Les Morts bizarres/Une Histoire de l’autre monde


UNE HISTOIRE DE L’AUTRE MONDE

À Joseph-Félix Bouchot


Les voyages forment la jeunesse.
(Sagesse des nations).

I

LA JUSTICE NE BADINE PAS.

Jean Pioux et Marias Mazuclard firent devant le conseil de guerre une entrée à sensation.

Jean Pioux était hercule, et on le devinait en le voyant ; non pas qu’il fût, ainsi que la plupart de ses confrères, une masse informe de muscles et de chair ; mais la force était empreinte dans tous ses mouvements. Au balancement régulier de ses larges épaules, au rhythme de sa marche, aux aspirations lentes de sa vaste poitrine, on sentait une machine admirablement équilibrée. Il appuyait par habitude son poing gauche sur sa hanche ; et le bras formidable se détachait du corps, montrant sous la manche sa forme bossuée comme un paquet de cordes à nœuds.

En dépit de cette attitude, Jean ne posait pas. Pour s’en convaincre, il n’y avait qu’à regarder ses yeux sereins et sa figure placide. Malgré le front étroit, la barbe et les cheveux drus, durs, et frisés, il n’avait l’air ni d’une brute, ni d’un fier-à-bras. On eût dit une tête d’enfant très bon, portée par un cou de taureau, et encadrée dans une crinière de lion noir.

Marius différait en tout de Jean. Il arriva presque en se disloquant, avec des contorsions, des renflements de dos, des effacements de poitrine, comme s’il voulait passer par un trou ou glisser entre des doigts. Il paraissait chétif et n’était que maigre ; on le croyait petit, parce qu’il se ratatinait. Il prenait des allures difformes et pouvait se faire passer pour estropié. En réalité, il était assez grand, mince et sec, souple comme une anguille, dur comme un baudet et malin comme un singe.

Rien de plus bizarre que sa tête ! Il avait tout ce qu’il faut pour être laid, et il ne l’était point. Ses cheveux longs et incolores ressemblaient à du vermicelle. Sa face blême, plus ridée qu’une poire chiche, était agitée, tirée, pincée, recroquevillée par de perpétuelles grimaces. Sur ce fond de papier mâché se détachait un nez long, terminé en boule, légèrement vermillonné au bout. En somme, la figure de Mazuclard représentait assez bien un fromage à la crème vivement secoué, avec une framboise au milieu. Et cependant il n’était pas laid ! Ses yeux jaunes s’ouvraient si grands, si clairs, si vifs, si profonds parfois, si intelligents toujours, qu’on oubliait la forme de la lampe en voyant quelle flamme y brûlait.

Ils entrèrent en se donnant la main, et soulevèrent, Jean un mouvement d’admiration, Marius un éclat de rire.

Le rire domina pendant l’interrogatoire auquel Marius seul répondit, tandis que Jean se contentait d’approuver chaque parole de son ami par un geste énergique.

À la première question du président sur le nom, l’âge et la profession, ils se dressèrent tous deux, et l’on entendit la voix de Marius sonner bizarrement comme une crécelle. Pendant que ses lèvres s’avançaient et se retiraient en tous sens, que son nez tremblait, que son front et ses joues se fronçaient ainsi qu’une eau sous le vent qui passe, il prononça très haut et d’un seul trait la phrase suivante :

— Jean Pioux dit l’Homme-Taureau Marius Mazuclard dit la Sauterelle trente et quarante banquistes.

On n’avait vu que ses grimaces, et on n’avait rien compris du tout. Il parlait de taureau, de sauterelle, du trente et quarante, de banque ; qu’est-ce que tout cela pouvait bien dire ?

— Répétez, dit le président.

Il répéta, toujours la même chose. On rit de plus belle, étonné comprit pas davantage.

— Expliquez-vous ! reprit le colonel, qui n’osait se laisser aller à la gaieté générale.

— Eh bien ! je dis que mon ami s’appelle Jean Pioux, et qu’on le surnomme l’Homme-Taureau parce qu’il est très-fort. Je dis que je m’appelle, moi, Marius Mazuclard, dit la Sauterelle, parce que j’ai des jambes comme des flûtes. Je dis qu’il a trente ans et que j’en ai quarante. Je dis enfin que nous sommes banquistes. Ne pas confondre avec banquiers, s. v. p. ! 

— Accusé, répliqua le juge en se mordant la moustache pour ne pas rire, tâchez donc de ne pas faire tant de grimaces en parlant : on dirait que vous le faites exprès pour exciter l’hilarité.

— Ah ! ça, c’est une habitude ; c’est mon métier, voyez-vous !

— Votre métier ?

— Oui, mon président. Je suis de mon état acrobate, disloqué, escamoteur, ventriloque et grimacier. Pioux est hercule, lutteur et boxeur. Je suis le singe fait homme, et il est la statue en blouse. À nous deux, nous pouvons enseigner tous les exercices du corps, tels que pointe, contre-pointe, canne, bâton, chausson parisien et marseillais, boxe anglaise et française, et la lutte à mains plates, renouvelée des Grecs et des Romains, telle qu’on la pratiquait en Grèce et en Romanie. Boum !

— On ne vous demande pas tout cela. Faites trêve à votre volubilité, et revenons à votre situation que vous aggravez par votre attitude. Vous faisiez partie des bandes insurgées, vous et votre ami ?

— Pardon, pardon ! Ce n’est pas à Paris qu’étaient les insurgés !

-dessus, l’interrogatoire fut suspendu. Il n’y avait pas besoin d’autres aveux ni d’autres preuves pour condamner les deux pauvres diables. D’ailleurs, sur quoi auraient-ils pu discuter ? Ils avaient servi dans les troupes de la Commune, le fait ne pouvait être nié. Au lieu de le nier, ils s’en vantaient. Leur affaire était claire.

Et pourtant, ce n’étaient ni des gredins, ni même des révoltés, ces deux saltimbanques. C’étaient des Parisiens, voilà tout ! Sans s’occuper de politique, ils avaient suivi le courant dans lequel ils vivaient, ils avaient fait comme tout le monde. Est-ce qu’on savait où on allait ?

Mais toutes ces raisons-là n’ont pas cours devant un conseil de guerre. Jean Pioux et Marius Mazuclard furent condamnés à la déportation.

II

PORT-DE-FRANCE ET MONTPARNASSE.

— Port-de-France !!… plusieurs années d’arrêt !!… les voyageurs pour l’exil, changent de train !

C’est par cette phrase ironique que Marius Mazuclard salua la Nouvelle-Calédonie. Puis se tournant vers Jean Pioux :

— Quelle idée ont-ils eue d’appeler cela Port-de-France ? C’est tout simplement cruel. Il aurait été plus malin de dire : Hors-de-France.

Et comme Jean Pioux ne riait que du coin de la lèvre, Marius se mit à lui faire une grimace.

Puis, ils se regardèrent avec des pleurs dans les yeux, sentant bien que cette gaieté était factice. Mais elle était après tout le meilleur remède à leur tristesse ; aussi, tandis que Jean Pioux passait le revers de sa main sur sa joue, Marius secoua-t-il vivement son nez, d’où tomba une larme. Ils firent alors une pirouette bras dessus bras dessous, et marchèrent sur le port d’un pas ferme, en fredonnant un bout de chanson parisienne.

Le lendemain ils étaient internés sous les numéros matricules 377 et 378.

Inutile de raconter leur première année de déportation. Imaginez le bagne ordinaire, avec ses labeurs réglés, sa nourriture de prison, sa discipline atroce, et vous aurez le régime que subissent en arrivant là-bas tous les condamnés réputés dangereux. Or les condamnés politiques sont dans ce cas. Il faut un certain temps de bonne conduite assidue, de travail régulier, pour qu’on passe successivement de la quatrième classe à la troisième, et ainsi de suite. La quatrième classe, c’est le bagne, le bagne dans une île aride et rocheuse, sans espoir possible d’évasion ; Toulon sur un bloc de corail en pleine mer. La troisième classe est le bagne à terre, plus doux, plus sain, où l’on est au milieu de ses semblables et non au milieu de l’Océan. La deuxième classe est formée des forçats dont le travail est libre et dont la vie seule est soumise à une surveillance journalière. Enfin ceux de la première classe sont devenus de véritables colons. Mais à cette classe les déportés politiques n’arrivent presque jamais.

Ce fut une dure chose pour les deux amis, que la cruelle captivité du début. Il leur revenait au cœur des bouffées de cet air libre qu’ils avaient bu toute leur vie. Il leur remontait aux lèvres des arrière-goûts de ce Paris qu’ils aimaient tant, de ce Paris qu’ils chérissaient comme une mère, et dont ils regrettaient tout, même la pluie qui y tombe, même la boue dans laquelle on y piétine.

Les trois premiers mois furent terribles. Jean serait mort sans Marius. Sa robuste nature aurait succombé sous le poids des tristesses et des souvenirs. Mais le grimacier savait plaisanter les tristesses et égayer les souvenirs.

Il avait des paradoxes ingénieux :

— Vois-tu, disait-il, la tristesse est bonne pour les heureux, cela les distrait. Mais nous, nous avons autre chose à faire que de l’écouter.

Après l’esprit, leur meilleur consolateur fut le travail. Ils comprirent qu’en travaillant ils conserveraient leur santé et gagneraient un peu de liberté. Cette pensée, l’activité de leur vie, l’amitié qui les unissait, l’habitude qu’ils avaient prise de partager toutes les joies et toutes les peines, leur rendirent plus supportable le second trimestre d’internement.

On remarqua leur bonne conduite, leur application, leur esprit inventif dans beaucoup de cas difficiles, l’énergie de l’un, la bonne humeur de l’autre. Leur gaieté aussi fut notée comme un bon point ; car elle était un encouragement pour tout le monde. Bref, au bout de la première année, les numéros 377 et 378, quoique condamnés politiques, furent admis à passer dans la seconde classe.

Ils allaient avoir une portion de champ à cultiver, dans une sorte de petit faubourg, situé non loin de Port-de-France, et placé sous la surveillance de l’adjudant Barbellez.

C’était un ancien marin, vieux dur à cuire, qui menait brutalement les gens, mais qui était mené lui-même par sa fille Jeanne.

La petite, comme il l’appelait, avait été élevée chez une tante à Paris, et le vieux l’avait fait venir auprès de lui à la mort de la parente. Il avait maintenant une position fixe ; il espérait bien avant peu changer son épaulette d’argent à filet ronge pour l’épaulette d’officier ; et, comme il n’avait plus de famille en France, il voulait s’établir définitivement à Port-de-France pour y faire fructifier sa future pension de retraite.

Quant à la petite, on oublierait sans doute que son père avait été argousin, et elle finirait par se marier avec quelque subrécargue de marine marchande ou quelque colon enrichi.

En attendant, elle était la providence des déportés, pour qui elle adoucissait autant que possible la dureté de son père. Elle était aimée de tout le monde. C’était d’ailleurs une belle grande fille, déjà femme par l’âge, car elle comptait près de vingt-cinq ans, mais encore enfant par la gaieté du caractère. Blonde et svelte, d’une figure assez agréable, mais ordinaire, elle passait pour belle dans ce petit monde formé d’argousins, de déportés et de forçats. Dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

Un matin, le père Barbellez lui dit :

— Petite, il va venir deux nouveaux oiseaux dans ta cage. Tu peux préparer ton chènevis ; mais ne sois pas trop bonne ! Ce sont des gueux qu’il faut surveiller.

— Qu’est-ce qu’ils ont donc fait ?

— Oh ! des sales communards, et qui ont insulté le conseil de guerre. Ils sont toujours dangereux, quoique leur bonne conduite les ait fait passer dans la seconde classe.

— Cependant, petit père, tu ne vas pas les recevoir trop durement, hein !

Barbellez fronça le sourcil, tira sa grosse moustache, prit son air le plus rébarbatif, et répondit :

— Je les recevrai comme je dois recevoir des ennemis de la société. Voilà !

— Et comment s’appellent-ils ?

— Je ne sais pas.

À ce moment, Jean Pioux et Marius Mazuclard arrivaient, conduits par un garde-chiourme. En les voyant, Jeanne eut un mouvement de surprise et d’hésitation, comme si elle les reconnaissait vaguement, et cherchait à se rappeler leurs traits.

Pour quiconque, en effet, les eût connus autrefois, ils devaient être bien changés. Jean, avec la figure glabre, et Marius, dépouillé de sa longue chevelure en ficelle, étaient méconnaissables.

Puis, si le travail les avait soutenus, il les avait aussi amaigris, ainsi que l’air vigoureux de la mer, qui fortifie, mais qui dessèche d’autant. Jean était devenu tout muscles, et Marius tout nerfs. L’un n’avait plus cette belle plénitude de chair qui faisait pâmer les amateurs de lutte à mains plates, et on pouvait à ses poignets compter ses tendons bandés comme des cordes. L’autre, qui passait autrefois tout son corps dans le rond formé par un mouchoir noué, n’aurait pris maintenant que la moitié du mouchoir pour faire son tour.

Ils ôtèrent leur bonnet en se trouvant devant Barbellez et Jeanne.

— Ah ! ah ! vous voilà, mes gaillards, dit l’adjudant. Des fameux propres à rien, n’est-ce pas ? Des je ne sais quoi qui s’amusent à blaguer un colonel ! On dit que cela se conduit bien, à présent : nous verrons cela. Vous savez, il ne faut pas vous imaginer que parce que vous êtes montés en classe vous allez vous croiser les bras, sacrebleu ! C’est qu’on ne bronche pas, avec le père Barbellez !

Et il s’animait comme s’il avait une dispute, comme si on essayait de le contredire. Pourtant Jean et Marius ne disaient rien. On les avait avertis. Ils savaient que le vieux commençait toujours par bourrer les prisonniers. Le mieux à faire, c’était de ne rien répondre.

— Oui ! oui ! continuait l’adjudant. Et Barbellez, c’est moi… saluez ! Et voici Jeanne, ma fille, qu’il faut respecter comme la prunelle de ses yeux, tonnerre de Brest ! C’est entendu ! Alors par le flanc droit et par file à gauche, arche !

Au moment où ils obéissaient à cet ordre, Jeanne les arrêta pour leur demander leurs noms. Plus elle les avait considérés, plus elle se souvenait d’eux. Mais elle ne pouvait préciser son souvenir.

— Allons, réponds, dit l’adjudant en s’adressant à Marius. Comment vous appelez-vous ?

Tout à coup, la mémoire revenant à Jeanne, elle s’écria :

— C’est la Sauterelle et l’Homme-Taureau !

L’adjudant, Marius et Jean restèrent stupéfaits de cet incident inattendu, dont Jeanne leur eut bien vite donné l’explication.

La vieille tante, madame Derson, chez qui elle avait été élevée à Paris jusqu’à l’âge de vingt ans, demeurait sur le boulevard Montparnasse, non loin de l’Observatoire. Elle tenait là une boutique de blanchisseuse, dans laquelle Jeanne avait passé son enfance et sa jeunesse sans autre divertissement que d’aller le dimanche soir, devant la Closerie des Lilas, au pied de la statue du maréchal Ney, voir les faiseurs de tours et écouter les chanteurs.

