Calmann-Lévy éditeurs (p. 98-118).

II

Ce fut au mois de décembre que les Houchemagne revinrent enfin d’Italie. Ils arrivaient par le « Côte d’azur » du soir. Les Fontœuvre les attendaient sur le quai de la gare de Lyon, avec une émotion curieuse. La première vision qu’ils en eurent, quand le train entra bruyamment en gare, fut rapide, mais précise. Au fond d’un wagon-salon très éclairé, Jeanne se tenait debout, dans un long vêtement de fourrure blonde, plus belle que jamais, vraiment divine de douceur, de fraîcheur, d’éclat, et Nicolas, épanoui de bonheur tranquille, le visage reposé comme ces portraits du Titien auxquels il ressemblait, de toute sa haute stature dominait sa femme.

— Les voilà, cria Marcelle, les voilà ; je les ai vus ; ils sont là !

Déjà ils ouvraient la portière, descendaient. Après les effusions, Jenny déclara qu’ils souperaient quai Malaquais avant d’aller à l’hôtel. En effet, ils n’avaient pas encore d’appartement, et, comme l’expliqua Houchemagne dans la voiture qui les emportait chez les Fontœuvre, s’ils revenaient à ce Paris noir et pluvieux, au moment où commence là-bas la saison délicieuse, c’était justement pour s’installer, prendre leurs aises, avant que lui pût se mettre au travail en vue du Salon.

— Mais il vous restera à peine deux mois ! s’écria Jenny.

— Non, repartit Nicolas, quatorze, car je veux dire le Salon de l’année suivante.

Il parlait beaucoup, avec une simplicité de collégien qui veut remordre à la besogne après de longues vacances. Jeanne était devenue silencieuse, avec un sourire mystique, des yeux d’extase, semblable aux créatures des tableaux spiritualistes peint par son mari. Elle était en face de lui dans la voiture, elle l’écoutait, et à chaque instant le regardait ; elle regardait aussi Pierre Fontœuvre et Jenny, comme pour saisir sur leurs traits l’impression produite par son cher Nicolas. S’il se taisait, elle trouvait que son silence même ne ressemblait pas à celui des autres, à cause sans doute de la nature des pensées dont elle le savait peuplé. Et ce qui les eût rendus ridicules s’il s’était agi d’époux mal assortis, d’êtres ordinaires, chez lesquels cette béate complaisance eût été du même ordre que les ivresses sensuelles, éphémère comme elles, ennoblissait au contraire ce ménage d’exception. Jeanne et Nicolas étaient parfaitement dignes l’un de l’autre ; et les sources de son admiration, la jeune femme les trouvait, réelles, dans une longue connaissance de son demi-dieu.

D’ailleurs cette admiration était réciproque. Quand Nicolas cessait de parler, lui aussi regardait Jeanne ; il la contemplait comme une fleur qu’on voit croître, se développer, se transformer chaque jour. Il l’entourait de soins, lui donnait la main de peur qu’elle ne butât au trottoir, portait jusqu’à son réticule, et l’on aurait dit qu’en montant les cinq étages des Fontœuvre, il fût hanté du désir de la soulever dans ses bras, tant il l’observait, inquiet de cette ascension fatigante.

Les deux jeunes femmes se retirèrent aussitôt dans la chambre de Jenny, où Jeanne, en refaisant sommairement sa toilette, parla de Nicolas. Ah ! qu’elle était heureuse ! Si Jenny savait ! L’âme de Nicolas était comme un jardin splendide et infini où elle découvrait chaque jour quelque chose d’inconnu. Aussi chaque jour le chérissait-elle davantage. Et en même temps qu’elle le considérait comme un maître, elle voyait en lui comme son enfant. Oui, un grand enfant ignorant de la vie, qu’il fallait conduire, guider sans cesse. En Italie, dans les hôtels, il n’aurait pas demandé une bougie, pas vérifié une addition exorbitante, pas même distingué entre une mauvaise auberge et une maison convenable. Et c’étaient des porte-monnaie égarés, des chèques brûlés avec de vieilles lettres, un désintéressement de l’argent, lié au désintéressement des commodités qu’il procure. Si bien qu’elle, Jeanne, devait penser à tout, pourvoir à tout. Ce rôle ne lui convenait guère, car elle n’était pas beaucoup mieux douée que Nicolas sous le rapport du sens pratique. Seulement, pour l’homme qu’on aime, qu’est-ce qu’on n’entreprendrait pas ! N’était-ce pas à elle de supprimer de la vie du grand artiste toute cause de trouble, d’inquiétude ou d’ennui ? n’était-ce pas à elle de lui aplanir le chemin puisque, avec sa sensibilité sans mesure, Nicolas ne pouvait travailler que dans un calme parfait ? Maintenant, il allait falloir organiser leur maison. Ah ! ces soucis matériels, l’obligation de songer à tout depuis les meubles essentiels jusqu’à la dernière casserole !

