Calmann-Lévy (p. 241-263).



XV


Huit jours plus tard, la séparation des deux amis défrayait les conversations de la rédaction pendant les minutes d’oisiveté où la vie du journal fait trêve, entre les mises en pages de l’édition de province et l’arrivée des feuilles du soir. Ce fut Perrault qui annonça la nouvelle à Francine. On attribuait la rupture à quelque frasque de Fargeau : parbleu ! cet incorrigible don Juan avait dû souffler une conquête à Lorderie et ce dernier s’était rebiffé. Sans remarquer l’étrange physionomie de Clarel, le rédacteur en chef l’avait interrogée candidement, — avec sa curiosité professionnelle :

— Savez-vous le nom de la femme, chère amie ?

— Non.

— Ce Lorderie est extraordinaire… On n’a jamais percé le mystère qui entoure ses aventures. Alors que Fargeau a été vu avec une foule de jolies filles dont il pourrait porter les couleurs à sa boutonnière ainsi qu’une brochette de décorations galantes, on a toujours ignoré quelles étaient les maîtresses de Lorderie… En a-t-il seulement ?

Effectivement, Jacques n’étalait point ses amours. Sa prudence personnelle et la sauvagerie taciturne de Francine étaient même parvenues à dissimuler à tous les yeux leur longue liaison de deux années. Au journal, Lorderie passait pour un mari fidèle : c’était la seule originalité qu’on lui découvrît.

Clarel avait observé, logique :

— Je ne comprends guère, Perrault, que vous ne vous expliquiez point les raisons d’agir de ces deux hommes : Fargeau a épousé une femme qui ne sort pas, qui est perpétuellement souffrante ; il a donc toute licence de s’afficher ; il est peu probable qu’elle apprenne ses infidélités. Au contraire, madame Lorderie, très mondaine, très répandue, fréquente une société malicieuse où la moindre médisance lui serait répétée : Lorderie est obligé de s’astreindre à plus de précautions.

Sur ce, Clarel avait quitté l’Écho National.

Ainsi, une discorde soudaine avait divisé les deux amis, sans motif apparent, au lendemain même de la fameuse nuit… Francine, trépidante, se demanda : « Pourquoi Fargeau n’est-il pas encore venu ? » Elle frémissait d’impatience, éprouvant cette anxiété douloureuse qui précède l’action imminente. À la veille d’un événement prévu et pourtant incertain, que ne donnerait-on pas pour devancer l’heure qui sonnera le glas ou la victoire ?

À bout de forces, la jeune femme entra dans un café et rédigea un billet bref qui fixait un rendez-vous impératif à Maxime, le jour même, le plus tôt possible ; puis, ayant envoyé le chasseur de l’établissement déposer la lettre à l’Écho, Clarel rentra chez elle dans un état de surexcitation nerveuse qui déterminait un tremblement de tout son corps, et la crispait de la nuque aux chevilles.

En descendant du journal où il venait de trouver le billet de Clarel, Maxime Fargeau aperçut Jacques Lorderie qui traversait la place de l’Opéra. Jacques le reconnut à son tour, ne le salua point, mais se rapprocha sans affectation. L’un derrière l’autre, les deux amis s’engagèrent dans la rue Auber ; Maxime entra sous une porte cochère ; Jacques le suivit en pouffant :

— Non !… C’est trop drôle, nous avons l’air d’un couple d’amoureux qui se rejoignent subrepticement.

— Dame… puisque notre amitié est clandestine, dorénavant.

Lorderie chuchota :

— Quelle situation !… Un vaudevilliste y puiserait un scénario. Il est vrai que dans ce quartier, nous risquons d’être rencontrés à chaque pas… Et ce serait terrible qu’on nous vît nous serrer la main. Dieu ! que c’est cocasse de jouer aux ennemis… Néanmoins, je souhaite que nous puissions bientôt nous raccommoder officiellement. Où en es-tu, avec Francine ?

— J’ai reçu, précisément, une lettre d’elle qui me donne rendez-vous… tout de suite.