Aussi connaissait-elle par cœur tous les boniments qu’on débitait sur la place, tous les exercices qu’on y faisait, tous les saltimbanques qu’on y voyait. Elle aimait surtout parmi eux l’Homme-Taureau et la Sauterelle. L’Homme-Taureau l’effrayait plus qu’il ne l’amusait. Mais ce qu’elle adorait plus que tout au monde, c’était d’écouter et de contempler la Sauterelle. Cette verve intarissable, les chansons qu’il chantait en s’accompagnant sur un violon formé de trois cordes tendues par une vessie, les tours d’escamotage, de dislocation, de ventriloquie, tout cela lui était resté dans la mémoire avec cette vivacité qui rend si précieux et si chers les souvenirs d’enfant. Il avait fallu tous les changements éprouvés par le corps, le costume et la figure de Marie pour qu’elle hésitât si longtemps à le reconnaître.

Et elle racontait toutes ces choses à son père étonné ; elle en parlait avec joie, avec enthousiasme, presque avec des larmes. Elle semblait avoir retrouvé un ami. Elle retrouvait toute son enfance.

— Vois-tu, petit père, disait-elle avec câlinerie, il faudra être bien bon pour eux. Si tu savais comme ils m’ont fait passer de bons moments quand j’étais petite. Je n’avais que ce plaisir-là, vois-tu ! Et puis, il n’est pas possible qu’ils aient commis un crime. Il y a eu erreur. Ce sont de braves gens, va ! Tout saltimbanques qu’ils étaient, malgré leur pauvreté, ils faisaient du bien à tous leurs voisins. Je me rappelle encore, une fois qu’un vieux chanteur s’était établi à côté d’eux et que personne n’allait l’écouter, la Sauterelle a dit que ce n’était pas bien, qu’on était ingrat d’oublier les vieux, et ils ont travaillé pour lui. Un autre jour, l’Homme-Taureau a failli se casser les reins en jonglant avec un gros poids de cent vingt livres, et la Sauterelle s’est disloqué à faire craquer ses jointures, et tout cela pour donner quelques sous au petit de la marchande de plaisirs, qui était morte. Ils faisaient la charité même au public. Souvent il n’y avait personne autour d’eux, à cause du mauvais temps, ou parce qu’on avait pas le sou ce soir-là. Nous n’étions pour les regarder que des enfants, n’ayant rien dans notre poche, et ne pouvant les payer qu’en applaudissements. N’importe ! ils faisaient des tours tout de même, pour rien, pour nous faire plaisir. Oh ! je les aime bien, et ils le méritent !

Elle parlait avec une telle volubilité, que Barbellez n’avait pas eu le temps de placer un mot, ni même de revenir à lui. Il n’en pouvait croire ses oreilles.

Quant à Jean et à Marius, ils étaient tout émus et ne savaient comment remercier la jeune fille. Jean tournait d’un air embarrassé son bonnet dans ses gros doigts, et Marius prenait sans le savoir des mines attendries qui rappelaient ses meilleures grimaces.

L’étonnement de Barbellez et la reconnaissance des deux saltimbanques furent sans bornes, quand Jeanne, après son véhément discours, tendit soudain ses mains aux forçats, en disant à son père :

— Et tiens, voici la preuve que je les aime. Je veux leur serrer la main.

— Qu’est-ce que lu fais là, malheureuse ? cria l’adjudant.

Pour le coup, Barbellez n’y tint plus. Il devint cramoisi. Ses petits yeux gris s’injectèrent de sang pendant que ses paupières palpitaient avec une rapidité fébrile comme des ailes de mouche agonisante. Il était hors de lui. Et, n’osant passer sa colère sur sa fille, il allongea un grand coup de plat de sabre à Marius, qui était auprès de lui et qui l’esquiva d’un saut.

— Partez, partez, dit Jeanne aux deux pauvres diables. Il est trop en colère. Je me charge de le rapurer. Allez, suivez le brigadier, qui vous mènera aux champs. J’irai vous y voir.

En disant ces mots, elle desserrait à la hâte le col en crin du vieux Barbellez, qui était tombé sur un banc, la figure bleue, le cou roidi, bégayant, d’une langue pâteuse, des jurons inarticulés.

III

COMMENT L’AMOUR VIENT AUX EXILÉS

Deux jours après, les numéros 377 et 378 étaient complètement installés dans une petite baraque, du côté des terres, et ils revenaient de travailler toute la journée à leur petite plantation, quand ils reçurent la visite de Jeanne. Elle leur apportait quelque argent, deux pipes et du tabac, et elle leur promit de revenir.

Quant au vieux Barbellez, il était toujours furieux. Mais Jeanne lui avait fait entendre que, s’il causait quelque peine à ces hommes qui ne le méritaient pas, elle lui en voudrait beaucoup et ne lui parlerait plus. Il était donc indécis entre sa rage contre les deux déportés dont il aurait voulu tirer vengeance, et sa faiblesse pour Jeanne qu’il craignait de contrarier.

En attendant, il restait neutre, n’osant ni agir ni parler, cherchant un moyen de nuire aux deux pauvres diables sans mécontenter sa fille. Il avait résolu, dans sa forte tête, de les punir sévèrement à la première faute commise, et de démontrer peu à peu à Jeanne que ces soi-disant innocents étaient de vulgaires coquins. Pour cela faire, il la laissait volontiers aller chez eux.

— Plus elle leur montrera de bonté, pensait-il, plus ils se croiront autorisés à prendre des libertés avec le règlement ; ils feront des sottises ; cela prouvera suffisamment à Jeanne qu’elle avait mal placé son affection et ses soins. Et alors je me rattraperai.

Grâce à ce raisonnement de Barbellez, Jeanne put aller voir souvent ses deux nouveaux amis. Presque tous les soirs, quand elle avait fini sa tournée charitable parmi les autres colons, elle venait passer une heure, assise sur le banc de bois qui marquait la porte de la misérable case.

Là, on causait de Paris, de Paris aimé et regretté, du quartier connu, de cette place de l’Observatoire, où ils s’étaient vus tant de fois sans se connaître ; de Louis le Lion qui voulait faire concurrence à Jean ; de Bourguet le Fumiste qui essayait parfois de donner la réplique à Marius ; et du boulevard Montparnasse, avec ses beaux grands arbres, ses guinguettes, sa brasserie verte ; et de la pépinière où des couples riant se croisaient avec les longues files des petites pensionnaires habillées de gris.

Tout le chapelet des souvenirs s’égrenait ainsi en causeries charmantes, pleines de douce amertume.

Marius, comme toujours, égayait la conversation de ses saillies. Sur chaque chose et sur chacun, sur le boulanger de la rue Vavin, sur le restaurant de la mère Eugène, sur madame Derson elle-même, il savait de bonnes histoires amusantes. Il avait retenu tel mot, tel geste, qui peignaient les personnes d’un trait. Il imitait le parler de l’un, l’allure de l’autre. Il faisait revivre tout ce monde dans sa pantomime.

Jean était moins rapidement expressif. Mais de temps en temps, il trouvait un de ces mots vrais, un de ces accents sincères, qui remplacent tout un discours et qui frappent droit au cœur. Sa nature loyale et bonne se révélait tout à coup, comme un rayon de soleil qui luit à travers la brume.

Jeanne mettait tout son âme à les écouter et à leur répondre.

En même temps, elle trouva en eux des confidents de ses joies et de ses douleurs d’enfance. Elle leur dit bien des choses qu’elle n’avait jamais pu dire à personne : ses premières années si dures, sous la tutelle de la vieille tante avare, qui ne comprenait pas et n’aimait pas les enfants ; sa jeunesse presque étiolée par l’isolement ; le travail assidu toute la semaine ; pas d’amies, pas d’amour ; et, plus tard, ce long voyage pour venir retrouver un père qu’elle ne connaissait pas ; sa souffrance, en voyant son père si peu généreux, si abruti par la discipline et la boisson.

Et ses regrets, ses désirs, ses chagrins, toute sa vie, passèrent peu à peu dans le cœur de Jean et de Marius. Ils pleurèrent ensemble, et ils fondirent leurs cœurs en joignant leurs mains.

— Sais-tu ? dit un soir Jean à Marius, eh bien ! je l’aime tout plein, cette petite Jeanne.

— Bah ! répondit Marius, et moi aussi. Comme ça se trouve !

IV

UNE POULE SURVINT…

Ils dormirent peu la nuit suivante. Ils pensaient à Jeanne. Chacun cherchait à se persuader que lui seul était véritablement amoureux, et pouvait être réellement aimé.

— Il n’est pas possible, pensait Marius, que Jean Pioux aime aussi vivement que moi. Que diable ! Jeanne n’est pas un poids de vingt kilos. Qu’est-ce qu’il lui dira ? qu’est-ce qu’il en fera ? Et puis, elle-même, peut-elle se sentir le cœur remué par lui ? Après tout, c’est l’Homme-Taureau ! S’il lui parle d’amour, elle en aura peur. Je suis bien bête de me tracasser.

— Marius est ridicule, se disait Jean Pioux. Quelle plaisanterie ! Avec un nez comme le sien, s’imaginer qu’on peut plaire à une jeune fille ! Je vois le tableau d’ici : Jeanne éclatera de rire au nez du grimacier. D’ailleurs, est-il bien touché à fond ? Aime-t-il aussi sérieusement que moi ? Ce n’est pas de l’amour qu’il a, c’est une amourette. Cela lui passera. J’ai bien tort de m’appesantir là-dessus.

L’agitation de leur esprit se traduisait par l’agitation de leur corps. Ils ne pouvaient se tenir en place dans leur lit, Jean se retournait de temps en temps, tout d’un bloc, comme un chien qui change de flanc. Marius se trémoussait sans cesse comme une souris dans une attrape.

Mais tous doux gardaient le silence, pour ne pas paraître tourmentés. Marius le premier laissa percer sa mauvaise humeur.

— Voyons ! qu’est-ce que tu as à remuer comme cela ? On ne peut pas dormir ici. À t’entendre souffler en te retournant, on dirait qu’on couche à côté d’un phoque.

— En tout cas, ce phoque-là vaut bien le babouin qui me parle.

— Babouin ?

— Oui, babouin !

Ils se levèrent avec rage. Pour la première fois de leur vie, ils se disputaient. Leurs mains frémissantes se rencontrèrent dans l’ombre. Une poigne de fer étreignit le bras de Marius, qui planta ses ongles dans le cou de Jean. Ils allaient se battre.

— Lâche-moi, dit l’hercule en desserrant les doigts. Nous sommes fous !

Et ils allèrent se recoucher, tout honteux.

— Écoute, reprit Marius après un silence, je te demande pardon, mon vieux Jean. Je suis un sans-cœur de t’avoir dit des sottises.

— C’est moi qui dois te demander pardon. C’est moi qui ai commencé à me mettre en colère. Tu ne m’en veux pas, dis, mon vieux Marius ?

— Allons ! voyons ! ne parlons plus de cela. Ou plutôt, si, parlons-en ! Tiens ! depuis hier au soir, nous nous cachons l’un de l’autre comme des enfants, au lieu de nous regarder en face comme des hommes. Raisonnons un peu. Tu aimes Jeanne, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui.

— Moi aussi. Voilà le problème posé. Tâchons de le résoudre, parbleu ! Avant de connaître Jeanne, nous nous aimions l’un l’autre plus que tout au monde. Souvent tu t’es sacrifié pour moi, et souvent aussi je t’ai rendu la pareille. Nous ne nous étions jamais disputés que pour savoir lequel des deux serait le meilleur. Aujourd’hui il y a une troisième personne aimée entre nous. Eh bien ! qu’elle décide ! Nous lui dirons demain ce qui en est, tout carrément. Si elle nous repousse tous les deux, tant mieux ! Je te consolerai et tu me consoleras. Si elle choisit, ma foi, tant pis pour le refusé ! il renfoncera son amour. Mais au moins, n’ayant pu gagner une femme, il ne perdra pas un ami. Qu’en dis-tu ?

— Tu as raison. Moi, je te jure de faire comme elle dira.

— Je te le jure aussi. Maintenant, c’est entendu. Donnons-nous une bonne poignée de main du fond du cœur. Et puis, dormons ! Enlevez, c’est pesé.

V

UNE DÉCLARATION À DEUX COUPS

Le lendemain, Jeanne trouva les deux amis tout changés.

Jean restait assis lourdement sans oser lever les yeux. Les coudes appuyés sur les genoux, il bourrait et débourrait sa pipe machinalement. Marius se promenait à pas saccadés en tambourinant des marches extrêmement rapides sur le bout de son nez, qu’il contemplait sans s’apercevoir que cela le faisait loucher.

— Hum ! hum ! pensait la jeune fille, est-ce que mon père leur aurait fait quelque chose, ou bien moi-même leur ai-je causé une peine ?

— Mademoiselle, interrompit Jean d’un air décidé, il faut que…

Il rougit comme une pensionnaire et s’arrêta tout court.

— Qu’est-ce que vous voulez dire, mon bon Jean ?

— C’est une chose, reprit Marius, une chose qui… Enfin quoi ! Jean n’ose pas !… Mais moi, je vais vous dire ce que c’est. Nous nous sommes aperçus hier… Ah ! ma foi, mademoiselle, je n’ose pas non plus.

— Quoi donc ? pourquoi n’osez-vous pas parler ? Je ne comprends pas. Avez-vous quelque reproche à me faire ?

— Oh ! mademoiselle ! s’écrièrent-ils en se rapprochant.

— Alors, c’est une demande ?

— Oui, oui ! seulement nous avons peur de vous fâcher, voilà !

— C’est bien mal ce que vous dites-là ! Comment pouvez-vous craindre de me fâcher en me demandant un service ?

— Ah ! dit Jean, vous nous trouverez stupides.

— Vous nous trouverez ridicules, ajouta Marius.

Et, tous deux, avec des sanglots dans la gorge :

— Vous ne viendrez plus nous voir.

— Expliquez-vous ! C’est maintenant que vous êtes ridicules. Parlez, donc ! je vous promets que je ferai mon possible pour vous accorder ce que vous demanderez ; et, si je ne puis rien faire, nous n’en serons pas moins bons amis pour cela. Parlez ! je le veux.

Et, s’avançant plus près d’eux, elle leur tendit à chacun une main.

Deux pantins semblables, et remontés en même temps, n’auraient pas agi avec plus d’ensemble que ne firent les deux malheureux. Saisissant cette main qu’on leur tendait, la couvrant de larmes et de baisers, ils tombèrent brusquement à genoux et balbutièrent de la même voix étranglée :

— Mademoiselle, je vous aime !

C’eût été grotesque, si cela n’avait pas été si touchant. Or, Jeanne ne se sentit pas envie de rire, car elle les voyait pleurer.

Il n’y a en amour que le premier mot qui coûte. Une fois ce flot lancé, arrive une marée de paroles. Et l’on eut bien vite expliqué à Jeanne tout ce qu’on avait à lui dire : la passion de chacun, la dispute de la veille, la convention de la nuit.

— Ce que vous me proposez là est fort embarrassant, répondit-elle. Choisir ! Choisir l’un ou l’autre ! Et si je n’aime ni l’un ni l’autre ?

