Calmann-Lévy (p. 264-275).



XVI


Le lendemain, après le déjeuner, comme Francine se disposait à sortir, boutonnant ses gants tout en regardant son chapeau dans la glace, la bonne introduisit Thérèse Robert.

Étant donnée l’intimité de leurs relations, les deux amies avaient convenu de se renvoyer réciproquement lorsqu’une visite était inopportune. Thérèse s’écria donc :

— Oh ! je vois que je vous dérange… je me sauve.

— Au contraire… entrez. Je vais vous demander de me rendre un service… si ça ne vous gêne pas.

Clarel paraissait énervée. Elle fit passer Thérèse dans son bureau et dit :

— Êtes-vous venue avec l’intention de me consacrer un moment… un bon moment ?

— Mon Dieu… oui. Je m’ennuyais, toute seule, chez moi. Je traverse une crise d’impuissance, une de ces périodes décourageantes où le travail se dérobe : je ne peux plus peindre… D’abord, cela m’irrite de ne point terminer ce portrait de Fargeau qui a lâché les séances de pose. Mais… parlons de vous : en quoi m’est-il possible de vous obliger ?

— Voici, expliqua Francine : je suis très agacée… Une histoire bête. Je suis en procès avec mon fourreur : l’été dernier, je lui donnai à garder une étole de renard bleu ; la fourrure, mal surveillée, fut abîmée par les mites… D’où conflit. Nos démêlés traînent depuis ce temps-là… J’ai fini par proposer une cote mal taillée pour me débarrasser de cette préoccupation. Et justement, mon homme d’affaires doit me téléphoner tout à l’heure… J’ai hâte de savoir le résultat de sa démarche : ces ennuis de la vie courante me tracassent stupidement ! D’un autre côté, j’ai rendez-vous avec Mallet, à la librairie ; il va me remettre sans doute quelques exemplaires de mon livre… Il le lance à la fin de ce mois, dans une huitaine de jours. Je suis ballottée entre le désir de connaître la solution de mon affaire et le besoin puéril de contempler ma besogne de huit mois habillée de sa couverture jaune. Que voulez-vous, j’ai mon métier dans le sang : aurais-je écrit vingt romans que je ne serais pas encore blasée sur les joies qu’il procure… Alors, si vous étiez bien gentille, vous m’attendriez ici (je n’en aurai pas pour longtemps ; je serai de retour dans une heure) et, lorsque mon bonhomme téléphonera, vous répondrez à ma place afin de me rapporter sa communication… Figurez-vous que ma vieille Maria est arriérée à tel point qu’elle n’a jamais compris le maniement de l’appareil ; elle est un peu sourde, elle n’entend guère ce qu’on lui dit et touche d’un doigt méfiant cet objet compliqué qu’elle a peur de détraquer. Elle me répéterait tout de travers ce qu’aurait téléphoné maître Pradin : vous me rendrez un vrai service en la remplaçant.

— Mais, très volontiers, répondit Thérèse.

— Vous ne vous ennuierez pas trop ?

— Est-ce que l’on s’ennuie au pays des livres ? fit la vieille fille en désignant les rayons de la bibliothèque. Je butinerai parmi vos bouquins, et l’heure semblera brève.

Francine quitta son amie. Restée seule, Thérèse commença de lire les titres des innombrables volumes qui s’alignaient sur les tablettes ; elle feuilleta quelques pages de Criquette et reprit Renée Mauperin. Puis, ses regards se reportèrent à travers la pièce ; elle admira en connaisseur le beau cache-pot de marbre rose et remarqua que Clarel avait changé les fleurs qui le garnissaient : aujourd’hui, c’étaient des calcéolaires qui s’y épanouissaient à ras de terre, leurs pétales ramassés se mélangeant au feuillage. Thérèse s’amusa du coloris moucheté de ces fleurs baroques ; elle s’attarda à les examiner ; et s’abandonna insensiblement à une rêverie vague… La sonnerie téléphonique la fit sursauter.