— Ah ! la ruse semble produire son effet. Alors, tu vas chez elle… Tiens, sais-tu, j’ai envie de te conduire moi-même rue de Courcelles… ça sera du plus haut comique !

— Prends garde… si l’on nous surprenait ensemble ?

— Pas de danger : en auto !

Lorderie appela un chauffeur. Puis, une fois qu’ils furent montés dans la voiture, Jacques, après avoir crié l’adresse, baissa gravement les stores, et fit remarquer à Maxime :

— Nous continuons d’imiter le manège du jeune amant et de la femme du monde.

Lorderie reprit sérieusement :

— Pourquoi n’es-tu pas retourné plus tôt chez Francine ?

— J’ai jugé habile d’attendre son invite, répliqua Maxime. Ensuite… ensuite, je t’avouerai que j’ai craint, que je crains encore, d’exciter ses soupçons par mon attitude contrainte… J’ai différé jusqu’à présent le moment de la revoir, d’affronter son examen, ses questions… J’ai peur que le trouble que j’éprouve en face d’elle ne m’empêche de bien mentir.

— Ne t’inquiète donc pas… Les événements mentent pour toi : la vérité s’admet quelquefois à grand’peine, mais on croit tout de suite aux faux semblants. Francine est déjà persuadée que tu as accompli son dessein ; nous nous affectionnons trop profondément pour qu’elle impute notre rupture à une autre cause que la plus grave… le flagrant délit manigancé par elle. Songe donc que ma femme… Oui, Denise elle-même, ajoute foi à notre comédie. Elle est sûre — quoi que je prétende — d’être l’objet du malentendu qui nous désunit, et ne cesse de me harceler à ce sujet depuis qu’un imbécile lui a colporté les bruits qui courent sur nous… Ma foi, son erreur est assez naturelle.

Lorderie s’égaya soudain à quelques souvenirs et continua goguenard :

— Tout le monde est tombé dans le piège… Un exemple : jadis, il était rare que l’on nous communiquât une appréciation flatteuse concernant notre collaboration… Eh bien ! depuis une semaine, je n’entends parler que du talent de Maxime Fargeau. C’est étonnant ce que les confrères disent du bien de toi — maintenant que l’on nous croit fâchés ! Bonnes rosses… Jusqu’au directeur de l’Écho (c’est pourtant le cousin de ma femme, mais les parents sont nos envieux naturels) qui m’insinue perfidement : « Vous ne redoutez pas, mon cher Lorderie, si vous abandonnez mon journal pour vous séparer de Fargeau, qu’il ne s’établisse des comparaisons entre vos mérites et que chacun de vous soit considéré, tour à tour, comme « celui des deux qui écrivait mieux que l’autre » ?

Lorderie, s’avisant du mutisme de Fargeau, insista :

— Ça ne t’amuse pas de songer qu’on me chante tes louanges en pensant me blesser ?

Maxime, qui avait l’air soucieux, finit par répondre gravement :

— J’estime que l’aventure où t’entraîne ton dévouement n’est point si plaisante… Tu sais que Clarel est une femme qui tolère mal certaines sortes de plaisanteries… Voici la seconde fois que tu te moques d’elle : il me semble qu’elle doit le deviner et que je vais la trouver renseignée… Dans ce cas, comment me recevrait-elle et de quelle façon exprimerait-elle son double ressentiment !

— Ah ! trembleur ! On t’a inoculé le virus de l’indécision… Tu aurais commis un crime pour l’avoir, et tu hésites aujourd’hui, quand elle est prête à te tendre les bras.

— Francine est une créature dont il faut se méfier, Lorderie.

— Baste !… D’ailleurs, tu es arrivé à destination. Au revoir et… courage ! Aie donc l’obligeance d’ordonner au chauffeur de me conduire rue de Médicis : je garde l’auto.

Fargeau ne s’était jamais senti plus ému, en sonnant à la porte de Francine. Il n’avait avoué que la moitié de la vérité, lorsque Jacques l’avait questionné ; certes, la perplexité où le plongeait la perspective d’un accueil douteux et l’appréhension du mensonge inhabile faisaient partie de son inquiétude ; mais son angoisse venait de la pensée que le moment décisif approchait… Les vrais amants connaissent seuls, en face de l’amour, cette torture passionnée qui les exalte et les brise, les glace et les enfièvre, trempe leur plaisir de pleurs et leur dispense la volupté comme une mort palpitante. Maxime souffrait d’avance de sa joie douloureuse.