La lèvre de Jean se crispa ; le nez de Marins tressaillit.

— Rassurez-vous, fit-elle pour les consoler, je vous aime tous les deux. Je vous aime d’amitié, c’est sûr, et autant l’un que l’autre. Mais d’amour, je n’y ai pas encore pensé. Songez un peu ! À supposer que j’aime l’un de vous, croyez-vous que je pourrais le lui dire et le lui prouver ? Vous ne pensez donc pas à mon père ? Rappelez-vous sa rage le jour où il a vu que vous aviez une part dans mon estime et mon affection. Pour moi, vous êtes d’honnêtes gens, et vous savez que je n’hésiterais pas à mettre ma main dans la vôtre, mon cher Jean, ou dans la vôtre, mon cher Marius, et à prendre l’un de vous pour mon mari. Mais, aux yeux de mon père, vous êtes des criminels, des forçats qu’il peut battre s’ils lui déplaisent, emprisonner s’ils lui résistent, et tuer s’ils se défendent. Ah ! comment pourrais-je lui avouer un tel amour ? Cela me brise le cœur d’y penser. À la douleur que j’en éprouve, je sens que j’aime.

— Oh ! merci, merci mille fois ! s’écrièrent-ils.

— Mais je vous en prie, ajouta-t-elle, ne me pressez pas. Laissez-moi le temps de réfléchir ! Que je voie d’abord ce que je puis espérer de mon père. C’est là le premier obstacle à lever. Si j’y parviens alors, je choisirai entre vous. Mais jusque-là je veux vous aimer tous les deux. Réservons pour plus tard ce choix. Et promettez-moi, quel qu’il doive être, que nous serons toujours amis. Une fois le choix fait, il faut, si mon père est contre moi, que nous soyons trois à lutter avec lui.

La nuit était déjà noire quand elle partit, en leur disant qu’elle allait voir une pauvre femme malade qui demeurait assez avant dans les terres.

VI

OÙ EST-ELLE ?

Doux jours après, toute la petite colonie apprit que Jeanne avait disparu.

Le premier matin de cette absence, le père Barbellez ne fut pas inquiet outre mesure.

Jeanne, en effet, rentrait souvent fort tard et se devait toujours avec le soleil. Il arrivait ainsi quelquefois, qu’ayant quitté son père la veille, après le repas du soir, elle ne le revoyait que le lendemain au déjeuner.

Son absence, à cette heure, commença à le tracasser ; il déjeuna de mauvaise humeur, mais néanmoins de bon appétit. Et il n’en but pas moins son demi-carafon de cognac après son repas.

— Bah ! bah ! disait-il en sirotant son petit verre, je saurai ce qui en est en faisant ma tournée.

Mais sa tournée ne lui fit rien découvrir. Nulle part on n’avait vu sa fille de la journée. Cela devenait grave. Il commença à s’inquiéter sérieusement. Il était irrité et grognon comme un dogue. Il y eut ce soir-là plus d’un coup de canne immérité sur les épaules de plus d’un pauvre diable.

Jean et Marius, qui travaillaient aux champs, ne savaient rien encore quand ils rentrèrent le soir à leur case. Aussi se couchèrent-ils tranquillement, pensant que Jeanne n’était pas venue, ce jour-là, parce qu’elle avait trop à faire, ou parce que leur confidence de la veille l’avait trop émue. Ce n’est que le lendemain, en se rendant au travail, qu’ils apprirent avec tout le monde la nouvelle de cette disparition, qui les consterna plus que personne.

Ils se rendirent aussitôt chez Barbellez.

Il avait passé la nuit sans dormir, buvant pour se réconforter ; et il déchargea sur eux la rage que lui donnait son inquiétude surexcitée par l’alcool.

— Qu’est-ce que c’est que ces deux pistolets-là ? Où est votre autorisation pour parler à l’adjudant ? Ah ! vous entrez ici sans un papier de votre sergent ! Quel est l’animal brute qui vous a laissé passer sans vous demander votre permis ? Je le fous au clou pour huit jours 1 Et vous serez aux fers, nom de Dieu !

Les malheureux n’avaient pas eu le temps de placer un mot. Heureusement, il reprit haleine ; et comme il se levait en trébuchant pour les frapper de sa canne, Marius et Jean purent lui dire :

— C’est pour votre fille !

— Quoi ! ma fille ! qu’est-ce qu’elle a de commun avec vous, ma fille ? Tas de varpouilles !

— Nous avons des renseignements qui peuvent servir à la retrouver.

— Des renseignements ? Avez-vous vu ça ! Ils ont des renseignements, eux, quand je n’en ai pas. Eh bien ! parle donc, bougre d’âne, où sont-ils tes renseignements ?

— Votre fille…

— Mademoiselle votre fille, sacrebleu !

— Mademoiselle votre fille, c’est bien depuis avant-hier au soir qu’elle est perdue ?

— Qu’est-ce que cela te fait ?… Oui, c’est depuis avant-hier ; la dernière fois que je l’ai vue, c’est avant-hier vers quatre heures de l’après-midi.

— Eh bien ! nous l’avons encore vue, nous, le soir. Elle sortait de chez nous à neuf heures.

— Ah ! vous l’avez vue, vous ! Je vous demande un peu pourquoi elle allait voir des canailles comme ça. Enfin ! Et ensuite ?

— Ensuite, elle est partie du côté des terres. Et elle nous a dit en parlant qu’elle allait voir la Louison.

— Qui ça, la Louison ?

— La femme malade du numéro 518.

— Et puis après ?

— Après ? mais c’est tout ce que nous savons. Nous sommes venus vous le dire tout de suite, pensant que cela pourrait vous être utile. C’est notre empressement à vous rendre service qui nous a empêchés de demander un permis au sergent. Le plus tôt était le mieux, et nous…

— Laissez-moi tranquille ! Quels bavards ! Vos renseignements ne me renseignent pas du tout. Que ce soit à midi, quatre heures, ou dix heures, que Jeanne ait disparu, elle n’en est pas plus facile à retrouver, n’est-ce pas ? Ah ! vous payerez cher, allez !…

— Mais ce n’est pas notre faute !

— Si, c’est votre faute ! Vous n’aviez qu’à l’accompagner.

— Mais vous savez bien, monsieur l’adjudant, que l’on ne peut pas sortir le soir sans permis.

— C’est bon !… À propos de permis, vous n’avez toujours pas le vôtre ? C’est bien ! Je vais faire mon rapport aujourd’hui même à la place, et demain matin vous irez voir à l’île si le bois des lits de camp est mangé aux punaises. Allez ! c’est votre dernier jour de travail en plein air, aujourd’hui. Jouissez de votre reste !

Et il ajouta à l’oreille d’un sergent :

— Surveillez-moi ces deux gaillards-là toute la journée. Je les laisse libres exprès jusqu’à ce soir. J’espère bien qu’ils feront quelque sottise. À la première résistance, à la moindre tentative de fuite, vous me comprenez, hein ! V’lan ! un chicot de plomb dans la tronche…

L’occasion d’accomplir cet ordre se serait certainement présentée, si Jean avait été seul.

— Ah ! disait-il entre ses dents à Marius, j’ai envie de souffleter ce sergent pour qu’il me fasse sauter la tête.

— Veux-tu bien te taire, répondit Marius. Jeanne peut être retrouvée d’ici à ce soir. Si elle revient, nous sommes sauvés. Attendons à ce soir ! et travaillons toute la journée comme à l’ordinaire. Justement parce que nous avons dix fois raison, ne nous mettons pas dans notre tort.

Ils firent comme voulait Marius.

La journée fut longue et atroce. Sous l’œil du sergent qui les épiait, ils n’osaient laisser paraître sur leur visage les mille pensées qui tourbillonnaient dans leur tête, et qui torturaient leur cœur. Ils travaillaient la tête basse, les mains crispées, l’esprit bouleversé.

Ainsi tous les malheurs tombaient à la fois sur eux. Ils perdaient Jeanne, cette Jeanne qui était le seul reflet du Paris adoré qu’ils ne reverraient plus, cette Jeanne qu’ils aimaient parce qu’en elle revivait tout leur passé et fleurissaient toutes les espérances de leur avenir. Et en même temps ils perdaient leur pauvre part de liberté, achetée si péniblement par une année de soumission cruelle et de labeur accablant. Ah ! toute la force de Jean ne pourrait suffire à supporter ce poids, et la gaieté même de Marius voyait à ce coup se briser ses ailes !

Le soir venu, ils se sentirent le cœur gros à éclater, quand ils se trouvèrent pour la dernière fois près du petit banc où ils avaient passé de si bonnes soirées avec Jeanne.

— Pauvre Jeanne, sanglota Marius. Où peut-elle être ?

— Oh ! répondit Jean, si je le savais, j’y serais déjà. Et j’y serai même dans une heure ; car je sais où elle est, va ! elle est morte.

— Qui est-ce qui t’a dit cela ? moi je crois plutôt qu’elle a été prise par les sauvages.

Jean haussa les épaules d’un air incrédule, et se laissa pesamment tomber sur le banc, comme anéanti. Un quart d’heure après, il fut réveillé de son abattement par cette petite phrase, que Marius lui dit tout bas à l’oreille :

— Il faut que nous allions chercher Jeanne !

VII

MAZUCLARD PAYSAGISTE

Avant de dire à Jean ce mot décisif, Mazuclard était resté longtemps immobile, planté droit comme une statue le long du montant de la porte, contemplant d’un regard fixe le paysage crépusculaire.

Devant lui, presqu’à ses pieds, s’étalait un marais saumâtre, bordé de joncs, et couvert de lentilles d’eau, de lemna frisé, de nénuphars aux larges feuilles plates.

Du côté des terres, c’est-à-dire de l’autre côté de ce marais, se dressait une masse obscure, épais fourré en forme de dôme, d’où s’échappait une rivière. Le courant venait mourir avec des clapotements clairs sur la surface lisse des plantes, qui étaient comme les écailles du marais. Ce bruit, sortant de cette nuit, faisait penser à quelque chanson étrange, balbutiée par une gueule d’ombre.

Le dôme était formé de buissons entrelacés, de lianes grimpantes, d’arbres touffus, de mangliers, de palétuviers et de carollias. Il y avait là comme un amas de verdure, d’où se détachait une longue et large bande de bois sombres remontant vers l’intérieur de l’île. Cela semblait un fleuve d’arbres, dont les flots se seraient accumulés au bas d’une pente. En suivant jusqu’à l’horizon le cours de cette forêt, le regard se posait sur le fond même du tableau, où s’estompait vaguement dans l’azur gris du ciel la silhouette déchiquetée des montagnes.

Tout cela apparaissait dans cette lumière claire-obscure du soir, à travers ce voile vaporeux du crépuscule, qui rehausse de teintes vigoureuses les masses sombres et qui enveloppe les contours d’une sorte de buée tremblotante.

Or, tandis que la nuit tombait, que la brise de mer frôlait les joncs en sifflant, que la rivière gloussait et que les crapauds râlaient doucement sur les lentilles d’eau, Marius avait considéré toutes ces choses et avait réfléchi profondément.

C’est alors qu’il avait dit à Jean :

— Il faut que nous allions chercher Jeanne !

Jean releva la tête à ce nom chéri. Mais, comme il avait perdu tout espoir, il n’accueillit pas cette proposition avec son enthousiasme ordinaire. Il regarda Marius dans le blanc des yeux, ainsi qu’on regarde un homme qui vient de se moquer de vous, ou un aliéné dont on vient de découvrir l’idée fixe. Et il lui répondit d’une voix lente et découragée :

— Tu sais bien que c’est impossible.

Était-il possible, en effet, de s’évader ?

S’évader de jour, il n’y fallait plus penser, puisque demain ils seraient à l’île.

S’évader de nuit, c’est une folie. Quiconque rôde la nuit autour du territoire autorisé, est sûr, avant d’avoir fait cent pas, d’être rattrapé par une balle. Il y a des postes partout. L’un des plus importants se trouvait précisément sur le bord est du marais, et commandait les cabanes parmi lesquelles Jean et Marius avaient la leur.

Jean se fit toutes ces objections en une minute, et il retomba dans son abattement.

— Écoute-moi donc ! reprit Marius. Je ne suis pas fou, et je ne me moque pas de toi, comme tu as l’air de le croire. Regarde un peu, mon brave Jean Pioux, regarde là-bas, tout au loin, à l’opposé de la mer. Qu’est-ce que tu vois ?

— Eh bien ! c’est la montagne, parbleu ! je la vois encore mieux en plein jour ! répliqua l’autre avec dépit.

— Et là, tout près, qu’est-ce qu’il y a sur l’eau du marais ?

— Il y a de l’herbe noire, qui est immobile le jour, et que les crapauds font grouiller le soir. Bon ! Et vois-tu aussi d’où sort la rivière, avant d’entrer dans l’herbe noire ?

— Elle sort de dessous les arbres, tiens ! Mais quel rapport tout cela peut-il avoir avec ce que tu me disais tout à l’heure ? Tu parles, comme un imbécile, d’aller chercher Jeanne, c’est-à-dire d’aller décrocher la lune, et puis tu me fais regarder de l’herbe et de l’eau. Tu m’ennuies, à la fin ! Regarde ceci, regarde cela ! On dirait que tu fais un boniment. Regardez, messieurs ! vous voyez cette muscade, ce gobelet, cette poche ! Eh bien ! crac ! je vais escamoter… Est-ce cela que tu veux faire ?

— Oui, je veux escamoter, entends-tu ! Je veux nous escamoter. Et le gobelet qui nous cachera, mon vieux, c’est l’herbe, l’eau et les arbres. Et la poche où nous nous retrouverons, c’est la montagne. Comprends-tu ? C’est bien simple, va. Il s’agit d’aller d’ici au marais incognito. Puis, du marais à la rivière, il faut avoir le courage de barboter jusqu’à la bouche dans cette fosse-là, au milieu de l’herbe visqueuse et des crapauds qui se traînent dessus. Cela sera long et écœurant, mais il le faut !

— Va toujours ! répondit Jean, je te suis. Je comprends jusqu’à la rivière ; mais une fois là, qu’est-ce que tu fais ?

— Je marche dans la rivière, sous les arbres ; car évidemment la rivière suit les arbres. D’abord c’est comme cela dans tous les pays du monde. Ensuite, considère que le nom sauvage des rivières de ce pays-ci c’est Diaot, et que Diaot signifie en même temps eau et ombre. Donc l’eau est toujours à l’ombre, voilà mon raisonnement. Une autre preuve que c’est vrai, c’est qu’elle est toujours glacée. J’en conclus que si nous pouvons arriver jusqu’à la rivière, nous n’aurons plus qu’à la remonter sous le fourré. Cela sera encore plus dur que dans le marais. D’abord c’est très-froid ; puis les branches sont peut-être à de certains endroits à fleur d’eau, et alors il faudra passer la tête dessous ; et puis enfin je ne sais pas quelles bêtes il peut y avoir là dedans. Mais enfin, tant pis ! Tu vois le plan, n’est-ce pas ? Avec nos quatre jours de vivres, que nous avons touchés hier, nous filons. Il ne nous faut pas ce temps-là pour aller à la montagne, qui est à huit lieues seulement. Une fois à la montagne, mon petit père, nous sommes libres ! Et une fois libres, nous retrouvons Jeanne.

