Calmann-Lévy éditeurs (p. 87-97).

DEUXIÈME PARTIE

I

— Brigitte, fit Marcelle en ouvrant la porte de la cuisine, habillez-vous pour me conduire chez mademoiselle Darche.

— Parlez poliment, au moins, bougonna la vieille femme.

— J’ai dit ce qu’il fallait dire, déclara la fillette, impertinente.

Et elle revint mettre son chapeau devant l’armoire à glace de sa mère, où elle resta à se contempler jusqu’au moment où Brigitte vint la chercher. Elle avait maintenant dix ans et demi. Une frange de cheveux blonds cuivrés lui cachait le front, ses yeux verts étaient sérieux comme ceux d’une femme, et elle aurait paru vieillotte sans les deux fossettes enfantines qui se creusaient dans la chair tendre et rose de sa joue, de chaque côté de la bouche. Elle se trouvait jolie. Elle l’était, avec un certain air inquiet et triste. Le jeudi et le dimanche, n’allant pas au cours, elle s’ennuyait. Alors sa mère, qui travaillait à un portrait, l’envoyait soit au magasin des Dodelaud, soit chez Nelly Darche, qui habitait à présent un riche appartement de l’avenue Kléber. L’artiste quoique fort occupée, maintenant que les commandes officielles consacraient son talent bizarre, trouvait toujours du temps pour recevoir et cajoler la petite fille. Elle la comblait de friandises, la promenait, lui achetait des robes élégantes, des chapeaux de cinquante francs ; et quand madame Fontœuvre se fâchait, menaçait de ne plus lui confier Marcelle, son visage s’épouvantait, derrière son lorgnon perlaient des larmes, et elle murmurait d’un ton qui touchait la mère :

— Vous ne feriez pas cela, ma petite Fontœuvre !

D’ailleurs, avec la simplicité des artistes, Jenny en venait à trouver commode d’être exonérée de ces frais de toilette. La fortune des Fontœuvre n’avait pas suivi la même voie que celle de la grande Darche. L’année passée, Jenny n’avait pas vendu cinq toiles. Sans les leçons que donnait son mari, c’eût été la misère ; même, elle avait de nouveau quelques dettes, et elle attendait impatiemment le retour du jeune ménage Houchemagne, sûre que Jeanne ne refuserait pas de la tirer d’embarras.

Nicolas Houchemagne avait épousé Jeanne de Cléden dans l’austère petite église de Sibiril, trois mois après leurs étranges fiançailles du Louvre. Puis, ayant passé de longues semaines dans le château féodal du beau-père, ils étaient partis pour cette Italie après laquelle, depuis sa jeunesse, Nicolas avait toujours soupiré, sans que sa pauvreté lui eût jamais permis de réaliser son rêve. Et là-bas, il avait trouvé une si pleine satisfaction de tous ses désirs d’artiste, que, depuis dix-huit mois, ils y étaient demeurés tous deux, extasiés, ivres de beauté, écrivant des lettres exaltées, allant d’un hôtel à l’autre, insoucieux de bâtir enfin leur foyer, se suffisant l’un à l’autre, se créant partout leur cher isolement. On était curieux de les voir revenir, de savoir comment s’aimaient ces deux beaux êtres, de connaître quel effet aurait, sur le talent d’Houchemagne, l’influence d’une inspiratrice comme Jeanne, d’autant qu’il se flattait de n’avoir pas, depuis deux ans, touché un pinceau, de rester oisif, contemplatif.

Pierre Fontœuvre, souriant dans sa barbe noire, disait à sa femme :

— Ce sacré Houchemagne ! Veux-tu le parier ? maintenant qu’il est riche, il ne fichera plus un coup de brosse !

Mais Jenny, bien plus fine, et qui avait mieux compris le tempérament de Nicolas, répondait :

— Laisse faire. Il travaille avec ses yeux. Il ne perd pas son temps. Je l’attends au retour.

Ce jour-là, un jour d’octobre, Brigitte, pressée, déposa Marcelle dans l’ascenseur chez mademoiselle Darche et reprit l’autobus. La petite fille monta seule, sonna comme une grande personne, marcha droit à l’atelier de son amie et en ouvrit la porte.

Dans une chaude lumière blanche, éclatante, un enfant nu, gracieux, aux bras levés, au mouvement vif, aux jambes d’un galbe fin, dressait sa chair blonde. Il posait ainsi sur un tabouret haut, devant Nelly Darche, qui peignait, habillée d’une blouse en percale rouge. Un tapis épais, dont le dessin et la couleur rappelaient ceux de la plume de paon, feutrait les pas. Aux murailles lambrissées de blanc, les toiles rutilantes de l’artiste mettaient leurs taches disparates. Des meubles aux formes étranges, pris à tous les pays, à toutes les époques, garnissaient la grande pièce.

La petite fille s’arrêta net, les yeux rivés à cette nudité qui l’offusquait, l’étonnait, la stupéfiait ; puis son regard erra, fuyant celui de mademoiselle Darche, qui s’écriait :

— Comment, Marcelle ; c’est toi, ma chérie ! tu as bien fait d’entrer, va. Tu vas t’asseoir bien sagement pendant une petite demi-heure, puis je serai à toi.