Et en soupirant, elle ajoutait :

— Tu m’aideras, dis, Jenny ?

Resté seule avec Fontœuvre, Nicolas, lui, parlait de Jeanne, de ses perfections, de son dévouement.

— Depuis deux ans que je suis en adoration devant elle, disait-il, elle m’émerveille chaque jour davantage par la qualité de ses pensées, de son goût, de son cœur. Son âme a la même beauté que son visage. Elle a transformé la mienne, elle a donné une signification à mon art qui se cherchait ; oui, Fontœuvre, depuis deux ans que je n’ai pas travaillé, j’ai plus progressé dans mon métier qu’en dix ans d’études. Les yeux de cette femme m’ont appris à voir, son intelligence à comprendre ; avant de la connaître, véritablement je n’étais qu’un apprenti.

À ce mot-là, une portière fut soulevée : Jeanne et Jenny parurent. L’admirable beauté de la voyageuse, maintenant nu-tête, le col long et dégagé, éclatait à la lumière. Son premier coup d’œil, en entrant, avait cherché Nicolas, Nicolas pour qui elle avait choisi sa robe, sa coiffure, à qui son premier sourire appartenait toujours, partout où elle le rencontrait. Et lui semblait aussi se repaître de sa vue, de ses lignes, de ses mouvements, de ses couleurs, comme si l’amour était pour lui une expérience profonde, continue, absolue de la Beauté.

À table, on discuta la question des appartements, et Jeanne ne prit la parole que pour parler de l’atelier. L’atelier devrait être tourné au levant, carré, vitré par le plafond et par un côté. Jenny pensait aux chambres, au salon, à la cuisine ; Fontœuvre vantait la rive droite, les quartiers neufs, les avenues aérées ; mais Jeanne revenait toujours à l’atelier. Il ne lui faudrait pas moins de cinq mètres de haut ; on tendrait un velum mobile sous le vitrage supérieur, et il était loisible de voir que tout le reste lui importait peu, qu’elle aurait couché dans une cave, qu’elle serait allée loger au bout du monde, pourvu que Nicolas eût l’atelier digne de son génie.

Quand les Houchemagne furent partis, Jenny ne put s’empêcher de remarquer tout haut :

— Est-elle amoureuse, cette Jeanne !

— Lui, c’est bien autre chose encore, déclara Pierre en vrai riverain de la Garonne. Il m’a fait des confidences tout à l’heure. Ah ! la petite cousine, elle s’y entend à prendre un homme…

Dès la semaine suivante, on se mit à la recherche d’un appartement pour les Houchemagne. Ce fut une véritable expédition à laquelle on associa tous les amis. Nugues, qui, par la pluie battante, était réduit à l’oisiveté, dans l’impossibilité de travailler dehors, fut réquisitionné, sans façon, par madame Fontœuvre qui lui imposa un itinéraire à parcourir. Addeghem lui-même à qui l’on contait l’incapacité de Nicolas et l’embarras de sa charmante femme, déclara qu’il se flattait de leur dénicher, dans son vieux Paris, un coin idéal, assorti au talent d’Houchemagne, Jenny Fontœuvre alla questionner Juliette Angeloup, qui connaissait tous les ateliers de la ville, et comme désormais les pauvres mains enflées de rhumatismes se refusaient à peindre, et que l’ennui dévorait la vieille artiste, l’envie la prit de se mettre en quête, elle aussi, d’un logis pour ce bon garçon d’Houchemagne. À présent, tous les soirs. à six heures, elle arrivait chez les Fontœuvre, essoufflée, haletante, et c’était alors des conciliabules interminables entre elle, Jenny, Nugues, Addeghem, et même parfois Nelly Darche qui, toujours prête à rendre service, faisait elle aussi sa tournée de midi à une heure, avant de commencer sa séance. Et l’on entendait toujours les mêmes phrases : « Huit pièces, l’électricité, ascenseur ; les chambres sur la rue. Un balcon au coin du boulevard ; un jour merveilleux ; atelier superbe. » Chacun se vantait d’avoir découvert le Pérou et pour faire valoir le sien, décriait les appartements visités par les autres.