Elle se précipita vers l’appareil. Il s’agissait maintenant d’enregistrer consciencieusement ce qu’on allait lui raconter sur cette histoire de fourrure avariée. Elle décrocha le récepteur :

— Allô ?

— Allô… Je parle à mademoiselle Clarel ?

— Oui, cria Thérèse.

— Voici… Je voulais vous écrire… Et puis, je préfère vous dire cela de vive-voix mais pas en votre présence… Alors, j’ai trouvé ce moyen de causer avec vous, sans vous voir.

Thérèse, interloquée, pensa que l’homme d’affaires usait d’un bizarre galimatias. Elle précisa :

— Voyons, monsieur : qu’est-ce que le fourreur a décidé ?

— Le fourreur… Quel fourreur ?

— Vous n’êtes donc pas maître Pradin ?

— Mais non, Francine… C’est moi : Maxime Fargeau.

En l’espace de deux secondes, Thérèse connut ce qu’est la tentation. La loyauté lui ordonnait de rectifier l’erreur, de ne point entendre une conversation qui ne s’adressait pas à elle. Mais Fargeau était l’homme qui absorbait toutes ses pensées, au sort duquel elle s’intéressait passionnément. Il venait de dire : « Francine » tout court, sur un ton familier. Thérèse songea : « Serait-il déjà son amant ! » Elle se rappelait l’accueil fébrile de Clarel, la veille, et grillait de savoir si le jeune homme avait obtenu enfin ce qu’elle lui souhaitait très ingénument, en amie résignée et dévouée. Le hasard servait sa curiosité. Comment aurait-elle eu le courage de prononcer un mot ou de faire le geste, pour raccrocher ?… Elle avait à peine eu le temps de réfléchir, que la voix de Fargeau continuait :

— Quand je subis l’influence de vos regards, je ne peux plus exprimer ma volonté. Écoutez-moi bien, Francine : voici ce que je veux vous dire… Vous m’avez demandé une chose inadmissible et je vous adjure de revenir sur votre décision. Je suis prêt à tout pour gagner le bonheur que vous m’avez promis ; mais, je n’ose penser que — sérieusement — vous m’avez imposé de faire croire à votre amie Thérèse que je l’aime, afin de mériter que vous m’aimiez à votre tour ; je ne dois pas tromper cette pauvre fille et votre pitié envers elle s’exerce de singulière façon : lui donner douze heures d’illusion, et puis, la quitter ensuite, ayant conquis le droit de vous plaire… Vous prétendez qu’elle m’aime : avez-vous réfléchi à l’affliction qu’elle éprouverait, après cela, en sentant notre bonheur voisin ? Vous me faites trop souffrir, depuis plus de deux mois, pour que je reste insensible à l’idée d’une souffrance amoureuse. Francine… vous travaillez beaucoup ; votre chère tête surmenée par les intrigues qu’elle agence a voulu introduire dans la vie réelle la folie des complications romanesques… Reprenez votre sang-froid. Formulez un désir moins insensé : je vous jure que je saurai l’exaucer… sinon… sinon : je me résignerai désespérément à ne plus vous revoir… Francine… vous m’entendez ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous causez, monsieur ? questionna la demoiselle du téléphone, après un silence.

— Francine !

Thérèse raccrocha le récepteur.

Atterrée, suffoquée, elle laissa tomber lourdement ses coudes sur la table, et ses paumes tremblantes s’appuyèrent contre ses joues. Sa physionomie avait pris soudain l’expression stupide de quelqu’un qui vient de recevoir un coup de poing et que le choc abrutit douloureusement. Qu’est-ce qui lui arrivait ?… Elle était une humble créature effacée, douce, modeste : une de celles qui mènent une existence de second plan, à l’abri des feux de la rampe et des éclats du drame… Qu’était-ce que cet éclair qui l’avait foudroyée, tout à coup, dans sa pénombre ? Elle comprenait à peine… pourquoi lui faisait-on du mal ?… elle ne gênait personne… À quel mobile misérable Francine avait-elle obéi en froissant sa pudeur, en divulguant le secret surpris ? Thérèse sentait tout son être se rétracter et la névralgie sillonner son cerveau, à la pensée que Maxime savait. Ainsi, Clarel, cette Clarel qu’elle admirait si tendrement, l’avait lâchement bafouée, l’imposant à son amoureux comme une pénitence profane précédant la récompense désirée ! Quels caprices sadiques singularisaient les aventures de Francine : à quel vice infernal cédait-elle ; et à quel propos y mêlait-elle une amie inoffensive ? Thérèse gémit :