— Marius, viens que je t’embrasse !

— Quant aux sauvages, ajouta Marius en riant, s’ils nous attrapent, nous ferons de la pantomime ; cela les amusera.

— Pourvu qu’ils ne nous la fassent pas faire à la broche ?

— Qu’est-ce que tu veux ! À la guerre comme à la guerre ! Qui ne risque rien n’a rien. S’ils nous mangent, eh bien ! nous aurons au moins la consolation de dire que nous nous étions sauvés au hasard de la… fourchette.

Et sur ce mot, ils se préparèrent.

Dix heures sonnaient. Extinction des feux ! Le clairon sonne du blockhaus de Port-de-France, on lui répond de la rade. La dernière note traîne en vibrant dans la nuit. Plus une lumière dans la ville, excepté aux corps de garde, dont les fenêtres rouges semblent des yeux qui guettent.

La case des numéros 377 et 378 est ensevelie dans un profond silence.

On y remue pourtant, et on n’y dort pas. Mais tout se fait sans bruit. Marius est en train d’assujettir au dos de Jean Pioux un sac assez long et garni de biscuit, de riz et de gourganes. Lui-même porte un sac moins gros, garni aussi de vivres. Au-dessus, presque derrière la tête, est un paquet enveloppé de toile goudronnée : c’est du tabac. Enfin, sur son bonnet de laine, en haut de la tête, est liée une petite boîte en fer-blanc, fermée à la cire, et qui contient des allumettes. Là-haut est ainsi placé tout ce qui ne doit pas être mouillé. En outre, ils ont chacun une gourde d’eau-de-vie pendue à un flanc, une paire de souliers de rechange pendue à l’autre, un bon grand couteau dans la poche droite, et leur pipe dans la gauche.

À onze heures moins quelques minutes, la porte s’entrebâilla ; une ombre mince et fluette passa la première, à plat ventre ; une autre plus grosse la suivit. Ces deux animaux étranges rampèrent ainsi jusqu’au marais, écartèrent doucement les lentilles d’eau, et sans bruit, sans effort, se laissèrent lentement glisser sous les herbes noires. Deux têtes apparaissaient mêlées aux grosses touffes de lemna ; ces deux têtes avaient de l’eau jusqu’aux oreilles et respiraient par le nez. C’étaient le 377 et le 378.

VIII

COMME QUOI L’AMOUR DES CRAPAUDS PEUT INFLUER SUR LA DESTINÉE DES HOMMES, ET DE L’INCONVÉNIENT DES BOÎTES D’ALLUMETTES EN FER-BLANC

Ils vont, les pieds dans la vase, le corps dans l’eau, la figure au ras des herbes, sentant à chaque pas s’écraser sur leur joue les pustules d’un crapaud. Autour d’eux, les feuilles plates s’enfoncent sous les jambes torses de couples enlacés, qui chantent en gonflant leur gorge.

Marius, plus délicat et plus nerveux, souffre horriblement de ce répugnant contact, et il faut toute sa force de caractère et toute son énergie pour l’empêcher de pousser un cri de dégoût quand ses lèvres rencontrent à fleur d’eau cette peau à la fois rugueuse et huileuse des gros crapauds de marais. Jean, plus fort contre ces sensations, se contente, quand un des reptiles est à sa portée, de souffler vigoureusement et de le culbuter ainsi dans l’eau entre deux feuilles. Un moment cependant, il eut, sinon de l’effroi et du dégoût, au moins de l’embarras. Il avait trouvé une sorte de trou dans la vase, et, après un faux pas, en était sorti par une longue enjambée. En la finissant, il se trouva tout à coup entouré des bêtes immondes, qui grouillaient autour de sa tête. Il lui sembla qu’il roulait dans un bain de crapauds. Il était tombé en effet sur une bande entière, collée et coagulée, ainsi que le sont ces animaux au moment du frai. C’était une pâte épaisse, gluante, palpitante, qui semblait faite d’un seul bloc, mais où remuaient, s’agitaient, s’allongeaient, se tordaient des pattes, des membres. Marius n’aurait pas pu s’empêcher de crier, s’il s’était senti enveloppé de cette gélatine vivante. Jean lui-même ne sut pas retenir un mouvement de recul et d’horreur. Mais ce fut court. Il reprit aussitôt possession de lui-même, fourra sans hésiter ses doigts noueux dans ce paquet de chairs agglutinées, et déchira d’un effort lent toute cette bande d’amoureux. Puis, au milieu des feuilles ensanglantées et des cadavres visqueux, Jean passa le premier et Marius le suivit.

À ce moment, la lune venait de montrer le bout de sa corne derrière un nuage, et éclairait la surface noire et grouillante du marais. À sa lueur, Marius crut apercevoir un mouvement dans le corps de garde avancé qui surveillait le côté de la plaine. Il toucha sous l’eau le bras de Jean, et sortant sa bouche des herbes, lui dit tout bas de regarder. En effet, le point rouge du lampion qui éclaire le corps de garde venait de remuer ; il disparut un moment, puis reparut à la porte. L’adjudant Barbellez le portait et semblait montrer du doigt le marais à deux compagnons. Jean et Marius n’étaient guère qu’à 200 mètres de ce groupe.

Voici ce qui s’était passé.

En déchirant la masse des crapauds, Jean n’avait pas été sans faire un certain bruit. Une de ses mains avait même frappé à plat sur un nénuphar, avec un claquement assez sonore. Barbellez avait l’oreille fine ; et le son, se propageant fort bien sur la nappe d’eau, était arrivé nettement jusqu’à lui par la fenêtre ouverte. Il s’était levé et avait regardé au loin.

— Ce n’est pourtant pas un crapaud qui chante comme cela, disait-il. Ce bruit-là ressemblait à une gifle ou plutôt à un coup de pistolet qui rate. Hum ! hum ! c’est drôle !

Et il était sorti alors avec ses deux acolytes, pour voir si à eux trois ils ne découvriraient pas quelque chose.

Mais au milieu des touffes d’herbe noire et des groupes de crapauds, il était impossible de distinguer deux têtes d’homme, surtout couvertes du bonnet de laine sombre qui est la coiffure des déportés. Cela se confondait avec la surface obscure et bossuée du marais. Aussi les trois argousins fouillaient-ils en vain du regard toute l’étendue de la prairie marécageuse. Ils ne voyaient rien. Les deux fugitifs d’ailleurs ne bougeaient plus.

Barbellez allait rentrer, quand enfin il aperçut quelque chose, une sorte de reflet blanc, comme s’il y avait une plaque d’argent sur une feuille.

— Que diable est donc cela ? dit-il à ses hommes. Tenez ! là-bas, au bout de mon doigt. Cela reluit au clair de lune. Voyez-vous ? On dirait que ça bouge. Qu’est-ce que cela peut être ?

C’était la boîte en fer blanc que Marius avait fixée sur le haut de son bonnet. Malgré sa ferme volonté de rester tout à fait immobile, il n’avait pu s’empêcher de tourner la tête pour éviter un crapaud ; et, dans la nouvelle position qu’il occupait ainsi, le métal miroitait aux rayons de la lune.

— Ah ! çà ! lui dit tout bas Jean Pioux, est-ce qu’ils nous verraient, ces gueusards-là ? Ils ont l’air de regarder justement de notre côté. Ce diable de Barbellez a l’œil bon, sais-tu ?

— Tais-toi donc, et ne fais pas tant de bruit, répondit Marius. Je te dis qu’ils ne peuvent pas nous voir.

Or, Barbellez voyait très-distinctement le reflet blanc de la boîte. Mais ni lui, ni les autres ne parvenaient à deviner ce que cela pouvait être. Ils ne pensaient plus au bruit de tout à l’heure, à quelque chose de suspect ; mais ils étaient intrigués par ce bout de métal luisant au milieu du marais.

— Ma foi, dit Barbellez, je veux en avoir le cœur net. Je saurai ce que c’est. Brigadier, ma carabine. Je vais lâcher une balle en reconnaissance. Il n’y a guère plus de deux cents mètres d’ici là-bas, et le diable m’emporte si j’ai jamais raté le noir de la cible à deux cents mètres ! Vous allez voir comme on casse un rayon de lune avec un coup de fusil.

Quand il eut sa carabine, il regarda fixement le point blanc avant de mettre en joue.

— Bigre ! dit encore Jean à Marius, en ressortant sa bouche de l’eau, crebleu ! tu vois bien que c’est nous qu’il regarde, ce cochon-là, et qu’il va nous envoyer une prune. Il faut plonger.

— Veux-tu bien te taire, malheureux ! tu es fou ! Plonger ! c’est pour le coup qu’il nous entendrait et nous verrait. Nous serions sûrs de notre affaire. Reste tranquille !

— Mais il nous voit, je te dis. Tiens ! voilà qu’il épaule. Il va tirer sur nous. Faut-il plonger ?

— Ne bouge pas, nom de Dieu ! Nous allons savoir ce qu’il voit ; car il ne manque jamais son coup, le vieux birbe ! Mais, pour sûr, ce n’est pas nous qu’il vise ; nous n’avons rien de voyant.

Il n’avait pas achevé, qu’il reçut comme un coup d’aile sur la tête. En même temps un bruit métallique avait résonné à ses oreilles. Il se crut blessé, mais ne dit pas un mot, ne fit pas un mouvement. Jean non plus n’avait pas remué, mais il lui dit aussitôt et presque à l’oreille :

— C’est ta boîte d’allumettes.

— Cré bête que je suis ! C’est vrai ! Eh bien ! tant mieux qu’il ait touché juste. Maintenant il ne voit plus.

— Il a l’air de rigoler, dis donc !

— Motus ! En place repos ! S’il recommence, nous sommes rincés.

— Heureusement il n’a plus de point de mire.

C’est justement ce qu’était en train de penser Barbellez, Il avait ri d’abord, ri de contentement, et ri de l’étonnement de ses hommes, que son adresse émerveillait toujours. Puis, revenant à sa curiosité :

— Eh bien ! nous voilà bien avancés, hein ? Je suis un imbécile. Je me suis amusé comme un gamin, à tirer un coup de fusil ; et nous ne savons pas sur quoi.

— Bah ! dit le brigadier, ce n’est toujours pas dans l’œil d’un homme. Autrement, ça serait un rude lapin d’avoir reçu ce pochon-là sans rien dire. Allons, venez, père Barbellez ! Il y a encore un peu de tafia au fond de la bouteille.

— C’est vrai. Rentrons ! Cela ne fait rien, il faudra que j’aille demain en canot voir ce que c’était, s’il en reste des traces.

Et ils rentrèrent.

Quand tout eut repris sa physionomie ordinaire, que la porte fut fermée, la lumière intérieure adoucie par les vitres de la fenêtre, et que le silence de la nuit s’étendit de nouveau sur le paysage endormi, Marius se hasarda à bouger, et dit à Jean :

— Allons, mon brave, le plus dur est passé. Va de l’avant !

Une demi-heure après ce terrible incident, ils étaient enfin arrivés à l’embouchure de la rivière, et ils s’engageaient, toujours dans l’eau jusqu’au cou, sous le dôme sombre des mangliers.

IX

LE TOMBEAU SANS PORTE

Comme Marius l’avait prévu, c’était pire encore que dans le marais, sinon comme horreur et comme danger, du moins comme difficulté.

L’eau était glaciale. Pour se réchauffer un peu, ils se suspendaient de temps en temps aux branches qui étaient au-dessus de leurs têtes, et, se dressant hors de l’eau à la force des bras, ils se secouaient là un moment, afin d’activer la circulation du sang. Il y avait, en outre, d’assez longs espaces où, ne trouvant pas pied, même sur les bords qui étaient ravinés à pic, ils devaient nager et remonter ainsi un courant assez rapide. Or, quand on nage trop longtemps et dans une eau trop froide, les membres se raidissent, se lassent, s’alourdissent, et les muscles se tordent bientôt sous des crampes cruelles qui paralysent la force et arrêtent même tout mouvement.

Jean y succomba le premier. La nature plus nerveuse de Marius, qui n’avait pu surmonter le dégoût du marais, supportait mieux le froid, sans doute. Jean lui dit tout d’un coup :

— Écoute, mon vieux, je n’en puis plus. Voilà bientôt six heures que nous marchons ainsi, dans ce bain glacé. Cela m’exténue. Depuis plus d’un quart d’heure j’ai une terrible crampe au mollet droit, et je vais tout de même. Mais maintenant je suis à bout. Laisse-moi là, mon pauvre vieux, et file à la montagne tout seul. Il ne doit plus y avoir bien loin. Le jour approche. Il commence à faire clair. Si nous restons ici tous deux, nous serons pris. J’aime mieux être pris tout seul. Il faut que tu retrouves Jeanne. Je dirai aux argousins que tu t’es noyé. Tu entends, Marius ?

— Oui, j’entends, mais je ne comprends pas. En voilà un idiot, qui s’imagine que je vais le planter là et me sauver comme un lâche. Ah ! mais non ! pas de ça, Lisette ! Je t’écoutais débagouler ta petite tirade ; ça me semblait si drôle de t’entendre dire des bêtises comme ça. Veux-tu bien finir, grand serin ! Allons ! sortons de là dedans, parbleu ! nous trouverons bien moyen de nous cacher sur un arbre jusqu’à ce soir. Nous continuerons la nuit prochaine…

— S’il ne nous arrive pas malheur d’ici-là, interrompit Jean.

Comme s’il avait fait une prédiction, il vit soudain Marius, qui était en avant de cinq ou six pas, s’affaisser dans l’eau et s’engloutir comme dans un trou.

L’eau tourbillonnait à la place où s’était enfoncé Marius, et, à la lueur vague du jour qui se levait, Jean vit qu’il y avait là une espèce de remous. Ce remous avait dévoré son ami. Ce remous allait le dévorer lui-même, s’il ne fuyait au plus vite. N’importe ! Son devoir était de suivre Marius, pour le sauver s’il y avait moyen, pour mourir avec lui si la mort était au fond de cet abîme.

À peine a-t-il vu plonger Marius et bouillonner la surface de l’eau, il avance, il bondit autant que le courant le lui permet, et en un instant il est à l’endroit même où était tout à l’heure son ami. Mais il sent soudain sa jambe, qu’il portait en avant pour marcher, saisie comme par une main, et violemment attirée. Il perd pied, il s’engouffre, il tourne sur lui-même ainsi qu’un valseur, ou plutôt ainsi qu’un tire-bouchon qui s’enfonce très-vite. Un moment d’arrêt ; il fait un pas au fond, puis il se sent brusquement repoussé en diagonale par un courant d’eau beaucoup moins froide que celle de la rivière, et même presque tiède. Tout cela en une minute ! Puis il se retrouve la tête hors de l’eau, nageant dans un bassin doux et calme, mais sous une obscurité profonde, et porté toujours par une sorte de flux qui le pousse. Il ne voit rien, ne sait rien, ne comprend rien, et n’entend qu’un murmure lointain aux sons vagues, sans doute le bruit du tourbillon qui l’a saisi, puis relâché.