Et pendant qu’on s’agitait ainsi à leur sujet, tranquilles dans le petit hôtel provincial qu’ils s’étaient choisi à Vaugirard, Jeanne et Nicolas ne sortaient de leur retraite que pour courir les musées qu’ils voulaient revoir ensemble. Ils eurent de longues séances au Louvre, restant des heures. dans la même galerie, devant le même tableau. Jeanne avait, en présence d’un chef-d’œuvre, des sensations plus complexes que Nicolas, et elle les traduisait d’une phrase concise, qui les faisait couler dans l’âme de son mari ; celui-ci en frissonnait parfois jusqu’aux os. Ils épuisaient la contemplation, s’excitaient à la vibration intense, et rentraient le soir brisés de fatigue. Ce fut ensuite au musée Gustave Moreau qu’ils passèrent leurs journées. Là, il n’y avait jamais personne. Alors, il leur semblait entrer dans les compositions géantes, passer sous les arceaux et les colonnes des architectures féeriques, s’en aller au delà des murs, dans les pays immenses et chimériques où le grand peintre vivait en travaillant. Tout frémissants ils pénétrèrent ainsi dans le sombre atrium où Salomé danse nue, une tiare ornée de gemmes sur la tête, pendant que le chef de Jean-Baptiste, dégouttant de sang, s’évoque dans un nimbe ; ils visitèrent le paysage infernal où le douloureux Prométhée, Ecce Homo lamentable, est attaché à des rochers sauvages, et le bois légendaire où des dames de tapisserie se divertissent d’une licorne. Ils découvraient encore un Gustave Moreau spiritualiste épris de la symbolique chrétienne ; ils s’attardaient silencieusement devant le Juif-Errant, le Miracle des Roses, et leurs yeux se mouillèrent devant la Fleur mystique, ineffable apothéose de la Vierge. Et le monde de l’imagination s’accroissait en eux comme un continent dont ils n’auraient d’abord connu que le rivage.

Jeanne demandait parfois, en serrant le bras de Nicolas :

— Et l’appartement ?…

— Mais puisque les amis s’en occupent.

Un jour, en sortant du musée Gustave Moreau, ils eurent l’idée de grimper jusqu’à Montmartre pour revoir Blanche Arnaud et miss Spring dans leur misérable atelier de la rue d’Anvers. Ils les trouvèrent occupées à laver leurs brosses dans un bol d’essence. En reconnaissant le jeune ménage, les deux vieilles filles s’illuminèrent de joie, de fierté. La poitrine large de Blanche Arnaud avait fait craquer sous les bras la blouse blanche, maculée de vermillon et de bleu de cobalt ; elle s’excusait, s’empressait à chercher des sièges ; et miss Spring :

— Oh ! dear ! monsieur et madame Houchemagne ! Mais cette fois bien mariés, hein ? je ne fais pas une faute comme j’avais fait, hein ?

— Oh ! oui, bien mariés, disait Jeanne qui lui serrait les mains en souriant à sa laideur où les yeux délicieux, au bleu flétri, mettaient un si grand charme ; et c’est vous, miss Spring, qui nous avez mariés la première !

Et pendant que Blanche Arnaud allumait un réchaud derrière le paravent, pour faire du thé, il fallut que l’Anglaise allât chercher le petit tableau d’intérieur qui était toujours dans un coin de l’atelier, invendu, pour que les jeunes gens revissent cette chambre mystérieuse dont l’artiste, on ne savait comment, avait fait un poème. Et comme ils s’extasiaient de nouveau, elle dit :

— Permettez-moi, chère madame Houchemagne, vous faire un petit présent avec cette toile. Oh ! je serais si heureuse ! Ils étaient si pareils à vous, les deux amants que j’imaginais-là !