« C’est trop horrible… C’est à en mourir de honte. »

Un froid intérieur glaçait ses membres, tandis que sa chair brûlait de fièvre. Et, pendant que son esprit se torturait à penser — ses doigts, machinalement, par une habitude professionnelle, avaient saisi un crayon bleu qui traînait sur le bureau et traçait des dessins vagues, des spirales qui s’achevaient en forme de chevelures, de profils perdus — au milieu d’une feuille de papier buvard qui se trouvait devant elle…

Depuis combien de temps était-elle livrée à cette pénible méditation ? Voici qu’elle entendait Francine, qui entrait vivement dans le bureau et s’exclamait avec animation :

— Bonjour… Je n’ai pas été longue, hein ?… Je suis furieuse : les volumes sont encore à l’atelier de brochage… Oh ! ce Mallet : quel lambin ! M’a-t-il dit la vérité, au moins ? Eh bien !… est-ce qu’on a téléphoné ?

— Oui, fit distraitement Thérèse qui contemplait fixement Clarel.

— Mais qu’est-ce que vous avez, Thérèse ?… Vous êtes toute pâle ?

La sonnerie du téléphone retentit de nouveau :

« Est-ce Fargeau qui recommence ? » se demanda la femme peintre, effrayée.

Francine se pencha vers l’appareil. Thérèse entendit quelques répliques :

« Ah !… c’est vous, cher maître ?… bon… il prend les frais à sa charge… il remplacera une peau… très bien… merci. »

Puis, se tournant du côté de son amie, Clarel s’écria :

— Où aviez-vous la tête ?… monsieur Pradin vient seulement de téléphoner !… décidément, vous n’êtes pas à votre aise… vous sentez-vous malade, ma petite Thérèse ?

— J’ai la migraine, murmura Thérèse.

Elle était au supplice. Francine la considérait avec une sollicitude affectueuse ; ses grands yeux avaient une expression de franchise et de tendresse qui révoltait la vieille fille. Clarel déclara :

— Vous broyez du noir, en ce moment… Mauvais pour la santé, ça… Il faut remettre un peu de bleu sur votre palette. Vous êtes toujours seule, aussi… c’est déprimant, parfois, ce recueillement où se plaît l’artiste. Tenez : je vais vous forcer à vous secouer, moi ! Ma chère amie, je joue les pique-assiette afin de vous servir : je m’invite à dîner chez vous pour demain, huit heures. Vous voilà obligée de lâcher les papillons funèbres : le soin du menu vous réclame… Je suis très gourmande — vous savez — de cette gourmandise raffinée des gens qui n’ont jamais faim. Allez conférer avec votre cuisinière.


Francine prit son amie par les épaules et l’embrassa sur chaque joue. Thérèse eut un frisson de dégoût sous cette étreinte. Son regard sombre enveloppa Clarel. Et — se rappelant l’origine de la jeune femme — elle songea, indignée : « Est-ce leur race qui veut cela ?… Est-ce que, de siècle en siècle, le lait maternel leur transmet la honte d’un des leurs ?… Et leurs petites lèvres, dès qu’elles sucent le sein, apprennent-elles déjà à ébaucher le baiser de Judas ? »

Car il est dans la nature humaine de gratifier un peuple ennemi du monopole des mauvais instincts, sans convenir que le mal englobe toutes les races puisqu’il naquit du premier être.