Et elle continua à jeter de larges touches roses sur la toile, pendant que la fillette restait figée sur le seuil, sans dire un mot, sans faire un pas.

— Avance et ferme la porte, lui dit encore vivement son amie, ou le modèle va s’enrhumer. Crois-tu qu’il ait chaud dans cet appareil ? Si tu étais à sa place, nous verrions bien…

Marcelle ne répondit rien, n’eut pas un sourire. Elle était cramoisie et, très grave, ferma la porte ; puis alla s’asseoir sur un escabeau du temps de Charlemagne, tournant ainsi le dos à Nelly.

Au premier signe de lassitude que donna le petit modèle, l’artiste le congédia. Il bondit à terre ; ses pieds nus firent un bruit mou sur le tapis ; en deux sauts, ses longues jambes grêles de petit dieu sylvestre eurent gagné le coin où gisaient ses habits. Marcelle eut un regard involontaire de ce côté ; elle vit une échine ployée, dorée et maigre, où les vertèbres et les omoplates faisaient saillie ; le corps prenait appui sur un seul pied dont on apercevait la cheville fine, l’autre jambe balançait en l’air, le genou dessinant un angle, tandis que, d’une chaussette ployée en bonnet, l’enfant se coiffait les orteils.

La petite fille, les lèvres serrées de mépris, détourna la tête.

Maintenant mademoiselle Darche arrivait dans sa blouse rouge, la prenait dans ses bras, baisait ses cheveux avec une tendresse étourdie de vieille fille qui n’aurait jamais aimé. Puis elle sonna pour commander qu’on allât chercher des gâteaux, des fruits confits. Quand le modèle rhabillé fut parti, elle emmena Marcelle dans sa chambre qui était une grande pièce empire, meublée avec un luxe d’impératrice. Marcelle l’admirait pour les lourdes chimères de bronze doré qui ornaient le lit, les fauteuils, la psyché. Elle se mit à les caresser comme des bêtes vivantes pendant que, devant la glace, mademoiselle Darche défaisait ses cheveux pour les arranger avec un mélange de coquetterie et de vivacité masculine. Elle y mêla des rubans d’or. Avec sa grande bouche si expressive, ses dents éclatantes, ses yeux vacillants de myope, elle avait un attrait excessif d’originalité, de bonne humeur, de passion.

— Ma chérie, si je ne peux te reconduire, à cause de mon ami, le petit peintre qui va venir tout à l’heure, la femme de chambre te remettra quai Malaquais, ce soir.

Elle avait à peine dit cela qu’on frappa, et comme elle demandait qui était là, un tout jeune homme entra sans plus de préambule. Il ne paraissait pas vingt-cinq ans, avait le visage rond et rasé, le teint mat, les yeux ardents. Il s’arrêta stupéfait, consterné même, en voyant Marcelle. Mais la grande Darche présenta l’enfant.

— Vous savez, Fabien, c’est cette petite amie dont je vous ai parlé, la fille des Fontœuvre ; elle est venue goûter avec nous. Passons-nous à la salle à manger ?

Elle le prit par la main, câlinement, en poussant Marcelle devant eux. Sous le linteau de la porte, ils s’embrassèrent furtivement. La table était servie ; une copieuse argenterie et des petits bouquets de roses dans des vases de cristal, la garnissaient. Nelly Darche fit asseoir le jeune homme en face d’elle, et Marcelle à ses côtés. Pendant un long silence les artistes s’entre-regardèrent en s’adressant de petits sourires. Enfin on s’attaqua aux fruits confits.

Marcelle demeurait perplexe. Elle comprenait très bien qu’il y avait là une histoire d’amour. Mais alors, le médecin d’autrefois, celui qu’elle avait surnommé, au grand bonheur de sa mère, le demi-mari de mademoiselle Darche, que devenait-il en tout cela ?

Comme elle paraissait absorbée dans la délectation, le petit peintre, allongeant le bras insidieusement, piqua à la dérobée, dans l’assiette de mademoiselle Darche, une cerise rouge à demi croquée qui venait de tomber des lèvres de la jeune femme, et il s’en régala, lançant à celle-ci des regards malicieux. Mais il se trompait bien s’il se figurait que Marcelle n’avait rien vu. Elle n’avait rien perdu de cet enfantillage amoureux qui la choqua comme une inconvenance. Elle était indignée contre Nelly ; c’était une grosse colère d’enfant scandalisée qui lui serrait la gorge, l’empêchait de boire, la rendait muette et farouche. Les deux amants ne s’en doutaient même pas ; et c’était bien ce qui l’oppressait encore davantage.

Dès cinq heures, elle demanda qu’on la reconduisît chez elle.

