Calmann-Lévy (p. 291-304).



XVIII


Fargeau se rappelait une scène de son enfance : il était au jardin d’Acclimatation, en compagnie de Lorderie. Arrêté devant le parc des antilopes, Jacques s’amusait à tendre un morceau de pain à l’une des jolies bêtes ; puis, dès qu’elle avançait la tête, le gamin, taquin, reculait sa main hors de portée — riant de voir l’animal frotter ses cornes contre le grillage qui le séparait de lui. Ce jeu durait quelque temps ; enfin, au moment où Jacques allait peut-être lui laisser saisir le pain, la bête, lasse de ces feintes, craignant sans doute une nouvelle ruse, considérait la proie offerte d’un air dédaigneux et, bondissant au milieu de sa clairière, recommençait de brouter l’herbe sans écouter les appels que lui jetait l’enfant.

Moins sage ou plus opiniâtre que l’antilope, Maxime retournait ce soir chez Clarel. Mais ce n’était pas sans appréhension : quelle surprise lui réservait-elle encore ?… Il lui semblait qu’il était écrit que Francine ne lui appartiendrait jamais. Il se cingla d’une raillerie : « Si cette dernière nuit doit me voir consommer le péché à la manière des deux autres, je risque d’être échec et mat ! »

Il était honteux de l’émoi irrésistible qui serrait sa gorge et rétractait son estomac. Il grogna :

— Sapristi !… j’ai l’air d’un potache qui va passer devant l’examinateur.

À la porte de Clarel, il constata que ses doigts tremblaient en cherchant la place du timbre.

Francine lui ouvrit tout de suite ; elle était là, aux aguets ; elle avait déjà fait remonter sa bonne au sixième. Avant qu’il eût parlé, elle murmura :

— Oui… je sais. Venez.

Sans préliminaires hypocrites, elle le conduisait dans sa chambre. Maxime, d’un geste presque enfantin, effleura les mains, les bras de Clarel ; lui palpa légèrement les épaules, les cheveux. La jeune femme s’étonna, sous l’innocente et bizarre caresse :

— Qu’est-ce qui vous prend, Fargeau ? Vous ressemblez à un aveugle qui cherche à voir avec ses doigts.

Maxime dit doucement :

— Il faut que je sente mon bonheur bien tangible… J’ai peur que vous ne soyez qu’une illusion de mes sens, une apparence trompeuse qui peut se volatiliser subitement. Est-ce bien vrai que vous êtes à moi ?

— Plus que vous ne pensez.

Elle lui offrait ses lèvres. Il contempla un instant, avec une jouissance intense, le pâle et voluptueux visage de Francine ; ses yeux noyés de langueur sous les longues paupières sombres ; et sa bouche entr’ouverte qui laissait apparaître la pourpre langue humide entre l’émail des dents luisantes.

Il la saisit brusquement, l’écrasa contre lui. La taille onduleuse se cambra sous sa main ; les hanches mouvantes se collèrent à son corps. Maxime frémit de joie. Francine s’abandonnait avec des tendresses lascives, une sincérité d’amoureuse. L’une des mains de la jeune femme s’accrochait à la nuque de Maxime ; l’autre s’appuyait sur le rebord de la cheminée où ils étaient accotés ; soudain, les doigts de Francine rencontrèrent une enveloppe posée sur le marbre ; Fargeau perçut un froissement de papier. Et Clarel s’arracha brutalement à son étreinte. Agitant la lettre qu’elle avait reçue probablement dans la journée et que le hasard lui remettait sous les yeux, la jeune femme gronda :

— Le misérable… Ah ! le misérable !

Maxime se sentit glacé. Son pressentiment se réalisait. Il savait bien qu’elle ne serait jamais à lui ; qu’au dernier moment, quelque chose surviendrait qui lui infligerait la déception suprême. Qu’était-ce que cette lettre qu’elle malaxait avec rage ? Une dénonciation ? Avait-elle appris les agissements de Lorderie : était-ce lui qu’elle traitait ainsi ? Exacerbé d’énervement, Fargeau questionna d’une voix tremblante :

— Qui ?… ma chère aimée… Qui est-ce qui est un misérable ?