— Où suis-je ? pense-t-il. Où est Marius ? A-t-il eu comme moi la chance de rencontrer le bon courant ? Et le remous ne l’a-t-il pas brisé contre le fond ? Pauvre Marius ! Mais que vais-je faire ?

Ainsi pensant et songeant, il nageait, suivant toujours le fil de l’eau, sans se rendre compte de son étrange situation, sans s’habituer non plus à la sombre atmosphère qui l’entourait, n’ayant pas la présence d’esprit nécessaire pour aviser à quelque chose, ni même pour crier.

Il allongeait donc les bras régulièrement, lentement, faisant machinalement de longues brasses, quand il sentit sous ses doigts un paquet humide et en même temps soyeux. Il retira vivement la main, puis instinctivement la reporta en avant. C’était une chevelure.

Il amena près de lui cet objet presque sans effort, à cause de l’eau dans laquelle cela baignait, mais en sentant parfaitement qu’il y avait sous ces cheveux un poids résistant. C’était un corps.

Tout en nageant, il posa le corps sur son épaule, la tête hors de l’eau. Évidemment c’était Marius ; mais il était ou mort ou évanoui.

— Ah ! malheur ! exclama Jean Pioux. Si seulement j’avais pied, je pourrais tâcher de le ranimer. Il est noyé le pauvre vieux ! Voilà ma jambe qui s’engourdit encore ; ma crampe va me reprendre.

Et il pensait : Oh ! cela n’en finit pas, ce fleuve souterrain ! Où donc y a-t-il un bord ? Ce n’est pas un fleuve, c’est un lac. Ça ne peut pourtant pas durer toujours ! Oh ! j’irai jusqu’au bout, je me laisserai couler avec lui plutôt que de le lâcher.

Et il allait toujours, épuisé, hors d’haleine, nageant vite maintenant, pour arriver plus tôt, et se raidissant contre ses muscles tordus. Il tâchait de couper transversalement le courant, et pensait qu’ainsi il trouverait un bord, une muraille de roche, un banc de gravier, quelque chose enfin. La tête lourde de Marius ballottait contre la sienne. Mais il avait eu soin de le placer dos à dos sur lui ; et la bouche du noyé, se trouvant ainsi en l’air, n’était pas exposée à ingurgiter encore de l’eau. De la main gauche Jean le tenait fixé contre son épaule, et il coupait avec force le flot de la main droite.

Mais l’effort était trop rude, et trop long, surtout après les fatigues sans nombre et les six heures de froid qu’il avait eu à souffrir depuis la veille. Il sentait sa vigueur s’en aller, son corps devenir de plus en plus pesant, sa respiration haleter plus courte ; et ses pieds engourdis, qui ne s’allongeaient que mollement, retombaient inertes à pic dans l’eau sans toucher un fond. Il se vit perdu, placé entre l’alternative de lâcher Marius et de se sauver tout seul ainsi allégé, ou de couler avec son ami. Il n’hésita pas.

— Nous ne sommes pas veinards, dit-il tout haut. Il faut mourir ici. Je me laisse enfoncer.

— Hein ? répondit Marius d’une voix faible.

Et en même temps, comme déjà Jean avait de l’eau jusqu’aux lèvres, ses pieds rencontrèrent le roc. Il fit un pas en avant. Il touchait. Ils étaient sauvés.

Il avança encore. L’eau le lâchait peu à peu. Il n’en avait plus que jusqu’aux aisselles. Encore trois pas, et le niveau ne s’élevait pas à sa poitrine. En une minute ses forces étaient décuplées par la joie, il fit avec son fardeau quatre ou cinq bonds dans l’ombre, à l’aveugle, imprudemment, au risque de se briser le front contre une paroi. Mais non ! il n’y avait pas de paroi, et il se retrouva sur terre, avec Marius qui revenait à lui.

— Marius, mon vieux Marius, nous sommes en sûreté. Nous ne sommes plus dans l’eau. Regarde donc !

Et Marius réveillé ne voyait rien, car on était toujours dans la nuit.

— Ah ! que je suis bête ! dit Jean. J’oublie qu’il ne fait pas clair. Enfin, tu sens le sol sous tes pieds, n’est-ce pas ? Nous sommes sauvés, hein ?

— Où sommes-nous, dis donc ? J’ai la tête lourde, le cœur sens dessus dessous.

— Parbleu ! tu étais noyé.

— Mais le jour est donc passé ; il commençait quand nous avons été séparés.

— Nous sommes dans une grotte, mon ami, je ne sais pas où. Mais j’y pense ! moi qui nous croyais sauvés ! comment sortir d’ici ?

— Nous verrons cela plus tard. Pour le moment, mangeons un peu et dormons. On ne viendra pas nous chercher là dedans.

Ils tirèrent à tâtons un peu de pain de leurs sacs. Quoique mouillé, ils l’arrosèrent encore d’un peu d’eau-de-vie ; puis, malgré la dureté du roc et l’humidité de leurs habits, ils se mirent à dormir et même à ronfler consciencieusement.

Une fois réveillés, il leur sembla naturellement qu’ils allaient un peu mieux. Ils cassèrent encore une croûte, et, le sommeil ayant réparé leurs forces, ils se sentirent restaurés.

— Ce n’est pas tout, dit alors Marius, d’avoir dormi, d’avoir mangé et de nous être séchés un brin. Il s’agit maintenant de trouver notre route. Ce n’est pas facile. Nous devons être dans quelque caverne sans issues, car on ne voit aucun jour nulle part. Retourner sur nos pas est impossible. D’ailleurs, le bain, il n’en faut plus. Nous nous sommes suffisamment débarbouillés hier. Donc, il ne nous reste qu’à marcher le dos tourné au lac. Allons !

Ils firent quelques pas, se tenant par la main, et arrivèrent ainsi jusqu’à l’eau, qui leur mouilla les pieds.

— Faut pas nous la faire, ma vieille, grommela Jean avec un gros rire. Merci ! je sors d’en prendre. Nous te disons adieu !

— Mais pas au plaisir de te revoir, ajouta Marius.

Et, faisant volte-face, ils s’enfoncèrent hardiment dans l’espace noir qui s’ouvrait devant eux. L’air y était frais à cause du lac, et cependant lourd et étouffé à cause de la stagnation qu’il éprouvait dans ce souterrain. On aurait dit l’atmosphère tiède et humide d’un four qui serait arrosé. Sous leurs pieds roulaient des cailloux et s’écrasait du sable. Au-dessus d’eux s’étendait sans doute une voûte haute ; car l’écho de leurs pas et de leurs voix y résonnait fortement. Où finissait-elle ? Depuis plus d’une demi-heure, ils marchaient ainsi, lentement il est vrai, comme on marche dans l’obscurité, mais avançant toutefois, sans cependant trouver la fin de leur voyage. Ils espéraient toujours.

— Barbellez du diable ! disait Marius. Si ce gredin-là n’avait pas envoyé ad patres ma boîte d’allumettes, nous pourrions au moins voir quelque chose !

— Eh ! eh ! répondit Jean, je viens de sentir ma tête frôlée comme par une branche. C’est peut-être des plantes qui pendent de la voûte. Nous arrivons sans doute au bout.

Bientôt, en effet, ils touchèrent une sorte de muraille, couverte d’aspérités pointues, et plus dure que du rocher.

— Attention ! dit Marius. Il faut la suivre en tâtant. Cela nous mènera quelque part.

Une demi-heure encore de marche ! Ils allaient plus vite ; le mur leur servait de rampe et de guide. Jean était en avant et pressait encore plus le pas, quand il s’écria tout à coup :

— Que le diable emporte le mur ! nous voilà revenus au lac. C’est amusant !

— Retournons, va ! répondit Marius. Suivons toujours le même système. Au moins nous aurons fait le tour de notre prison et donné une poignée de main à toutes les parois.

Encore une heure de ce voyage, les doigts palpant le mur, les pieds indécis, l’œil grand ouvert dans les ténèbres, l’espoir et l’anxiété au cœur. Trouveraient-ils une fissure ?

Ils retrouvèrent encore l’eau. Ils avaient parcouru toute la circonférence qui formait le fond de la grotte mystérieuse. En face d’eux, l’eau sombre, sans autre issue que le gouffre, d’où le courant sortait et dans lequel, par conséquent, on ne pouvait replonger, à supposer qu’on le retrouvât. Derrière eux la nuit, une prison, la mort de faim, sans possibilité d’un secours à attendre. Que choisir ? Ils s’assirent, muets, désespérés. Ils n’avaient même plus le courage de manger. Ils eurent ensemble la même idée :

— Il vaut mieux nous tuer nous-mêmes.

Quel destin ! eux nés sur le pavé lumineux de Paris, élevés au soleil, poussés au grand air, il fallait donc finir dans cette nuit, râler dans cette ombre, être enterrés vifs dans cet étouffement.

Un sanglot monta aux lèvres de Marius, qui se jeta dans les bras de Jean.

Ce ne fut qu’un moment de découragement ; car il se mit aussitôt à rire, en disant :

— Bah ! qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux… je veux en finir tout de suite, parbleu ! répondit Jean.

— Allons ! ne dis donc pas cela d’un ton si lugubre ! Moi aussi je veux en finir, et que cela ne soit pas long, hein ! En deux temps et trois mouvements. Mais ce n’est pas une raison pour être tristes. À quoi cela sert-il, de pleurer comme éponge, ou de faire une grosse voix comme un ophicléide ? Que diable ! nous sommes nés joyeux, nous avons vécu gais, il faut mourir en riant. Moi, je trouve que nous avons encore de la chance.

— De la chance !

— Tiens ! nous pouvions être mangés, n’est-ce pas ? cuits à la broche ?

— Eh bien ! ce n’est pas plus amusant d’être ici, cuits au four.

— Peuh ! moi j’aime autant au four. Tu sais, chacun son goût… Et puis, d’ailleurs à la broche ou au four, peu importe ! Il faut tourner de l’œil, voilà tout ce que je vois. Il n’y a qu’une chose qui me console. Nous avons décampé pour être libres ? Eh bien ! nous le sommes. Vive la liberté !

Malgré ces airs de gaîté, ils restèrent un gros moment sans plus rien dire. Tout à coup une immense clameur ébranla la voûte.

X

OÙ IL EST TRAITÉ DES ÎLES MADRÉPORIQUES ET VOLCANIQUES, ET DE QUELQUES RITES RELIGIEUX.

La Nouvelle-Calédonie offre ce phénomène curieux, qu’elle est une île à la fois madréporique et volcanique.

On sait ce qu’est une île madréporique : le banc de corail, édifice immense fait par des ouvriers microscopiques, s’élève peu à peu, d’un effort insensible et irrésistible, arrêtant dans ses anfractuosités tout ce qui passe, tout ce qui vogue, la mousse marine à la longue chevelure frisée, l’algue semblable à une lanière de cuir vert sombre, les galets polis par le frottement perpétuel et doux de la vague, les coquillages vides qui s’effritent peu à peu comme des maisons qui tombent en ruines, tous les mille débris, toutes les choses sans nom et sans nombre qui forment cette vase sans fond de la mer, sable et limon, masse énorme que parfois l’ouragan vient réveiller de son sommeil, arracher à son lit, et qui roule alors en remous dans les flots, comme la poussière monte en tourbillons dans le vent d’orage. De toute cette substance retenue au passage, le banc de corail se couvre, s’emplit, bouche ses trous. Et ainsi se forme une île, qui a les madrépores pour carcasse, et pour chair la lie épaisse et molle qui flotte dans la grande coupe de la mer.

L’île volcanique n’est point ainsi faite lentement. Elle naît d’un coup, fille du feu. La lave intérieure s’est trouvée à l’étroit, elle gonfle de sa vapeur la croûte solide qui sert de couvercle au vase où elle bout ; et ce couvercle qui est le fond de la mer, forme une montagne qui en dépasse la surface. Là, il crève en volcan ; ou bien toute la masse de feu se solidifie en granit. Voilà une île.

Or, il arrive souvent que sur cette croûte de terre gonflée par le volcan était bâti tout un monde de madrépores. Et ainsi ce banc de corail, fait pour arriver à fleur d’eau, est porté en l’air comme une colline. Les récifs deviennent rochers.

De là, un phénomène singulier. Par endroits, dans la montagne soulevée, des écroulements intérieurs se sont faits, écroulements de toute la partie molle, qui ont laissé à l’air seulement l’ossature du sol, et qui ainsi, dans les îles madréporiques, ont mis à jour en pleine montagne, loin de la mer, des grottes de corail.

Quelques-unes sont closes de toutes parts à la lumière ; elles ne s’ouvrent qu’à des cours d’eau qui roulent et s’engouffrent dans l’ombre, ou à des boyaux souterrains qui viennent y déboucher après avoir longtemps rampé dans les ténèbres.

C’est dans une grotte de ce genre que se trouvaient Jean et Marius.

Seulement, ils n’avaient pu, en palpant la muraille, découvrir aucune fissure, l’unique issue de la grotte n’étant pas de plain-pied avec le sol. C’était un grand trou au fond même de la paroi, mais vers le milieu de la hauteur, environ à quinze pieds de la base. À ceux qui arrivaient par là, dans l’ombre, cela devait faire l’effet d’une bouche ouverte sur le vide.

Cette bouche est pour les sauvages la porte d’un temple. La grotte mystérieuse, avec son lac funèbre, est, dans leur superstition, la demeure horrible et sacrée des ancêtres. Tous les ans les sorciers et les chefs y viennent accomplir des cérémonies religieuses.

On entre dans le souterrain, et l’on y marche une demi-lieue, sans bruit, sans lumière, en file et à plat ventre selon le rite ancien.

C’est le plus vieux sorcier qui est en tête et qui règle sur son pas cette procession lente.

Quand il arrive à l’orifice qui donne sur la grotte, et dont il sent les bords rocailleux sous ses doigts, il s’arrête. Toute la file vient se presser derrière lui, et chacun s’arrête à son tour. Puis brusquement tous se dressent et poussent ensemble un cri sauvage.

C’est ce cri qu’avaient entendu Jean et Marius.

Un nouveau bruit leur arriva ensuite, comme d’un animal qui sauterait de haut sur le sol. Il se répéta trois fois ; puis ce fut comme le froissement de corps glissant contre quelque chose ; puis les sauts recommencèrent, fréquents et réguliers.

Plus un cri ; tout cela se faisait dans le plus profond silence.

C’était la bande des sorciers et des chefs qui pénétrait dans la grotte. Trois chefs, les plus jeunes, avaient d’abord sauté. Ils s’étaient ensuite adossés au mur, le premier montant sur les épaules du second, et celui-ci sur les épaules du troisième, de façon à former jusqu’au trou du souterrain une échelle humaine. Par ces degrés, faits de bras, de poitrines et de jambes, s’étaient laissé glisser les sorciers, à qui leur caractère religieux confère le droit de descendre ainsi et les vieux chefs dont l’âge mérite cet honneur. Puis la foule avait sauté et tout le monde s’était rangé un à un le long de la muraille, sans dire une parole.

Le vieux prêtre qui mène la solennité ne doit descendre qu’à la fin. Pour entamer la cérémonie, il reste au bord du souterrain, d’où il prononce les formules sacrées et les prières. C’est seulement sur son ordre, et après les incantations d’usage, qu’on allume des torches, qu’on rompt le rang, et que chacun va tremper ses amulettes nouveaux dans l’eau mystérieuse du lac.