Il fallut accepter. Jeanne en était émue à pleurer. Après, pendant que l’eau chantait dans la bouilloire, Nicolas ayant demandé à voir les œuvres nouvelles des deux artistes, on prit la lampe à pétrole qui ne répandait dans l’atelier démesuré qu’une lueur de lanterne, et on la promena de toile en toile. Un à un les visages peints par Blanche Arnaud, les petits intérieurs de miss Spring, apparaissaient sous un reflet de lumière, et tout s’animait d’une vie étrange. Il y eut surtout le dernier portrait de mademoiselle Arnaud qui arracha une exclamation à Houchemagne : une femme à bandeaux gris, en robe noire, d’une tristesse poignante.

— N’est-ce pas, elle vous rend nerveux ? dit miss Spring ; elle est trop bien, trop bien ; chère créature ! voyez comme elle est triste ; elle venait de perdre son enfant. Oh ! dear ! qu’elle pleurait souvent en posant ! N’est-ce pas que toute sa maternité désolée, Arnaud l’a mise là ? Oh ! moi, je ne peux pas, je ne peux la regarder.

— Vous devriez être connue du monde entier, mademoiselle Arnaud, dit Houchemagne, mélancolique.

— Bah ! je ne me plains pas, fit-elle, résignée ; il est dur de payer son terme en effet ; mais j’ai tant de joie dans mon art !

C’étaient Marthe et Marie ; car Blanche Arnaud, après avoir dit cela, courut à la théière, procéda à la première infusion, et pendant qu’un parfum se répandait, on l’entendait essuyer des tasses. Mais miss Spring avait fait asseoir les jeunes gens et s’entretenait avec Nicolas de son voyage, de ses projets.

— Entendez-vous, Arnaud ? criait-elle tout à coup ; il dit que c’est Florence qu’il préfère.

Puis elle lui demandait ce qu’il avait peint là-bas ; et comme il révélait l’inaction complète de ces deux années :

— Entendez-vous Arnaud ? il dit qu’il n’a pas pris une brosse pendant ces deux ans. Est-ce assez admirable ! deux ans sans rien faire, à voir ! Oh ! je suis si émue en pensant à ce qu’il va produire enfin !

Elle voulut lui prendre la main pour y lire dans les lignes. Alors, ce furent des exclamations.

— Oh ! Arnaud, je vois des choses si extraordinaires, tant de génie, tant de succès, tant de célébrité, tant d’amour !

— C’est vrai ? demandait Jeanne en se penchant, intéressée ; il sera heureux, miss Spring, il vivra longtemps ?

— Oh ! du génie, du génie ! continua l’Anglaise. sans répondre. D’ailleurs, voyez quelle main, si intelligente, si puissante. Oh ! dear ! il faut que je la baise pour good luck. Oui, je suis vieille, j’ai cinquante ans et pourrais être votre mère, cher monsieur Houchemagne ; donnez que je baise votre main qui a peint de si belles choses.

Et elle y posa ses lèvres dévotement, comme une femme pieuse baise une médaille. Blanche Arnaud, qui s’avançait avec le plateau de thé, s’écria :

— Spring ! Spring ! ces choses-là ne se font pas en France, ma chère ! Vous êtes d’une inconvenance !

Nicolas s’amusait beaucoup. Jeanne et lui riaient de tout leur cœur ; et comme miss Spring leur disait que dans une quinzaine, pour Christmas, elle irait en Angleterre, dans sa famille, Houchemagne déclara qu’il irait aussi, car si elle devait s’attarder là-bas, il ne saurait se passer d’elle à Paris.