Il était plus tourmenté que jamais en entrant chez Clarel. Et, dès le seuil du salon, il aperçut Thérèse Robert qui était venue voir sa voisine. Francine s’élança vers lui :

— Ah ! Enfin : vous voilà.

Bien qu’il sût la cause de son impatience, il éprouva une surprise délicieuse devant le visage contracté et les regards fiévreux de Clarel : pour la première fois qu’elle s’intéressait à lui, il voulait s’en réjouir de même que s’il se fût illusionné sur le mobile qui la guidait.

Thérèse se leva, se dirigea du côté de l’antichambre ; elle se sentait de trop. Elle avait deviné depuis longtemps que Fargeau aimait Francine ; et les confidences de cette dernière lui ayant révélé qu’il n’était guère payé de retour, Thérèse plaignait sincèrement le jeune homme.

La femme peintre songeait naïvement : « Comme c’est bête que ce soit moi qui aime Maxime : à quoi cela peut-il lui servir, je me le demande !… La fée Carabosse qui m’a gratifiée de mon visage aurait bien dû me fabriquer un cœur à l’avenant : c’est illogique d’éprouver les sentiments de la jeune première quand on a la tête de sa duègne. Si j’avais la faculté de repasser mon âme à Francine, elle le chérirait et il serait heureux !

Aussitôt qu’elle eut remarqué la nervosité de Clarel, Thérèse pensa : « Tiens !… Elle l’attendait… elle avait grande envie de le voir ! » Une attitude si nouvelle de la part de Francine fit rêver l’artiste peintre. Elle décida de les laisser en tête à tête, s’imaginant que Maxime commençait peut-être à plaire à son amie.

Sur le pas de la porte, Thérèse dit à Fargeau :

— Je vous ai rencontré avant-hier et vous ne m’avez pas aperçue, tant vous étiez absorbé… Oui : quai Voltaire… Chez un marchand de couleurs… Vous choisissiez avec une attention extrême des tubes de carmin et de blanc de céruse. Et vous aussi, vous êtes donc peintre ?

Maxime maudit Thérèse, se figurant que Clarel allait soupçonner la vérité. Il bredouilla :

— C’est… c’est pour une petite fille — Ma nièce… Elle adore la peinture et sera probablement votre émule. Je lui avais promis une boîte de couleurs à l’occasion de son anniversaire.

— Quel âge a-t-elle ?

— Dix ans.

— Amenez-la moi, Fargeau. Je lui donnerai volontiers des conseils à votre petite nièce, si elle est douée. C’est si beau d’aider un jeune talent à se développer : il semble qu’on élève une plante ; c’est d’abord une petite herbe qui sort de terre et qui oscille maladroitement sans parvenir à se tenir droite ; ensuite, elle grandit, s’affermit, forme une tige où se dessinent des embryons de choses imprécises : un bout de vert pâle qui pointe, un peu d’écorce qui se détache… Et puis, soudain, un matin de printemps, tout s’épanouit à la fois : les feuilles, les fleurs, c’est un éblouissement brusque ; et l’on a l’impression d’avoir créé.

Maxime hocha la tête : eh bien ! il ne manquait plus que cela… Conduire Simone Lorderie à l’atelier de Thérèse Robert, dans la demeure même de Clarel ! Il eut ce frisson des gens qui s’effrayent puérilement à l’idée d’un fait inexistant quoique sachant pertinemment qu’ils n’en ont rien à craindre.

Et lorsque Thérèse les eut quittés, il geignit comiquement :

— Mais elle ne démarre donc pas de chez vous !… Je la rencontre à chaque visite et elle me paraît de plus en plus hideuse à force de m’agacer. Francine, vous ne voulez pas déménager ?… Je connais des appartements exquis, dans le faubourg Saint-Germain, très loin de Thérèse Robert…

— Ma voisine est parfaite et je tiens à son voisinage, riposta Francine d’un ton péremptoire. J’avoue toutefois qu’aujourd’hui, je l’aurais bien envoyée en Laponie.