Avant de commencer, tout le monde étant en bas, et le vieux prêtre en haut, chacun doit se recueillir et dire dans le secret de son cœur la prière qu’il vient faire aux ancêtres.

Pendant cet instant de silence, Jean et Marius s’étaient avancés doucement derrière un rocher qu’ils avaient senti sous leurs mains. Leur première émotion passée, ils étaient maintenant à se consulter sur ce qu’il fallait faire en présence de ce danger inconnu. Ils se parlaient à l’oreille.

— Qu’est-ce que cela peut être ? dit Jean.

— Ma foi ! je ne sais pas trop, répondit Marius. Ce ne sont pas des bêtes, à coup sûr. Des bêtes feraient plus de bruit que cela, et n’auraient pas poussé ce cri tout seul, qui ne peut venir que de bouches humaines et qui ressemble à un cri de guerre. C’est peut-être les sauvages. J’ai entendu quelquefois parler de leurs cérémonies religieuses. Cela doit-être quelque chose dans ce goût-là. Enfin, nous allons bien voir.

XI

QUI DÉCRIT MERVEILLEUSEMENT LA GROTTE MERVEILLEUSE

Ils virent en effet.

Le vieux prêtre avait lancé un cri aigu ; et aussitôt, presque en même temps, une rangée d’étincelles était apparue au fond de la grotte, comme autant d’yeux brusquement ouverts.

C’étaient les briquets des sauvages qui allumaient leurs torches de résine.

Les torches allumées, Jean et Marius furent éblouis.

Cette grotte a environ mille mètres de diamètre, et vingt-cinq ou trente de haut. Elle est bordée par une muraille, qui monte d’abord tout droit, pendant près de dix mètres, et qui alors se courbe en calotte de sphère.

Mais ce qui rend cette muraille étrange et splendide à voir, c’est qu’elle est faite de corail.

La partie droite, formée sans doute des assises de l’édifice madréporique, se tasse en masse épaisse. Le plafond, au contraire, est tout découpé, tout déchiqueté, hérissé de branches rouges tordues en tous sens, poussées en avant, revenant sur elles-mêmes, tournant brusquement de côté ou d’autre, stalactites en formes d’éclairs, inextricable fouillis de zigzags sanglants bizarrement entremêlés. Chaque brin était couvert des mille petits trous noirs qu’y fait le sable en s’y déposant. Cela dessinait sur le fond rouge comme une broderie en festons à points imperceptibles.

La lumière jaune des torches essaie en vain de pénétrer dans cette broussaille. Elle s’y brise et s’y éparpille aux anfractuosités, et le rayon qui luit sur l’arête d’un angle fait paraître plus sombre le retrait qui est derrière. La flamme qui vacille et la fumée de résine, épaisse, dont le nuage court, donnent de fantastiques apparences à cette ciselure prodigieuse. Cela semble le fourmillement de je ne sais quelles bêtes venimeuses, se battant et se mêlant en nœuds avec des serpents rouges.

Çà et là pend une herbe.

Tantôt c’est une algue ancienne, desséchée, roide. On dirait une lame flamboyante qui traverse tout ce tas de reptiles tordus.

Tantôt c’est une liane, longue, souple, avec ses feuilles grêles et dentelées, qui tremblent à chaque flexion de la nervure comme les mille pieds d’une scolopendre qui agoniserait.

Rouge et sombre sous la lumière jaune ou la fumée noire, avec des éclairs et des trous de ténèbres, tout cela grouille, s’enlace, se noue, se déchire, se mord ; et la vision est si vivante que, malgré le silence qui dort dans la grotte, on croit entendre là-haut toute la rumeur de la monstrueuse bataille, les sifflets aigus, les grognements sourds, les grincements aigres, le froissement des ventres qui rampent, le craquement des anneaux qui serrent, la déchirure visqueuse des peaux d’où le sang gicle et où s’enfoncent les épines qui s’y cassent avec un bruit sec.

Le sol offre un aspect moins fantastique, mais peut-être plus splendide encore que le plafond. Là sont tombés épars, dans le désordre de l’éboulement, tous les minerais et toutes les pierres qui formaient le corps de la montagne. Le marbre aux arêtes aiguës y revêt toutes les couleurs, depuis le blanc jusqu’au noir sombre. Des blocs roses semblent des fleurs pétrifiées. D’autres sont d’un vert tendre comme les premières pousses d’avril, et leur nuance se marie à celles du schorl qui est d’un vert éclatant, du jaspe qui est d’un vert sombre, et de la néphrite aux veines noires. Des cristaux de quartz scintillent au milieu, transparents et clairs. Quelques-uns opaques, laiteux, ont l’apparence de miroirs ternis. L’ardoise grise aux reflets blancs est semée çà et là en blocs dont les bords s’émiettent comme des franges. Par place, des plaques argentées dorment comme des flaques d’eau sous la lune. C’est la houille noire qui a l’éclat de l’ébène, ou bien le talc dont les feuillets argentés semblent les écailles de quelque énorme poisson.

Le sol lui-même, tapis où sont étalées toutes ces lueurs, n’est point comme la terre ordinaire, brune et terne. Il est d’argile grasse et luisante, saturée d’oxyde de fer qui en fait de l’ocre rouge.

Et ainsi l’on croit voir une gigantesque mosaïque ciselée, dont tous les morceaux étincelants sont enchâssés dans une pâte qui serait faite de corail pétri, ou de sang réduit en poudre.

La mosaïque s’arrête brusquement vers le milieu de la grotte, comme si elle était coupée par une grande lame de verre. Cette lame de verre, c’est l’eau. Son courant régulier suit le bord, avec la monotonie d’un ruban déroulé. Elle miroite d’un mouvement insensible. Au large, elle s’enfonce dans une profondeur de ténèbres où l’œil ne voit plus que le vide, et d’où vient une brise lente qui semble avoir alourdi ses ailes en frôlant une nappe d’huile.

XII

OÙ LES TATOUÉS SONT BAFOUÉS, GRÂCE AU TABOU

Marius et Jean, blottis derrière leur rocher, étaient restés stupéfaits à ce spectacle étrangement beau.

Les sauvages, une fois leurs torches allumées, avaient repris leur pose silencieuse.

Un bourdonnement aigre et rapide, qui s’éleva soudain, vint arracher les deux amis à leur extase. C’était le vieux prêtre qui commençait les incantations.

Marius risqua un coup d’œil, et, se penchant un peu en dehors de la cachette, put voir la curieuse cérémonie.

Environ trente sauvages étaient alignés le long de la paroi, portant au bout de leur bras droit tendu en l’air chacun une torche fumeuse. À la rigidité de leur tenue, à la couleur jaune ou brune de leur corps, à l’immobilité avec laquelle ils tenaient les torches, on eût dit une rangée de porte-flambeaux en bronze.

Ils étaient coiffés selon le rite des grandes fêtes, c’est-à-dire la chevelure ramenée en touffe au sommet du crâne, exhaussée par une aigrette de plume et roussie à la chaux. Cela faisait comme un casque bizarre, qui semblait reposer sur les oreilles, larges, décollées, ouvertes en éventail, le lobe percé d’un énorme trou.

Pour tout vêtement, ils portaient des amulettes, des colliers de serpentine verte, des bracelets de coquillages nacrés, une ceinture et des jarretières en poil de roussette.

Leur vrai costume, c’était le tatouage ; non le tatouage au pinceau comme chez les Peaux-Rouges d’Amérique, mais le tatouage en relief. Ce tatouage est produit par des moxas faits avec des brins d’herbe résineuse, qu’on pique dans la peau et qu’on fait brûler dans la piqûre. Les moxas, étant disposés selon une certaine symétrie, laissent des cicatrices en forme d’ampoules, qui font ressembler la peau gaufrée au cuir pustuleux d’un crapaud.

Plus profondément tatoués encore, plus couverts de colliers, de bracelets, et surtout d’amulettes, sont les sorciers. Presque tous sont infirmes, boiteux ou manchots, bossus ou culs-de-jatte. Leur ornement distinctif est le bonnet de feutre noir, haut et pointu comme celui des magiciens de nos contes. Le poil en est bourru, et l’extrémité se termine en mèche.

Les sorciers ne tenaient pas de torches, et n’étaient pas alignés comme les chefs. Ils étaient accroupis en tas, au-dessous même du souterrain, à l’orifice duquel se tenait le grand-prêtre.

Celui-ci portait un bonnet plus haut que tous les autres. Sa barbe blanche était tressée en une grosse natte, qui lui descendait jusqu’à la ceinture. Il tenait ses deux bras en l’air, deux bras terminés par des mains infirmes, un moignon à gauche, et à droite six doigts largement écartés.

Il prononçait d’une voix monotone et criarde, avec une volubilité extraordinaire. Par instant, comme il disparaissait dans la fumée des torches, Marius sans le voir pensait aux sarments de vigne bien secs qui se tordent au fond des fours avec un crépitement rapide et saccadé.

La prière dura longtemps. Marius eut le temps de bien voir, de comprendre ce qu’il voyait et de réfléchir. Le caractère religieux et sacré de la cérémonie était évident. Il fallait donc en profiter ou en être victime, ou se décider à rester dans la cachette.

— Voyons, Jean, qu’est-ce que nous allons faire, mon vieux ?

— Hum ! c’est embarrassant. Il faudrait d’abord savoir, quoi que nous fussions, ce qu’ils feront, eux ! Si nous nous montrons, nous sommes flambés, n’est-ce pas ? Flambés est le mot propre, flambés comme des poulets, hein ?

— C’est possible. Mais si nous ne nous montrons pas, nous sommes enterrés, c’est sûr. Nous ne pouvons pas sortir d’ici. Espérer de grimper jusqu’au trou, quelle que soit la force et quelle que soit mon adresse, c’est une folie. Aimes-tu mieux que nous crevions ici ?

— Non, parbleu ! mais alors, comment faire ?

— Écoute un peu. J’ai mon idée. Je la rumine depuis un bon moment. Ils sont en train de prier, n’est-ce pas ? Qui ? cela m’est égal. Dieu, le diable, leurs aïeux, les revenants, peu importe ! Ce qu’il y a de certain, c’est que cet endroit-ci est sacré pour eux, qu’ils y viennent avec une terreur religieuse, et qu’ils ne seraient pas étonnés d’y voir quelque chose de surnaturel. Tu suis bien mon raisonnement ?

— Oui, oui ! je te vois venir. Tu veux que nous nous fassions passer pour des bons dieux, et tu crois qu’ils vont la gober ! Des bons dieux habillés ! Des bons dieux avec un bonnet ! Je te réponds que cela ne prendra pas.

— Écoute donc, voyons ! Le tout, c’est de les préparer à la chose. Et puis, qu’est-ce qui te dit que je veux paraître devant eux tout habillé ? Ils se mettent bien tout nus devant nous. Je ne vois pas pourquoi je prendrais des gants avec eux et pourquoi je m’obstinerais à garder un pantalon, quand ils n’ont seulement pas de feuille de vigne.

— Ah ! tu me fais pouffer de rire !

— Veux-tu donc que nous restions derrière notre rocher, comme des poux dans une teigne, ou veux-tu suivre mon idée, risquer le paquet, faire le nôtre et essayer de sortir ?

— Va pour ton idée ! c’est encore ce qu’il y a de moins mauvais. Et puis, au moins, cela sera drôle. Nous allons nous amuser un brin.

— Bon, c’est dit ! Alors, commençons ! Déshabillons-nous sans bruit, et laisse-moi faire le reste.

En quelques minutes, ils furent nus comme des vers. Le dos puissant et la large poitrine de Jean frissonnaient dans l’ombre, tandis que Marius ratatinait son échine souple, et rentrait son long cou dans ses épaules.

La prière rapide du vieux prêtre continuait toujours.

— Diable ! dit Jean, est-ce qu’il ne va pas bientôt finir de faire aller sa crécelle ? Il prend donc notre peau pour une enseigne !

Le vieillard finissait en ce moment sur un ton très-aigu, et il allait dire la formule dernière, la formule du tabou. On appelle indifféremment tabou la consécration d’une chose ou d’une personne, et la chose ou la personne consacrée. Tout ce qui est tabou est inviolable, sous peine de sacrilège.

Et le vieillard chantait maintenant d’une voix lente, comme une mélopée grave, l’hymne suivant :

Tabou ! tabou ! tabou !

Tabou soit l’esprit des aïeux à la haute chevelure, à l’oreille trouée, au sein tatoué ! Tabou ceux qui ont quitté le val de la faim, et qui sont partis au pays bleu, où l’air est la fumée du tabac, où le sol est la fleur des ignames. Ils passent le jour à tuer de gras prisonniers dont ils font rôtir la chair. Ils passent la nuit à se promener, dans les bosquets parfumés, avec de belles femmes aux cheveux ras peints en blanc, aux longues mamelles en forme de poire.

Tabou ! tabou ! tabou !

Tabou ceux qui auront trempé leur amulette dans le lac noir où les aïeux ont lavé leur corps avant le grand voyage ! Tabou ceux-là, car ils auront toujours leur pipe bourrée et leur écuelle pleine. Ils vendront leurs filles très-cher aux jeunes gens qui ont soif de l’Eau des Vierges. Ils boiront le sang des vaincus et le lait des captives. Et, quand viendra le jour du grand orage, ils auront sur la montagne une cabane toute prête, une cabane bien sûre, telle que, s’il tombe de la neige, la neige ne la mouillera pas, mais lui fera un manteau de coton ; telle que, s’il tombe de la grêle, les grêlons s’incrusteront dans le toit comme des diamants et le feront ressembler au ciel cloué d’étoiles.

Tabou ! tabou ! tabou !

Tabou tout ce qui dort dans cette grotte, tout ce qui flotte dans ce lac, les animaux et les choses, l’esprit des dieux et le corps des vivants.

Tabou ! tabou ! tabou !

Il finit d’une voix forte, et l’écho répondait, mélancolique et profond, comme s’il traînait les sons sur l’eau lugubre du lac.

Mais voici que, le bruit de l’écho terminé, une voix nouvelle et lointaine s’éleva et, d’un ton plus sourd, répéta par trois fois, très-distinctement :

Tabou ! Tabou ! Tabou !

Le vieux prêtre demeura stupide ; et les chefs, oubliant l’ordre sacré du rite, se rapprochèrent en désordre du groupe des sorciers, qui s’étaient redressés tout à coup. Personne n’osait dire un mot. Tous tremblaient. On attendait ce qu’allait faire et ordonner celui qui avait parlé aux esprits.

Il s’était couché la poitrine contre terre, la tête dépassant le bord du souterrain. Il marmottait quelques lambeaux de prières, agitant ses lèvres le plus possible. Sa longue barbe tressée suivait le mouvement rapide de son menton, et ressemblait à un poisson blanc en proie aux convulsions fébriles de la mort.

Tous les regards étaient tournés vers lui. Mais au lieu de prendre courage, on ne pouvait que s’épouvanter plus encore, en voyant cette face égarée, ces yeux hagards et grands ouverts ; on croyait voir une tête tranchée, prête à rouler dans la grotte, et retenue sur le bord du souterrain par quelque griffe qui la secouait.