— Mallet, parbleu !… Aujourd’hui, sans crier gare, il me prévient qu’il a décidé de me reculer d’un mois… Mon livre ne paraîtra qu’à la fin de mars. Oh ! Mais vous savez, il me payera ça… Jamais je ne remettrai les pieds dans sa librairie ; je porterai mon prochain bouquin à l’un de ses confrères — qui cherche, du reste, à m’attirer chez lui… On a tout intérêt à changer d’éditeurs : on y gagne des droits d’auteur plus élevés… c’est le principe de la concurrence. Mallet m’a manqué de parole : voilà une chose que je ne peux souffrir. Heureusement que je n’ai pas de traité avec lui ; moi, d’ailleurs, on ne me retient que grâce aux traités : j’ai l’humeur vagabonde…

Maxime pensa : « Ça y est : elle est déchaînée ! » Résigné, il s’écroula dans un fauteuil. Il n’y avait rien à faire, rien à dire. Il la connaissait trop ; il eût été périlleux de l’interrompre ; elle aurait tourné sa colère contre lui. Pendant cinq minutes, il eut la patience d’écouter Clarel exhaler son ressentiment et ses plaintes avec la prolixité que lui inspirait tout sujet relatif à son métier. Pour comble, elle n’apparaissait que plus tentante encore à son infortuné amoureux, animée par cette irritation qui avivait ses regards courroucés ; et ces mouvements désordonnés qui, involontairement, mettaient en valeur la brusque souplesse de son corps agile. Il se dit : « Comme elle serait charmante si elle n’écrivait point ! »

À la fin, Maxime se décida à insinuer timidement :

— Calmez-vous… Le mois prochain, lorsque Mallet vous annoncera qu’il réimprime, vous ne songerez plus du tout à lui être infidèle et vous trouverez que son caissier a une tête sympathique. Dites… Francine, vous ne pensez pas que nous pourrions peut-être choisir un autre moment pour nous occuper de votre éditeur ?

Clarel sourit, et le considéra tendrement, en murmurant :

— Mon pauvre Fargeau !…

Elle vint s’asseoir sur ses genoux ; mutine, elle approcha son visage de Maxime et, happant la bouche du jeune homme entre ses lèvres, elle la mordilla légèrement. Puis, cédant à un accès d’abandon, elle avoua sans coquetterie :

— Il faut me prendre telle que je suis… amoureuse — mais pas affectueuse… amante — mais guère aimante… Et encore… je sais donner du plaisir sans en éprouver beaucoup moi-même… Voyez-vous, j’ai essayé, dans le temps, de vivre par mon cœur et ma chair : je suis bien mal tombée ; on m’a fait souffrir… J’ai coupé court aux sentiments, pour ne point achever de gâter mon existence. Aujourd’hui, je goûte à l’aventure ainsi qu’à un vin nouveau et je brise mon verre dès qu’il est vide… et j’oublie l’ivresse sitôt qu’elle s’est dissipée. J’avais fermé mon âme au cadenas : c’est l’ambition qui en a trouvé le mot. De ce côté, pas de déception au moins : depuis que la fièvre d’arriver s’est emparée de moi, j’ai connu des joies d’autre sorte — plus âpres, plus fortes, plus sûres… J’ai rêvé d’atteindre un but et le travail m’en rapproche chaque jour. Chacun de mes efforts fut un peu de terrain gagné… Je ne suis pas heureuse ; je ne suis pas aimée ; mais je serai ce que je veux être… Voilà pourquoi, mon ami, vous me voyez me soucier de mon libraire à l’heure où l’on ne doit songer qu’au berger… Ma carrière, c’est ma raison d’être : tout le reste m’a désabusée… Je suis vieille, Fargeau : je viens d’avoir vingt-cinq ans, mais j’ai déjà trop vécu… Mon cœur est ratatiné comme une pomme sèche.

Maxime la serrait contre lui ; insidieux, il commençait de dégrafer le corsage de la jeune femme, profitant de son attendrissement pour la désarmer sournoisement au cas où elle aurait la lubie d’une résistance. Il s’accoutumait peu à peu à ses revirements — et s’en défiait.

Francine continua :

— Je désire vous aimer… Vous êtes l’homme qui a fait deux choses extraordinaires pour moi. Nous pourrions réaliser l’union parfaite… Efforcez-vous de me plaire, Maxime : il me semblerait que je ressuscite, si je parvenais à dépouiller ma froideur, à oublier enfin cette peur que m’inspire la passion… Ah ! je vous avais promis une nuit libertine, je devais payer ma dette en jeux sensuels… Fargeau, tâchez de m’entraîner plus loin. Ce soir, j’ai la velléité de revenir une simple créature confiante…

Maxime les connaissait bien, ces ferveurs sentimentales qui précèdent le désir : chez une femme comme Clarel, elles auraient la durée de l’étincelle qui jaillit du silex. Il se hâta de l’emporter vers l’alcôve.

Il jouit d’autant plus de sa récompense qu’il savait l’obtenir en fraude : il avait l’impression de voler quelque chose ; notre plaisir est décuplé s’il s’assaisonne d’un condiment pervers. Et puis, Francine avait à cœur de dépasser ses paroles : elle se révélait telle qu’elle s’était dépeinte. Bienheureux les hommes qui tiennent dans leurs bras une femme indifférente et zélée : trop souvent, une maîtresse réellement éprise se trouve paralysée par son émotion même…

Cette nuit-là, Clarel eut l’agréable surprise de découvrir chez Maxime un de ces amants délicats et rares qui savent aimer en silence.