Par une ironie du hasard, ce fut ce bohème de Nugues qui mit la main, après tant de démarches, sur l’appartement désiré. C’était au cœur même du quartier des Beaux-Arts, au milieu des marchands de couleurs et d’estampes, dans la tortueuse et romantique rue Visconti, qu’il avait déniché un vieil hôtel dont le jardin dérobait aux curiosités un grand pavillon à deux étages. Le deuxième étage, spacieux, possédait un atelier qui répondait absolument aux conditions posées par madame Houchemagne. Quand Nugues en parla le soir, chez les Fontœuvre, les autres chercheurs, qui se trouvaient également là pour rendre compte de leur mandat, imaginèrent de suite mille inconvénients.

— Mais au fond de ce jardin, l’hiver, ce sera mortel pour la petite Houchemagne, déclara Juliette Angeloup.

— Sans compter qu’il n’y a pas l’électricité, dit Addeghem.

— Et le quartier !… fit Nelly Darche avec une moue.

Néanmoins, quand Jeanne et Nicolas allèrent visiter la maison, ils furent séduits jusqu’au ravissement. Mais c’était une trouvaille que ce brave Nugues avait faite là ! Jamais ils n’auraient. pu se figurer quelque chose de plus charmant, de plus conforme à leurs rêves artistiques, de plus recueilli, de plus propice au travail. Et le comble, c’est que le loyer était d’un prix si peu élevé, que Jeanne eut la fantaisie de louer le pavillon entier, avec son rez-de-chaussée et son premier étage.

Pour l’ameublement, ce fut la petite Fontœuvre qui aida et guida Jeanne en ses achats. Ce n’était pas qu’elle fût elle-même une bien fameuse ménagère. Elle avait dressé une liste des objets nécessaires et, lorsque tout fut apporté, on s’aperçut que le principal manquait, qu’il n’y avait ni verrerie, ni balais, ni poterie de cuisine. Il fallut recourir aux lumières de Brigitte qui, doctorale, prononçait :

— Et madame la pelle, et mesdemoiselles les pincettes, et messieurs les chenets ?

Nicolas pouffait de rire comme un enfant.

— Quel bon garçon que ce Nicolas ! disait Jenny Fontœuvre à son mari quand les Houchemagne s’en étaient allés.

— Excellent, approuvait Pierre ; mais attendons-le, maintenant, au tournant de son métier de peintre.

Lui, décidément, avait trouvé sa voie dans les études d’animaux ; et, pour le prochain Salon, il allait maintenant chaque après-midi au jardin des Plantes prendre des croquis d’antilopes. Il rêvait la nuit des jolies bêtes dont il avait, le jour durant, analysé l’anatomie ; il en parlait comme d’une bande de petites danseuses dont il se serait épris ; il imitait de la main les mouvements gracieux de leurs pattes de fuseau, de leur col, de leurs oreilles nerveuses. Il n’y eut bientôt pour lui, dans l’univers créé, que des antilopes. D’ailleurs, Jenny et lui traversaient des jours tranquillisés, grâce aux Houchemagne qui avaient, de la meilleure grâce du monde, éteint leurs dettes. Même Jeanne voulait faire promettre à la petite Fontœuvre de ne plus désormais jamais attendre les inquiétudes pécuniaires pour lui confier l’état de sa bourse. Mais fièrement Jenny s’était récriée : Non, non ; c’était bon une fois. Ils ne voulaient vivre aux crochets de personne ; elle ferait de la retouche photographique, n’importe quoi, plutôt que de devenir une charge pour un autre ménage. Marcelle, à force de scènes, avait obtenu de délaisser le cours et d’accompagner sa mère pendant toute cette période au pavillon de la rue Visconti. Mais un jour madame Fontœuvre, qui avait l’habitude de la consulter comme une petite femme, l’ayant appelée pour lui demander son goût sur une étoffe de tenture, Nicolas laissa échapper cette phrase :

— Une gosse de cet âge-là, que voulez-vous qu’elle y connaisse ?

— Mais je vous assure qu’elle s’y connaît fort bien, repartit la mère.

N’importe ; Marcelle avait reçut la blessure en plein cœur, et son inimitié pour Nicolas prit une forme plus agressive, plus tranchante. Cousine Jeanne même ne lui était plus si chère du fait d’aimer tant ce méchant homme. Néanmoins, la petite fille demeurait curieuse d’un si grand amour, écoutant avidement les réflexions que ses parents échangeaient souvent à ce sujet, tâchant de surprendre dans les attitudes de Jeanne et de Nicolas des indices de ce sentiment qu’elle ne comprenait pas.