Enfin le vieux prêtre reprit ses sens ; et, se relevant sur les genoux, étendit de nouveau les bras vers la grotte en disant :

— Tabou sois-tu, esprit qui nous parles ! que veux-tu, souvenir des aïeux qui es resté dans cette grotte, comme le bruit des vagues reste au fond des coquillages ?

Une voix nouvelle, plus rapprochée et d’un ton plus aigu, répondit encore trois fois Tabou.

Puis, sans que les sauvages eussent le temps de se remettre de leur frayeur, tandis que tous, imitant le vieux prêtre, s’étaient jetés à plat ventre, on entendit une autre voix encore, puis une troisième, puis une nouvelle, puis un nombre infini de voix. Et toutes ces voix différentes partaient de tous les points de la grotte, disant, criant, hurlant, gémissant tour à tour le même mot : Tabou !

Il y en avait de sourdes et de prolongées qui semblaient venir du fond même des ténèbres où clapotaient les vagues molles. D’autres tombaient de la voûte, saccadées, et comme déchirées aux branches du corail. Parfois elles glapissaient ainsi que des aboiements, et s’approchaient pour ainsi dire en rampant. Elles éclataient souvent au milieu même des sauvages, qui se serraient alors et montaient l’un sur l’autre comme des moutons qui ont peur. Chacun croyait avoir entendu crier son voisin.

Déjà les plus effrayés commençaient à se dresser contre le mur et se préparaient à fuir, sans plus se soucier de la cérémonie ni du vieux prêtre dont la tête affolée ballottait là-haut, les paupières closes et la lèvre pendante. Tout à coup les cris cessèrent.

Le vieux sorcier ouvrit timidement les yeux. Les chefs qui allaient grimper se remirent à plat ventre. Toutes les têtes se soulevèrent comme des têtes de chiens en arrêt. On osa regarder l’ombre.

Horreur ! on vit se détacher de la muraille, sortant de derrière un rocher, un être bizarre, qui se mit à grandir, jusqu’à ce qu’on distinguât une sorte d’homme formé de deux corps tout nus que liaient les deux têtes posées l’une sur l’autre ; en sorte que cet animal avait en bas deux jambes qui marchaient, au milieu deux faces grimaçantes encadrées dans quatre bras qui se donnaient la main, et en haut encore deux jambes qui s’agitaient de tous côtés d’un air menaçant.

C’était Jean Pioux, l’hercule, portant en équilibre sur sa tête Marius Mazuclard, le ventriloque.

XIII

COMMENT LES PRÊTRES FONT DES MIRACLES

Les sorciers et les prêtres sont les mêmes partout, beaucoup moins religieux que politiques.

Le vieux chef de la cérémonie, qui avait eu peur tout d’abord, s’aperçut bien vite de la vérité. Il comprit que le monstre était tout simplement formé de deux hommes dans une posture artificielle ; et il ne lui fallut pas un grand effort de raisonnement pour deviner que ces deux hommes étaient sans doute échappés du bagne. Il n’avait qu’un mot à dire pour éclairer ses ignorants compagnons ; et la terreur religieuse étant vaincue par l’autorité du prêtre, le soi-disant monstre serait mis en pièces.

Mais le vieux malin préféra tirer parti du miracle. Il jouissait déjà d’une grande influence parmi plusieurs tribus, car il passait pour converser mentalement avec les esprits. Quelle ne serait donc pas sa puissance, si on le voyait en commerce avec eux ? Il deviendrait plus qu’un prêtre, presque un être surnaturel lui-même. Dès lors, il pourrait faire plier la volonté des chefs devant la sienne, recommencer, avec l’appui du peuple, la fameuse Conspiration des Esprits, et rétablir le gouvernement des aïeux, sorte de monarchie théocratique dont il serait le roi-pontife.

Ce raisonnement passa dans son esprit comme une vision. En même temps, il se laissait glisser le long des trois jeunes chefs servant d’échelle. Une fois à terre, il poussa un cri aigu ; puis, ayant de sa main infirme commandé le silence à tous, il s’avança seul vers l’apparition.

Tous les sauvages prosternés étaient dans les affres de la peur. On entendait les souffles haleter dans les poitrines et siffler dans les gorges. Les dents claquaient comme lorsqu’on est à l’affût l’hiver sous la neige. Seuls, quelques sorciers, confidents anciens du vieux chef, se doutaient d’une pieuse supercherie. Mais ils n’en affichaient que plus de terreur pour aider à l’effet religieux qu’il fallait produire.

Cependant Jean et Marius continuaient à marcher lentement, voulant par une longue apparition, surexciter l’imagination des sauvages, et les préparer à la présentation dernière.

Ils pouvaient se parler bas, ayant leurs deux têtes juxtaposées.

— Sont-ils assez jobards ! ricanait Marius. Les voilà tous aplatis comme des soles !

— Ma foi ! je n’aurais pas cru qu’il était si facile de se faire passer pour des bons dieux ! C’est qu’ils le croient, vois-tu bien !

— Cela prouve que ce sont de bons diables.

Leur gaîté fut interloquée par la descente du vieux. Ils le virent s’avancer vers eux, d’un air si résolu, qu’ils craignirent quelque chose.

— Dis-donc ! fit Jean, en ralentissant le pas… Il n’a pas l’air d’y couper, celui-là !

— C’est ce qu’il me semble. Mais comment cela se fait-il ? Il avait si peur tout à l’heure !

— Parbleu ! c’en est un qui voit clair, voilà tout ! Il a été effrayé par ta ventriloquie, cela se conçoit : la ventriloquie est un vrai phénomène. Mais maintenant, il ne veut plus se laisser monter le gandin. Il voit bien que notre phénomène est faux, comme qui dirait un monstre en doublé.

— Ah ! çà, tu bavardes comme une pie borgne, mon vieux Jean, au lieu de réfléchir à ce qu’il faut faire.

— Ce qu’il faut faire ? Moi je ne vois qu’une chose. Si le vieux arrive droit sur nous, tu me lâches une main, tu assures ton équilibre, et j’assomme le monsieur d’un coup de poing. Est-ce un bon plan ?

— Oui, je n’en vois pas d’autre, moi non plus. Et ce plan a même ceci d’excellent, que les autres idiots auront encore plus peur, et que nous en ferons alors tout à fait ce que nous voudrons. Va pour le coup de poing !

Mais le vieux n’arriva pas droit sur eux. Il était trop prudent. Il s’arrêta environ à dix pas ; et, comme ils avançaient toujours, il leur dit à demi-voix, et en mauvais français :

— Ami à vous. Bons Oui Oui et bon prêtre faire ensemble. Bon prêtre vieux. Pas faire mal à vous. Pas vous à lui. Ami à vous.

— Ami à toi, répondit Marius, tandis que Jean faisait halte.

Le vieux s’avança alors en rampant, pour faire croire aux sauvages qu’il adorait l’Esprit. Quand il fut plus près, il fit signe aux deux amis de rentrer avec lui derrière leur rocher, où ils pourraient plus aisément s’entendre. Et ainsi, lui à plat ventre, eux à reculons et avec des gestes bizarres, ils eurent l’air de s’évanouir dans la muraille.

Là, tout s’expliqua de part et d’autre. On ne se cachait rien. Le vieux découvrit ses projets. Jean et Marius avouèrent qu’ils étaient échappés de Port-de-France. Le vieux déclina ses qualités de sorcier, de prêtre et de médecin. Les saltimbanques parlèrent des tours sans nombre qu’ils savaient faire. On se comprit. Ils virent qu’à eux trois ils pouvaient cimenter une alliance toute puissante.

Ce qui rendait plus fort ce triumvirat, c’est que les intérêts des triumvirs n’étaient pas en lutte. Les deux Français déclarèrent bien clairement qu’ils ne désiraient pas le pouvoir, qu’ils ne voulaient qu’une seule chose : retrouver une jeune fille enlevée sans doute par les sauvages.

Ils avaient donc un service à se rendre mutuellement. Le vieux qui leur apprit que Jeanne était en effet prisonnière des indigènes, promit de la leur amener. Eux promirent en revanche de se prêter à ses mômeries religieuses.

Un seul point fut sujet à la discussion : c’est de savoir qui rendrait le premier service.

— Donnez-nous la captive, disait Marius, et nous ferons ensuite tout ce que vous voudrez.

— Non, répondait le prêtre, faites d’abord tout ce que je voudrai, et je vous paierai en vous donnant captive.

Il ajoutait ce raisonnement fort juste, que, plus son influence serait grande, plus il aurait de facilité à contenter ses amis. Or, la jeune fille était au pouvoir d’un chef puissant qui voulait en faire sa femme. Pour lutter avec lui, le vieux avait besoin d’augmenter son prestige. Donc, en le servant, les deux saltimbanques se servaient eux-mêmes.

Mais Marius ne voulait pas céder, craignant d’être trompé par cet allié si bizarre. Il consentit à aider le vieux immédiatement, à frapper un grand coup en faisant un beau miracle, mais à condition que la jeune fille serait amenée le lendemain. À partir de ce moment, les deux amis se prêteraient à toutes les combinaisons pour faire aboutir la conspiration du prêtre. Le coup d’État terminé, si le vieux sorcier était vainqueur, il leur donnerait le moyen de passer dans la plus prochaine île habitée par des Européens.

Il y avait longtemps déjà que durait cette conférence ; mais le vieux ne craignait pas l’impatience des sauvages vers qui, de temps en temps, il lançait un bout de prière pour leur indiquer qu’il était toujours là.

Il prolongea encore son absence, afin de préparer le miracle. En effet, Jean et Marius avaient une nudité trop européenne pour des esprits. Le vieux y avisa. Beaucoup de familles lui avaient confié des amulettes pour les tremper lui même dans le lac. Il en couvrit ses deux aides et leur en passa au cou, aux jambes, aux poignets ; puis, délayant dans le creux de sa main un peu d’ocre rouge avec de la salive, il leur barbouilla la face et le corps.

Quand tout fut prêt, ils sortirent tous trois de leur cachette en poussant un grand cri, et ils commencèrent le miracle.

Marius était debout sur les épaules de Jean, et portait lui-même le vieux prêtre sur ses deux bras levés en l’air.

Du plus loin que les sauvages aperçurent ce groupe étrange, ils reculèrent d’abord d’effroi, rampant comme des chiens qu’on va battre. Ils s’imaginaient que le monstre s’était emparé du vieillard, et allait le tuer ou le torturer devant eux. Serrés les uns contre les autres, en tas grouillant, ils n’osaient ni aller au secours, ni fuir. La plupart marmottait des prières sans les comprendre, allant le plus vite possible dans l’espoir de racheter la qualité par la quantité. Quelques-uns, de sens plus rassis, offraient mentalement le vieux prêtre en sacrifice, pour apaiser l’Esprit. Tous d’ailleurs, semblables à ces animaux qui croient éviter le danger en refusant de le voir, avaient fermé les yeux.

Le vieux prêtre sentit tout l’avantage de sa position. Terrifiés comme ils l’étaient, les sauvages étaient à lui ; il ne fallait que les entretenir dans cet élan d’exaltation. Du haut de cette chaire singulière, formée de Jean et de Marius, il se mit à dire une prière courte et leur imposa silence. Puis il improvisa l’hymne suivant d’une voix solennelle et sur un ton de mystique enthousiasme :

J’ai dompté l’Esprit. J’ai battu sa force. J’ai chevauché sa malice. J’ai les pieds sur son dos !

Dans l’eau des marais, le soleil rouge et la lune blanche, par les vents du sud et du nord, j’ai fait bouillir les plantes sacrées, les herbes qui suent, les fleurs qui puent.

J’ai mêlé le jus vert qui fait des plaques jaunes sur la peau, le jus bleu qui troue la chair, le jus noir qui ronge les os.

J’ai mangé, en l’écrasant dans ma bouche, la tête du gecko.

Je me suis frotté le corps avec l’écorce du mancenillier qui paralyse.

Je me suis lavé la figure avec la sève de l’arbre des Moluques, qui aveugle.

J’ai bu la boisson empoisonnée, la boisson composée selon le rite magique, la boisson faite avec les herbes, les plantes et les fleurs, le jus vert, le jus bleu, le jus noir, la boisson qui tue et qui vivifie,

J’ai dormi et je me suis réveillé.

Et j’étais mort, et me voici vivant.

J’ai dompté l’Esprit, j’ai battu sa force. J’ai chevauché sa malice. J’ai les pieds sur son dos !

Les sauvages avaient relevé la tête. La frayeur avait fait place à la curiosité et à l’admiration.

— Que les hommes regardent ! dit le sorcier. Qu’ils Contemplent l’Esprit, et qu’ils vénèrent le dompteur !

À ce moment, Marius descendu des épaules de Jean, posait l’orateur à terre.

— Leleï ! Leleï ! s’écria le vieux. Voici que l’Esprit s’est divisé en deux. Et ceci est la Force. Et cela est la Malice.

Il montrait Jean, puis Marius.

— Le prêtre est sacré ! continua-t-il. Le sorcier est saint ! L’art est tout-puissant ! Je vais me livrer aux jeux de l’Esprit qui est mon esclave.

Et ils commencèrent une série de tours convenus d’avance. Il était bien entendu entre eux que le vieillard se laisserait remuer, manier, lancer, ne s’opposerait à rien, ne s’étonnerait de rien. Comme il était léger à cause de sa maigreur et des membres qui lui manquaient, Jean et Marius lui-même pourraient s’en servir comme d’un instrument et lui faire exécuter des choses prodigieuses.

Tout d’abord Jean le saisit par la barbe et l’enleva d’un bras à la volée. Dans sa main large et dans ses doigts forts comme un étau, la tête du vieux vint s’emboîter après que les jambes eurent tracé un demi-cercle dans l’espace. Et le sorcier resta un instant ainsi, planté la tête en bas au bout de ce bras énorme, qui semblait un pieu traversant ce corps.

En même temps, Marius s’était enroulé ainsi qu’un serpent, autour du torse de l’hercule, et il montait peu à peu, comme une spirale, vers la tête du sorcier.

Dans cette position, ils se mirent à chanter tous trois, chacun sur un air différent. Le sorcier psalmodiait une incantation quelconque. Jean poussait trois notes monotones comme une cloche d’Angelus. Marius piquait tout simplement une tyrolienne.

Cela faisait le plus grotesque charivari. Et certes, tout autre public que cette bande de sauvages superstitieux se serait bouché les oreilles. On aurait éclaté de rire en entendant ces nasillements précipités et ces grognements en faux-bourdon, festonnés des laïtous les plus invraisemblables.

— Dis donc ! fit Jean Pioux à Marius, en interrompant sa sonnerie de gorge, je commence à en avoir assez. Si cela continue, le particulier va avoir un coup de sang, et moi j’ai des fourmis dans le bras. Passons à un autre exercice !

Et, tandis que Marius déroulait les anneaux de son corps tordu, l’hercule fit basculer le vieux, et le déposa par terre, en lui tenant délicatement le sommet du crâne entre le pouce et l’index.