Elle le fixa de ses prunelles élargies et questionna, d’une voix enrouée :

— Qu’est-ce qui s’est passé… Dites ?… Pourquoi n’êtes-vous pas revenu ?

Fargeau pâlit, baissa la tête : c’était l’instant qu’il appréhendait. De ses réponses allait dépendre la conviction de Francine. Il réfléchit : « Ce n’est pas juste de solder la note du plaisir avant d’en avoir touché le bénéfice… Voilà un quart d’heure de Rabelais que l’on me fait payer à échoir. »

Il se décida à marmotter entre ses dents :

— Ce qui s’est passé… Vous devez le savoir aussi bien que moi !

La phrase porta : Clarel rougit légèrement. Elle l’examina d’un regard aigu : la confusion qu’exprimait Fargeau était en effet celle d’un coupable ; dans sa crainte de mal jouer son rôle, il l’incarnait à la perfection : il bégayait son premier mensonge comme il eût avoué péniblement une faute ; et la subtilité de Francine était incapable de discerner la nuance.

Elle murmura :

— Vous avez exécuté… tout ?… Tout ce que je demandais ?

— Oui.

— Et… Lui… vous a surpris ?

Fargeau la regarda durement. Il pensa : « Dire que si c’était arrivé pour de bon, elle prendrait cela aussi tranquillement. » À l’instant même, Francine, s’abandonnant à un accès de joie âpre, eut un élan vers lui :

— Maxime, vous m’en voulez… Vous avez raison. J’ai agi sans loyauté… Je vous avais promis que Lorderie ignorerait son infortune… Mon pauvre don Juan : n’avez-vous donc tenu dans vos bras que des poupées bourrées de son, pour connaître aussi peu les femmes après en avoir tant aimé ? Moi : me contenter d’une vengeance silencieuse ! Mais je hais cet homme, et j’entends qu’il souffre dans son orgueil de mari ce que j’ai souffert dans ma fierté d’amante. Je vous ai trompé… parce qu’il fallait pourtant vous décider ! Oui : j’ai prévenu Jacques ; c’était perfide… mais si tentant ! Vous avez deviné que c’était moi qui vous trahissais, vous m’avez gardé rancune… C’est pour cela que vous ne reveniez pas ?… Maxime… Maxime ; qu’a-t-il fait, quand il a… constaté ?

— Il a pleuré.

— Et puis ?

— Il m’a chassé : êtes-vous satisfaite ?… Nous voilà définitivement ennemis, nous avons brisé toutes relations.

— C’est tout ?

Francine, anéantie de surprise, ouvrait des yeux effarés. Elle s’exclama :

— Oh !… Le lâche !

Ses regards sombres révélaient à Fargeau tout ce qu’elle avait rêvé de dramatique et de désastreux, sous le couvert d’une revanche libertine : elle s’était imaginé les deux hommes aux prises, et Maxime frappant malgré lui dans un geste d’instinctive défense… elle échafaudait des complications : duel ou meurtre, et son bon plaisir avait conclu témérairement que Lorderie aurait le dessous. Fargeau songea : « Me serais-je mépris, le jour où je décrétai qu’elle n’appartenait point à la catégorie des maîtresses farouches ? »

Comme si elle avait senti qu’elle perdait un peu de son empire sur lui, Clarel lui adressa son sourire le plus séduisant et murmura tendrement :

— Vous me jugez inique, n’est-ce pas, de ne manifester nul remords ?… Ô mon cher ami, je conçois l’importance de mes torts… mais comment vous plaindre quand j’escompte en même temps la valeur de la récompense !… Vous ne m’en voudrez plus, lorsque mes cheveux seront autour de votre cou et que mon cœur battra contre votre poitrine : vous posséderez ma vie brûlante et mes lèvres vous baigneront d’un bonheur éperdu… Vous crierez alors que j’avais le droit de tout exiger, Maxime… Je peux me permettre ce que je veux, parce que je sais aimer.