Ensuite vinrent les vacances du jour de l’an ; François rapportait du lycée, où il était maintenant externe, des notes trimestrielles détestables. « Enfant paresseux et indiscipliné », disait le bulletin. Les parents furent stupéfaits. Pourquoi leur petit garçon ne travaillait-il pas ? Pierre Fontœuvre imagina de le prendre en tête à tête et de lui parler sérieusement. Comment avait-il été si étourdi, si indolent ; l’avant-dernier de sa classe dans toutes les compositions ?

— Je m’en moque ! répondit François.

— Il se peut, répliqua le père, que les compositions en soi n’aient pas une importance capitale. mais le travail en a au point de vue de l’avenir. La question revient à ceci : veux-tu avoir un jour une position indépendante et agréable, ou choisis-tu d’être cocher de fiacre ?

— Je m’en moque, répondit François.

Il n’y eut pas autre chose à en tirer. Pourtant le père se flatta d’avoir agi habilement en s’adressant à cette raison enfantine. Le fait était qu’une indifférence, une apathie envahissante éteignaient les énergies de ce petit garçon. Seul, son esprit très développé était en travail constant, mais avec une spécialisation maladive l’analyse de tous ses efforts, de leurs conséquences et aussi de leurs mobiles. Il ne commençait pas un devoir que cette tournure d’esprit ne lui suggérât l’interrogation : « Pourquoi vais-je le faire ? Qu’est-ce que cela me donnera ? Cela vaut-il la peine ? » Il aurait aimé faire montre de ces tendances à philosopher, s’en ouvrir à quelque grande personne qui s’y serait intéressée. Mais il se sentait trop petit. D’ailleurs, il n’aurait jamais su exprimer ce qui était le plus souvent une opération instinctive de son intelligence, se résolvant en impressions. vagues, non formulées par des mots. C’étaient encore les limbes intellectuels de la douzième année.

Il n’aimait pas lire. À quoi bon jouer ? Se promener dans les rues n’était pas intéressant. Pendant les vacances, Marcelle et lui traînèrent dans l’atelier, somnolant au fond des fauteuils, sautant à cloche-pied autour des colonnes du Parthénon, échangeant parfois des questions que leur curiosité de la vie leur mettait aux lèvres.

— Pourquoi ne nous fait-on pas faire notre première communion ? demandait Marcelle ; sais-tu, toi ? Au cours, toutes les petites filles la font. Pourquoi pas nous ?

— Parce que ce sont des bêtises, disait François.

— Alors, la Sainte Vierge n’a jamais existé ?

Marcelle voyait au magasin d’antiquités des Dodelaud des vierges antiques, sculptées au Moyen âge par des artistes pieux. Elle restait tourmentée, perplexe, mordue par la faim humaine et indestructible du culte, devant ces images charmantes.

— Non, la Sainte Vierge n’a jamais existé, répondait François, avec assurance.

Quand le soir venait, que leurs parents faisaient des visites ou lisaient au coin du feu, ils se collaient le nez au vitrage pour voir le large pan de ciel noir que découpait le rectangle de la cour. Le clair de lune était leur bonheur. Marcelle commençait à ressentir des besoins de rêveries, des coups d’exaltation sans cause. Elle disait à François :

— Tu ne sais pas, il me semble que la lune est vivante.

— Quelle idée ! faisait le petit garçon en haussant les épaules.

— Si c’était vrai qu’elle vive, qu’elle me regarde en ce moment, il me semble que je l’aimerais bien.

— Tu es folle ! repartait son frère.

Mais le soir, quand le rayon de lune entrait par la fenêtre dans l’étroit cabinet où elle couchait, et venait s’étaler sur son lit, elle ouvrait les yeux tout grands, à demi aveuglée de lumière, pour le recevoir. Même, un jour où elle s’était mise en colère au point de battre la malheureuse Brigitte, elle eut une telle honte quand la lune entra, et qu’elle se crut regardée par l’astre, quelle baissa le rideau rageusement.

