousie est la première forme de l’amour, puisque l’amour est un désir de possession exclusive : est-ce qu’une femme qui vous aimerait autrement que d’amitié vous mettrait à même de conquérir celle que vous voulez ?… Alors, voilà… Maintenant, je vais vous laisser, puisque je me suis expliquée… Adieu, monsieur Fargeau : je vous souhaite d’être très heureux… si elle le permet.

Oh ! la pauvre fille, comme il la trouvait touchante avec son insistance maladroite, ses yeux trop brillants qui s’efforçaient de sourire en retenant une petite larme au coin de la paupière ; et cette voix tremblée qu’elle prenait pour affirmer son indifférence !

Maxime, ému, s’émerveillait de cette faculté de plaire que lui avait octroyée le destin : ainsi, Thérèse et Jacques s’étaient rencontrés sans le savoir dans une même inspiration de dévouement ; ils s’humiliaient et se calomniaient pour lui — qui éprouvait de l’antipathie envers Thérèse et une affection très calme à l’égard de Jacques. Fargeau s’attrista : ne méritait-il point que la femme qu’il aimait se montrât rebelle et scélérate, lui qui venait d’accueillir avec égoïsme les deux sentiments les plus rares au monde : un grand amour et une grande amitié ?

Thérèse se levait, se dirigeait vers l’entrée. Maxime considérait d’un regard apitoyé la petite créature attendrissante. Et soudain, cédant à son impulsion, il l’attira à lui, prit entre ses mains la douce vilaine figure ; et il exprima silencieusement son regret, son admiration, sa compassion, sa gratitude, dans un long baiser fraternel…

Au moment du déjeuner, lorsqu’il entra dans la salle à manger, madame Fargeau questionna :

— Qu’est-ce donc que cette personne que j’ai entrevue tout à l’heure, à son arrivée ?… Ce qu’elle est restée longtemps !

— Ah !… Je parie que tu es venue écouter à la porte ? plaisanta Maxime, subitement inquiet.

— Oh ! non, riposta Renée avec un sourire malicieux : la visiteuse était trop laide !

Francine, stupéfaite, relisait pour la troisième fois la lettre de Thérèse Robert :


« Excusez-moi, ma chère amie, de décommander notre dîner de ce soir. Je ne pourrai vous recevoir. Il m’est arrivé une chose extraordinaire. Hier, en vous quittant, j’ai trouvé chez moi quelqu’un — quelqu’un qui a la folie ou la perspicacité de m’aimer, oui, moi : la laide. Il me l’a déclaré avec des phrases contraintes et pourtant si éloquentes ! Je me plaignais de mon sort, ne me doutant guère du bonheur qui m’attendait : l’homme supérieur, — d’âme assez élevée pour placer son idéal au-dessus de la chair, assez subtil pour savoir deviner le diamant sous la gangue ; — l’homme capable d’apprécier le cœur vibrant qui se cache sous ma pauvre carcasse étriquée, il faut que ce soit justement celui que j’aime depuis si longtemps. Car, c’est de Lui, qu’il s’agit, Francine… Il a senti mon immense amour et il a oublié mon visage. Je n’ai pas voulu que ce fût ce décor habituel qui connût ma joie. Je me sauve dans un petit coin où il me rejoindra aujourd’hui ; un petit coin de la forêt de Fontainebleau, un paysage aimé des peintres. J’y resterai quelque temps. Encore une fois, pardonnez-moi mon contre-ordre. Je suis si heureuse…

« thérèse. »

Clarel murmura, rêveusement :

— Mon Dieu ! Comme il a bien su la leurrer… C’est qu’elle y croit vraiment. Il a une habileté de séduction… et une volonté… un désir de moi… Allons ! il faut que je paye mes dettes, maintenant.

Elle ajouta, avec une nuance de sensualité :

— Tant mieux…