Elle le regarda d’une manière si caressante et si féline qu’il eut un frisson rapide ; il glissa sa main frémissante derrière la taille de Clarel et l’attira à lui, en chuchotant :

— Dites… quand m’aimerez-vous ?

Câline, Francine appuya sa joue sur l’épaule du jeune homme : elle le trouvait beaucoup plus charmant depuis qu’elle le croyait fautif ; elle commençait de goûter le charme de ces beaux yeux gris, pétillants d’intelligence, de cette moustache blonde qui représentaient pour elle le châtiment de Jacques Lorderie. Ses prunelles s’attardaient à détailler le visage de Fargeau, de tout près : la figure mate était hâlée d’une teinte jaunâtre qui s’arrêtait brusquement sous les maxillaires, et la chair du cou restait très blanche. Clarel pensa : « Il a une peau appétissante… C’est un bilieux maigre et musclé : Jacques était trop sanguin, lui ; je finissais par prendre en grippe ses joues roses de moutard bien portant. » Étrangement alanguie, Francine se demandait si elle le laisserait poursuivre l’épreuve jusqu’au bout… Elle réagit, décida : « Oui… car si je me donnais avant, il estimerait que je faiblis ; et il m’aimerait moins, d’avoir découvert que je l’aime un peu. »

Et, détournant ses yeux ardents, Clarel dit avec une indolence affectée :

— Mais… je serai à vous dès que vous aurez rempli la seconde condition.

— Ah !…

Maxime étouffa un juron. Les péripéties, les émotions violentes de ces jours derniers lui avaient fait perdre la mémoire : il se rappela les exigences de Clarel. Avait-il cru la gagner, pour la voir se dérober ? Était-ce la peine d’avoir abusé de l’affection de Lorderie, si la deuxième fantaisie de Francine devait se révéler également irréalisable ?

Tremblant d’énervement, il questionna rageusement :

— Est-ce qu’il s’agira encore de Jacques ?

— Oh ! je déteste les répétitions : m’estimez-vous si peu inventive ? Je vais vous proposer un autre genre d’expérience… On ne recommence pas la même prouesse.

Fargeau soupira intérieurement : « Lorderie ne pourra plus m’aider, ce coup-ci ! »

Et sa réflexion ingénue prouvait qu’après s’être émerveillé de la tendresse de Jacques, il en eût accepté un second témoignage comme un service tout naturel.

Clarel s’expliqua posément :

— Vous avez sacrifié votre honneur pour votre amour : ce n’est déjà pas mal. Mais, en somme, vous n’avez éprouvé qu’un préjudice moral : Denise Lorderie est, paraît-il, une fort jolie personne ; et l’obligation physique que je vous imposais n’était qu’une formalité agréable. Quel que soit votre désir de moi, vous êtes un homme, et il n’a pas dû vous coûter beaucoup de me tromper avant la lettre… Ils sont rares, les nobles amants qu’une passion unique rend impuissants devant celle qui n’est pas Elle. Or, il m’est venu la curiosité de savoir si, pour m’obtenir, vous seriez capable de tenter une entreprise que tous les hommes déclareraient impossible…

— Est-ce un projet infamant ? interrompit Fargeau.

— Mais non : nous avons déjà exploré ce terrain-là. Votre première nuit fut une vengeance… En guise de réhabilitation, j’ai rêvé que celle-ci soit une aumône : après avoir commis le mal, n’est-il pas expiatoire de faire le bien ?

— Vous m’épouvantez… Une bonne action de Francine Clarel, ça ne doit pas être une chose banale !