Elle n’était plus retournée chez Nelly Darche, entêtée dans la résolution qu’elle avait une fois prise. Mais l’artiste était venue la chercher plusieurs fois pour des promenades, et Marcelle n’avait pas osé refuser de la suivre. D’ailleurs, elle oubliait peu à peu le petit peintre, et, pour ses étrennes, mademoiselle Darche lui ayant fait cadeau d’un chapeau magnifique, elles étaient redevenues bonnes amies.

Un soir qu’elle rentrait d’une de ces courses, ses parents n’étant pas à la maison, fatiguée elle s’étendit en petite fille gâtée sur le divan de l’atelier, au fond, près des colonnes. Peu après, les Houchemagne arrivèrent. Brigitte les introduisit dans la grande pièce et leur donna une lampe qu’elle posa sur la cheminée, en leur disant que madame Fontœuvre ne tarderait pas dix minutes à revenir. Cette petite lampe n’éclairait pas la moitié de l’atelier : tout le fond restait obscur, et Marcelle invisible sur son canapé.

D’abord Jeanne et Nicolas gardèrent le silence. Puis il y eut quelques mots indifférents échangés à voix si basse, que Marcelle pouvait à peine les entendre.

— Tu n’es pas fatiguée, Jeanne.

— Non, merci.

Et comme ils se trouvaient directement sous la lueur de la lampe, Marcelle put observer le long sourire affectueux qu’ils échangeaient, un sourire contemplatif qui se prolongeait, qui ne se lassait pas. C’était l’époque où ils venaient de s’installer dans le pavillon de la rue Visconti, au milieu du désordre des meubles déposés là en vrac par les magasins. L’aménagement traînait en longueur. Nicolas avait pris possession de son atelier et commençait à y travailler. Jeanne, indolente et rêveuse, errait de pièce en pièce, négligeait de faire venir les ouvriers, essayait de porter elle-même des fauteuils trop lourds pour ses bras, faisait, des heures entières, de la musique, lisait, remontait à l’atelier pour voir travailler Nicolas. Là, ils s’attardaient à causer. À peine arrivait-elle chaque jour à disposer quelques bibelots dans les chambres. Mais elle disait qu’elle en viendrait à bout : elle demandait qu’on lui accordât un crédit de quelques semaines. Grand Dieu ! n’avait-on pas mieux à faire de sa vie, que de ranger des objets dans une maison !

Soudain, Marcelle vit Nicolas quitter sa place pour aller prendre sur le guéridon cette photographie de Jeanne, ancienne maintenant, qui avait été pour lui une révélation le premier jour où il était venu ici. Sa femme alla le rejoindre. Nicolas murmura quelque chose, mais si bas, si indistinctement, que Marcelle, qui était tout oreilles, n’en put rien saisir. Maintenant ils étaient debout l’un devant l’autre, les yeux dans les yeux, sans que leurs lèvres fissent un mouvement. Les yeux si purs, si beaux de Jeanne, remplis d’adoration, se levaient vers ceux de Nicolas qui étaient à demi clos dans un sourire de protection, de confiance. Nul mot de passion, nul cri n’aurait exprimé l’étonnante puissance de l’amour autant que ce regard par lequel ces deux êtres se versaient l’un dans l’autre, sans réticence, sans arrière-pensée, sans que leur moi gardât rien de lui-même.

Et il y eut dans ce regard une telle force, que là-bas, la petite Marcelle, qui épiait curieusement un indice d’amour, en reçut un choc, un éblouissement. Ses paupières battirent ; elle se retourna contre le mur. Et il lui semblait que tout changeait autour d’elle, qu’elle avait pénétré dans un autre monde, dans une région mystérieuse, jusqu’ici demeurée inaccessible pour elle. Et elle se disait avec une sorte de fièvre.

« J’ai vu l’amour ! J’ai vu l’amour ! »

Elle ne savait plus où elle était. Quand sa mère arriva, quelques minutes plus tard, et qu’elle eut emmené les cousins dans la salle à manger pour leur montrer un pâté que Brigitte avait confectionné à leur intention, Marcelle, étourdie, sortit de sa cachette et courut s’enfermer. Il lui semblait que cousine Jeanne était une autre femme, lointaine, supérieure, unique. Pour Nicolas, il la terrifiait.