Lorsqu’il fut rhabillé, Maxime retourna s’asseoir au bord du lit ; il ne pouvait se décider à la quitter. Francine, renversée en arrière, rejetait faiblement de la main une de ses boucles noires qui lui chatouillait l’épaule. Elle se souleva avec effort, s’agrippant au cou de Fargeau ; sa figure lasse s’arrêta à la hauteur du visage de Maxime ; et ses yeux curieux plongèrent dans ceux du jeune homme.

Une lueur vicieuse traversa son regard ; elle interrogea lentement :

— Dis-moi… qu’as-tu ressenti, à l’idée que tu trompais ton ami ?

Fargeau, un peu étonné, objecta :

— Mais… puisque tu as rompu avec Jacques…

— Bête !… Je ne te parle pas de moi. Ce que je veux que tu me racontes, c’est l’aventure… celle de Denise… Lorderie vous a surpris ; seulement, j’espère bien que c’était après l’événement… Hein ? Alors, réponds… Je me demande si la sensation de te dégrader, de profaner quelque chose, de commettre une action basse et défendue, ne pimentait pas l’attrait d’une possession, en somme, assez fade ?…

Fargeau fronça les sourcils : il n’était guère en humeur de se laisser tourmenter de nouveau. Il adorait Francine, certes… mais, il venait de le lui prouver amplement ; et il reconquérait toute sa liberté d’esprit à cette heure d’assoupissement et de bien-être.

Clarel insistait :

— Pourquoi te taire ?… Ce serait si amusant, ces petites confidences… Tu sembles à peine te douter, mon cher, que je t’ai ménagé savamment une série d’impressions inédites… Voyons… Ce serait gentil de les analyser.

Sous l’influence de cette conversation, Fargeau se sentit soudain beaucoup plus résigné à partir. Il se leva, après avoir effleuré les cheveux de Francine. Elle le retint, d’une phrase claironnée dans un rire clair :

— Je ne te devais qu’une nuit, mon ami… Si tu t’en vas ainsi, ma porte sera close demain.

Toute blanche, parmi les draps en désordre, elle s’allongeait, impudique. Avec sa brune toison ébouriffée, épanouie au-dessus du corps tendant sa longueur frêle en ligne droite, elle évoquait un iris noir sur sa tige pâle.

Maxime fût froissé dans son amour-propre : il se rappela ses précédentes maîtresses et leurs effusions, au sortir de la première étreinte… Celle-ci parlait déjà de le congédier. Pourtant, cette nuit… Il reprocha, se souvenant de ses ardeurs :

— Tu es donc menteuse quand tu aimes ?

— Fat !

Il la reprit contre lui. Dès qu’elle paraissait s’éloigner, il était mordu d’angoisse. Espiègle, Clarel chuchota :

— Et Thérèse ?… Maxime. Comment as-tu été capable… de cet héroïsme ? Je te l’avais imposé afin de te punir de ta participation à la gageure de Lorderie. De quelle manière t’a-t-elle accueilli, dis ?… Est-ce qu’elle n’était pas un peu comique ?

Cette fois, c’était trop : il avait supporté aisément de passer pour un ami traître, mais il ne put tolérer ce personnage d’amant grotesque.

Exaspéré, il cria :

— Me croyais-tu assez vil pour t’obéir ?… Le prix eut été inférieur à la peine !

Et crûment, emporté par un grand éclat de colère, Fargeau lui raconta tout : Lorderie, le téléphone, Thérèse… Ça le soulageait de prendre sa revanche, de clamer fièrement qu’il l’avait bernée, elle, la cynique et la présomptueuse. Il pensa « Je la perds… mais tant pis ! »

Lorsqu’il eut fini, il tourna les yeux vers elle : Francine le contemplait d’un regard éperdu de tendresse et de désir ; ses lèvres esquissaient un sourire vaincu ; elle murmura doucement :

— Oh !… Grande canaille, va ! Félicite-toi d’avoir attendu l’aurore pour me braver : car, puis-je me fâcher, maintenant !… Je pardonne les deux premières nuits de don Juan en faveur de la troisième.

Après une pause, elle ajouta d’une voix rancuneuse :

— Par exemple… Lorderie aura de mes nouvelles, lui !

Saisi d’inquiétude en voyant ses prunelles orageuses, Fargeau s’aperçut seulement qu’il avait livré le secret de son ami dans une minute d’imprudence. Il songea : « J’ai été maladroit… Bah ! Je la surveillerai… »

Puis quelques semaines s’écoulèrent. Francine ne parlait plus de Jacques, semblant l’avoir oublié. Elle se montrait fort amoureuse : et Fargeau se rassura peu à peu, tout au bonheur de leur liaison.