— Maxime… Notre nuit à nous sera splendide : vous n’avez jamais connu l’amour. J’ai mes travers et mes tares, on peut me détester justement ; mais je possède au bout des doigts, sur les lèvres, à fleur d’épiderme, je ne sais quel instinct du plaisir qui charme celui qui reçoit mes caresses. Si j’ai lassé Jacques Lorderie, c’est que j’étais lasse de lui — à négliger même de lui plaire : mon affection seule lui restait. Mais dès que j’ai souhaité le reprendre, il est venu à mon appel… Alors… pour mériter une nuit d’amour comme jamais il n’y en eut dans votre vie, il faut que vous fassiez le sacrifice de vos fiertés, de votre égoïsme, de votre puissance et de votre beauté même… que vous forciez peut-être la nature à l’aide d’artifices… afin de payer au divin Éros une sorte de rançon de volupté, en aimant charitablement la plus laide avant de posséder la plus désirable.

Elle poursuivit, à voix basse :

— Vous êtes adoré d’une créature de douceur et de bonté qui vaut mieux que nous, car c’est une âme simple. Son cœur vous a voué une immense tendresse désintéressée qu’aucune autre n’aura à votre égard — et qui m’étonne par sa pureté. Elle n’oserait songer à vous, mais elle doit y rêver pendant son sommeil. Fargeau… accordez l’illusion inespérée de votre caprice d’un soir à… Thérèse Robert, et je suis à vous, sans restriction.

Maxime s’attendait si peu à cela ; l’image ridicule qu’évoquait cette proposition saugrenue se présentait à ses yeux avec tant d’intensité qu’il éclata de rire, bruyamment, brusquement. C’était un rire maladif, convulsif, inextinguible, il étranglait presque en balbutiant :

— Je vous demande pardon… c’est nerveux.

Devant la mine offusquée de Clarel, il reconquit son sang-froid, et interrogea :

— Qu’est-ce qu’elle vous a fait, la malheureuse ?… À la rigueur, j’admets vos représailles envers Lorderie… Mais Thérèse Robert… Quelle raison avez-vous de lui jouer ce tour abominable, à cette pauvre fille ?… Pourquoi lui souhaiter la honte et le regret d’une joie sans lendemain ?

Francine eut une protestation passionnée :

— Mais ce serait son bonheur éternel… Vous ne comprenez donc pas ! Je vous dis : « Elle vous aime. » Ça signifie qu’elle accepterait de vivre toute une vie d’opprobre et de détresse pour une nuit d’amour ! Avoir là, soudain, à sa portée, quelques heures de la jouissance qu’elle se croit condamnée à ne jamais connaître !… Faites boire une coupe de champagne au miséreux qui vous contemple à travers la glace du restaurant, et demain, en se désaltérant à la fontaine Wallace, il se rappellera la saveur du vin blond avec des larmes de plaisir dans les yeux… Un peu vaut mieux que rien… Nihil… : quelle triste devise pour une existence. Ah ! le désespoir, les désirs refoulés des filles dédaignées qui meurent lentement de leur chasteté forcée : il y aurait un roman à écrire sur ce sujet !… Celle qui a aimé est souvent dégoûtée de l’amour : la vierge estime qu’il est le but suprême. Et vous prétendez que je joue un tour à Thérèse en lui offrant la consolation d’un souvenir unique, quand la mémoire de cette nuit d’illusion et de félicité embellira la solitude de ses jours futurs ?… À moins qu’elle ne la guérisse en la décevant, ajouta malicieusement Francine. Mon cher, vous n’entendez rien au cœur des femmes.

Fargeau riposta, avec une ironie acerbe :

— Tandis que vos propos démontrent que vous connaissez merveilleusement celui de l’homme… Votre condition est naïve… ou atroce… ou hypocrite. J’arrive à me demander si ce n’est pas une façon déguisée de vous refuser, une fois que vous avez satisfait votre esprit vindicatif grâce à ma crédulité…

Francine bondit :

— Apprenez, mon cher, que je ne promets rien que je ne sois prête à tenir… Vous êtes fort capable de m’obéir si telle est votre volonté… À défaut de Vénus, priez Esculape… Et relisez ce passage de L’Art d’aimer, où Ovide chante le miel de l’Hymette… À partir du jour où vous aurez aimé Thérèse (oh ! je n’exige point de preuve : elle sera la première à me le confier et je verrai la joie de ses yeux), je vous attendrai dans ce logis comme le maître d’un soir. Vous avez ma parole d’honneur.