Cependant, au dîner, le père et la mère interrogèrent la fillette sur l’emploi de sa journée, et elle qui s’était juré de gardé un silence farouche, faiblit et raconta ce qu’elle avait vu. D’abord, quand elle était entrée dans l’atelier, mademoiselle Darche copiait un modèle tout nu ; et puis après, un petit peintre était arrivé, celui qu’on attendait, celui à cause de qui l’on n’osait pas sortir. Alors mademoiselle Darche était devenue toute drôle, riant sans cesse, le prenant par la main, lui murmurant des choses, tout bas ; puis, en passant une porte, il l’avait embrassée. Il n’y eut que l’épisode de la cerise que Marcelle jugea trop sot pour le rapporter.

Très intéressée, la petite Fontœuvre, les yeux brillants, écoutait. De temps en temps, se tournant vers son mari, elle lui disait avec un clignement des paupières :

— Tu vois, tu vois, c’est bien le bruit qui court…

Mais voilà que Marcelle les embarrassa fort en déclarant, pour finir, qu’elle ne retournerait plus chez son amie. Toutes ces histoires l’agaçaient. Elle aimait bien aller avenue Kléber quand Nelly était seule, autrefois. Maintenant qu’elle rencontrerait le petit peintre, ce serait bien différent. D’abord, ça ne lui plaisait plus.

Elle finit par dire :

— Je trouve tout cela bête et vilain.

Encore une fois, les parents voyaient se dresser devant eux un problème d’éducation qu’il s’agissait de résoudre. Ils en causèrent le soir.

— Tu as vu le beau sens moral de cette petite, remarqua d’abord Fontœuvre ; elle a senti quelque chose de suspect dans cette maison, elle n’y veut plus retourner.

— Oui, repartit Jenny, mais je ne peux pas rompre avec cette pauvre amie pour une lubie de Marcelle. D’abord, après toutes les gentillesses de Darche, ce serait de l’ingratitude noire. Elle adore la petite ; je lui causerais là un chagrin affreux. Ce serait méchant, méchant.

— Cependant, reprit Pierre, les aventures de cœur de mademoiselle Darche sont si multiples, si complexes, et elle les étale avec tant de simplicité, que Marcelle peut prendre là une étrange conception de la vie.

— Bah ! Nelly n’est-elle pas libre d’elle-même ? C’est une excellente nature, incapable d’une mauvaise action. Elle ne voit dans l’existence que son art et l’amour : qui pourrait lui jeter la pierre ? Quand Marcelle sera plus grande, je lui parlerai sérieusement, lui montrant quelles sont les qualités de son amie et où sont ses torts.

— Oui, mais comment démontreras-tu ses torts ? Tu blâmeras sa conduite amoureuse ? L’amour est donc un vice hors du mariage, comme dirait ta mère ? Il faut donc passer devant le maire et devant le curé pour rendre honorables le même sentiment, les mêmes actes qui sont déshonorants sans leur intervention. Mais ni toi ni moi ne croyons plus au pouvoir mystérieux de l’un ; quant à l’autre il faudrait être un fameux primaire pour reconnaître sa sanction morale dans l’union civile qu’un tribunal peut délier en six mois. Alors, il ne restera plus à invoquer que l’hypocrisie des conventions sociales, et cela, c’est vraiment trop creux pour nous. Ce n’est pas avec de tels principes que nous élèverons Marcelle.

— Je suis de ton avis, répondit la petite Fontœuvre ; aimer, je n’y vois pas malice.

— Cependant, dit le père, aimer trente-six fois comme Darche !…

— Mais au fait, recommença Jenny après un temps de réflexion profonde, pourquoi l’amour, licite une fois, serait-il prohibé au delà de ce chiffre quand, d’un commun et loyal accord, les amants se seront désunis ? Dans le cas de Nelly, par exemple, qui, sans engagement, ne répond d’elle devant personne, pourquoi une succession d’amants serait-elle abominable ?

— Je vais t’expliquer le monde dans ses préjugés, et nous-mêmes, nous obéissons à des habitudes séculaires qui furent imprimées à la société pour sauvegarder le bon ordre en général, et le droit des enfants en particulier. Il y eut des lois pour que la mère n’appartînt qu’à un seul homme, le père de ses enfants.

— Mais alors, le divorce et le remariage ? s’écria la petite Fontœuvre.

Ils se mirent à rire ensemble de se surprendre à discuter si gravement, d’autant qu’ils finissaient par trouver la question insoluble.

— Il n’y a pas de vérité en morale, dit Fontœuvre.

— Mais qu’enseigner à Marcelle en tout cela ? reprenait la mère.

— Eh ! ma chérie, c’est une question de doigté ; nous ferons ressortir que la dignité d’une femme consiste, quand elle se donne, à se donner pour toujours.

— Et rien que dans le mariage ?

— Ah ! ça, c’est à voir. Pourquoi lui enseigner le contraire de ce que nous pensons, lui transmettre des préjugés ?

— Mais, si à dix-huit ans Marcelle prenait un amant, que dirions-nous ?

Et ils restèrent longtemps silencieux, les yeux fixés sur la lampe, comme s’ils cherchaient une autre lumière qui pût éclairer leur dilemme.