— Pauvre vieux, lui dit-il en manière de plaisanterie, tu ne te doutes pas que je viens de faire avec ta carcasse un des plus beaux tours du monde. Fichtre ! cela fait près de cent livres que j’ai tenues là un instant à la pince.

Marius, à ce moment, riait à se faire éclater les côtes, en examinant la mine effarée des sauvages.

— Regarde donc, Jean, comme ils roulent de gros yeux blancs ! On dirait que ces yeux veulent sortir des têtes, pour voir de plus près.

Comme il finissait de rire, il se redressa brusquement de toute sa taille, ainsi qu’il avait l’habitude de faire sur les places publiques pour commencer son boniment ; et il lâcha ce boniment avec une extraordinaire volubilité, sans compter ses phrases, de l’accent particulier aux pitres, aux charlatans, aux perroquets et aux vendeurs des bazars.

— Tenez, messieurs ! nous ne sommes pas venus ici, mon collègue et moi, pour vous offrir de la poudre à punaises, de la poudre à dents, de la pondre à cors. La poudre à punaises vous importe peu, puisque le suicide est un crime, ainsi que l’a démontré le grand philosophe Jean-Jacques, mon élève ! Les cors sont une superfétation que vous ne connaissez pas, n’ayant pas de souliers. Et d’ailleurs, les connaîtriez-vous, que la poudre vous serait parfaitement inutile. Les cors sont comme les dieux ; ils sont éternels ! Il n’y a que deux façons de les traiter : quand ils ne font pas de mal, on les prend par la taille, puisque ce sont des cors sages ; quand ils sont invétérés, on les goudronne, puisque ce sont de cors d’âge. Quant à vos dents, messieurs, vous êtes trop prudents et trop ardents pour que je vous mette dedans à propos de dents. Je vous les laverais bien ; mais pour cela je prendrais ma salive, et vous diriez qu’elle est préparée. Non, messieurs ! non, encore une fois, je ne veux pas vous tromper. Nous sommes, mon collègue et moi, de simples hercules et acrobates. Nous avons obtenu l’approbation de plusieurs empereurs, potentats, princes et autres, et même de monsieur le maire. Et nous allons continuer et varier la représentation par un travail nouveau, extraordinaire, qui n’a jamais été fait, ni entendu, ni vu ni connu je t’embrouille, à preuve que nous sommes engagés, mon collègue et moi…

— Tu n’as pas fini de jaspiner ? interrompit Jean Pioux. Quelle jacasse !

— Et allez donc la musique ! continua Marius.

En même temps il se colla contre Jean, se jeta à quatre pattes et prit autant qu’il est possible la forme d’un orgue de barbarie dont son avant-bras représentait la manivelle. Jean souleva le vieux, le fit asseoir sur ses épaules, puis il empoigna le bras de Marius et le fit pivoter autour de l’épaule.

L’orgue se mit à jouer.

L’étonnement des sauvages fut, pour le coup, à son comble. Ce qu’ils avaient considéré jusque-là, c’était moins le tour de force en lui-même que le pouvoir du sorcier qui le commandait. Mais maintenant ils admiraient surtout l’Esprit.

Il y avait, en effet, quelque chose de magique et de surnaturel dans ce spectacle.

Un Être, ayant forme d’homme, avait ramassé, ratatiné, disloqué son corps de façon à paraître moitié plus petit ; il avait ployé ce corps en trois, ses cuisses formant avec son torse et ses jambes une sorte de z écrasé ; il laissait aller son bras gauche à l’aventure, dans n’importe quel sens, comme une chose inerte qu’on tournait sans la démancher, qu’on retournait sans la casser ; il se tenait suspendu sur le ventre de Jean avec l’autre bras sans doute, avec une torsion du pied entre les genoux de l’hercule, avec sa tête, avec sa nuque, avec sa volonté, avec tout, avec rien, qui sait avec quoi.

Et de cette poitrine enfoncée, meurtrie par les os rentrants, bridée par les muscles tendus, de ce corps désarticulé dans un équilibre impossible, sortait une musique. Il semblait qu’on dût entendre d’affreux cris, d’horribles bruits, partant de cette machine torturée. On s’attendait à des grincements de dents, à des déchirures de tendons, à des cassures sourdes dans les vertèbres, à des claquements d’os brisés comme du verre. On entendait une mélodie agréable, accompagnée par une basse toujours d’accord.

Jean faisait la basse, avec cet organe à la fois ronflant et criard qui prend pour clef de fa un bec de basson enrhumé.

Marius faisait le chant. Il avait depuis longtemps acquis un talent inimitable dans l’imitation de l’orgue de Barbarie. Il savait donner à son larynx les sonorités palpitantes des tuyaux de bois, ou le son pleurard, tremblotant, gnan-gnan, puis tout à coup longuement filé, semble une mouche qui bat des ailes dans un nez plein, et qui s’envole ensuite d’un trait vers le ciel bleu. Il connaissait l’art de couper les notes par de petits silences tout courts, de les effranger, pour ainsi dire, de mettre entre elles comme des hoquets d’air, ainsi que le font les voix haletantes et les vieux orgues qui sanglotent. Il avait tous les défauts, toutes les larmes, toutes les tristesses de ces instruments misérables et doux, qui donnent aux airs les plus gais je ne sais quel charme navrant et mélancolique.

Les sauvages furent touchés, comme le sont tous les gens naïfs par une musique simple. Leur terreur se détendit peu à peu dans une émotion moins poignante. Ils se relevèrent lentement de leurs postures aplaties, s’assirent sur les talons, et se laissèrent bercer au flot énervant de la mélodie. Des larmes tranquilles et bonnes coulaient sur leurs figures souriantes. Par moment, quand la note plus aiguë avait un accent plus pénétrant, un frémissement passait dans tous les corps, qui vibraient comme des cordes caressées par l’archet.

L’effet fut celui que produit la passe sur le magnétisé, l’attouchement sur le convulsionnaire. Les sauvages, pâmés, étaient à la discrétion de Marius, c’est-à-dire de l’Esprit, c’est-à-dire encore du vieux prêtre qui commandait à l’Esprit.

Le vieux jugea qu’il fallait en rester là pour cette fois. Sur un mot de lui, Marius se tut, et Jean remporta derrière le rocher son double fardeau. L’orgue lie Barbarie redevint homme, détendit ses membres, fit rentrer ses côtes à leur place, et ses os dans leurs articulations. Le vieux les remercia en baragouinant le mieux qu’il put.

Il fut convenu que les deux amis ne quitteraient pas la grotte, où ils étaient en parfaite sûreté. Le vieux allait leur laisser des briquets et des torches et leur apporterait à manger dans quelques heures. En même temps il leur donnerait des nouvelles de Jeanne, qu’il s’engageait, coûte que coûte, à amener avant un jour.

Cela dit, il pria Marius de dire encore quelques mots comme tout à l’heure, très-vite et d’une voix bizarre. Ainsi l’esprit aurait l’air de le bénir pendant qu’il quitterait le sanctuaire.

Et il retourna vers ses compagnons, qu’il fit sortir en silence, tandis que Jean et Marius chantaient, comme des mirlitons, ce bout de chanson, en guise de bénédiction et de prière :

— Ah ! j’ai vu, j’ai vu !
— Compère, qu’as-tu vu ?
— J’ai vu un gros lièvre
Qui tremblait la fièvre

Au coin d’un buisson.
— Compère, t’as raison.

— Ah ! j’ai vu, j’ai vu !
— Compère, qu’as-tu vu ?
— J’ai vu une vache
Glisser sur la glace
En plein cœur d’été.
— Compère, vous mentez.

Au moment où le dernier sauvage sortait, Marius lui lança, en pouffant de rire, cet adieu cocasse, refrain grotesque qu’il chantait autrefois sur son violon de vessie :

Mistico !
Dare dare, lire lire !
Clic ! clac ! clac !
Larouri laroura !
Tantarouri, tantarourère !
Saperlipopo !
Ricambo !
Saperlipipopiperlipopiperlipopette !
Si vous attrapez mon refrain,
Malins vous êtes !

XIV

FIANÇAILLES

Le lendemain, fidèle à sa parole, le vieux prêtre amena Jeanne, qui se jeta comme une folle dans les bras de ses deux amis. Et pourtant, malgré leur joie, les deux amis eurent, en la retrouvant, l’air presque gêné.

Jeanne était toute nue.

Elle n’y songea qu’après le premier mouvement passé, et se mit à rougir, à se troubler, à baisser les yeux. Elle ne savait comment faire. Jean et Marius n’osaient pas non plus la regarder. C’était à la fois comique et charmant.

Enfin, tous deux eurent la même idée, et lui jetèrent leurs vestes, dont elle se voila tant bien que mal.

Le vieux prêtre contemplait cette scène, inexplicable pour lui, avec impatience. En effet, il avait accompli sa promesse, et il venait à son tour demander aux étrangers d’accomplir la leur. Il leur fit comprendre que le moment était venu de jouer au dehors leur rôle d’esprit, s’ils voulaient augmenter l’influence de leur allié et acquérir eux-mêmes le moyen de sortir enfin de l’île.

Mais comment faire ? Il fallait que Jeanne restât cachée dans la grotte sacrée pour échapper aux recherches des sauvages. D’autre part, il fallait que l’esprit pût se montrer. On ne pouvait cependant abandonner Jeanne toute seule.

— L’un de nous deux restera ici avec vous, lui dirent ensemble les deux amis.

Lequel allait rester ? Lequel allait sortir ? Aucun des deux n’avait le courage de se sacrifier volontairement.

Le vieux prêtre, qui aurait pu faire pencher la balance en choisissant son acolyte du premier jour, était fort perplexe. Il se demandait s’il valait mieux commencer par l’exhibition du plus fort ou par celle du plus malin.

— Jeanne, dit courageusement Marius, il faut que vous décidiez de notre sort. Celui de nous qui va sortir d’ici n’y rentrera peut-être pas. Celui qui va rester, même s’il doit trouver la mort dans cette grotte, aura au moins la suprême joie de mourir auprès de vous. Jeanne, vous nous avez dit un soir que vous choisiriez vous-même entre nous. Je n’aurais jamais osé vous rappeler cette parole. Mais, aujourd’hui, les circonstances exigent que vous la teniez. Jean et moi, nous vous adorons ; mais nous sommes prêts à tous les sacrifices. Vous savez ce que nous vous avons juré ; vous pouvez être sûre que nous ne faillirons pas. Celui qui n’aura pas le bonheur d’être préféré par vous aura la consolation de se dévouer au bonheur de l’autre. Choisissez, Jeanne, il le faut.

— Oui, ajouta l’hercule, il le faut.

Jeanne fut bien embarrassée. Elle sentait à la fois une sorte de pudeur à déclarer son amour pour l’un, et comme un remords de la peine qu’elle allait faire à l’autre. Aussi n’osait-elle pas affirmer ouvertement son choix. Car ce choix était fait, hélas ! Et Marius s’en aperçut bien, quand il vit la jeune fille, presque honteuse, sans mot dire, aller serrer la main de Jean Pioux.

Cruelle angoisse ! Pauvre Marius ! Il est là, le front penché, les bras ballants, le corps inerte. Il songe. Il songe amèrement à tout ce qu’il a espéré, à tout ce qui s’envole. Il voit passer et repasser dans son esprit ses doux rêves de bonheur, qui tombent un à un comme des fleurs mortes, comme des oiseaux tués.

Il aurait été si joyeux, si heureux, si bon avec Jeanne ! Lui, le chanteur errant, le saltimbanque sans feu ni lieu, lui, roussi à tous les soleils de l’aventure, mouillé à toutes les pluies de la bohème, tanné à tous les vents de la misère, il s’était d’avance arrangé une charmante vie ; il avait, en imagination, posé la pierre de son foyer, ramassé de la mousse pour son nid. Il s’était vu calme, reposé, dévoué à sa femme bien-aimée, se souvenant de ses acrobaties passées pour amuser de beaux petits Marius aux longs cheveux. Il s’était créé tout un paradis, le tendre et tiède paradis des amours d’automne, jardin mélancolique et doux, aux herbes jaunies, aux grands arbres dorés, au ciel moelleusement empourpré.

Et tout cela, toute cette joie, toute cette paix, ce foyer où chauffer son corps si las, ce cœur où verser son cœur si plein, cette femme adorée, ces enfants chéris, cet Éden entrevu, il fallait y renoncer, il fallait se résigner à reprendre le voyage solitaire, sans but, sans courage, sans espoir. Ce bonheur qu’on avait rencontré comme un ami de route, il fallait se séparer de lui au premier tournant.

Marius n’y put tenir. Il éclata en sanglots.

Ah ! si Jeanne en ce moment lui eût dit : « Je t’aime ! » comme il serait tombé dans une soudaine ivresse ! Comme il lui aurait répondu :

— Viens, partons ! Je trouverai bien moyen de te faire vivre, de te défendre, de te rendre heureuse. Je n’ai peur de personne ! je vaincrai tout le monde ! je persuaderai tout le monde ! je danserai devant le soleil, s’il le faut ! je chanterai des chansons à la lune ; je sauterai jusqu’aux nuages ; je cabriolerai dans les deux ! Veux-tu que j’escamote deux étoiles pour t’en faire des pendants d’oreilles, ou l’anneau de Saturne pour t’en faire une bague ? Dis, ordonne, je suis fou !

Et en passant du désespoir à ce délire, son cœur eût éclaté comme le cœur d’un chêne gonflé de sève.

Mais Jeanne ne dit rien. Elle serrait toujours la main de l’hercule, qui baissait les yeux, presque honteux de la douleur de Marius.

Il sentait, en effet, qu’il y avait de sa part comme une sorte de lâcheté à laisser souffrir ainsi son ami. Ce sacrifice qu’on demandait à Marius, il en comprenait la grandeur ; et peut-être lui-même n’aurait-il pas eu la force de l’accomplir. Mais, d’autre part, voyant que Jeanne ne s’y opposait pas, il éprouvait au fond de l’âme une joie cachée qui l’empêchait de rien faire.

Jeanne, de son côté, trouvait dans cette circonstance non cherchée la réalisation de ses vœux secrets. Elle aimait mieux Jean que Marius. C’était une fatalité à laquelle elle ne pouvait résister. Pensant à la gaieté de Marius, à son dévouement, aux services qu’il avait rendus, elle se reprochait de l’abandonner. Mais quoi ! n’avait-elle pas dit qu’un jour elle se déciderait pour l’un ou pour l’autre ? Celui qu’elle refuserait ne devait-il pas être préparé à recevoir ce coup ? Ainsi, son esprit faisait des raisonnements pour apaiser les remords de son cœur.

Marius les regarda : il comprit leur attitude. Il vit qu’il n’avait rien à espérer. Il sentit que le silence de Jeanne pour lui était une déclaration d’amour pour Jean. Il se dit qu’en somme, à la place de son ami, il agirait sans doute comme lui. Il se rappela ce qu’ils avaient promis à la jeune fille. Il renfonça ses larmes, ressaisit tout son courage, et, s’avançant vers eux :

— Allons ! dit-il, je vois bien que vous vous aimez trop pour…

Les sanglots lui brisèrent la voix.

— Marius, dit Jeanne, mon bon Marius ! Ne pleurez pas !

— Mon pauvre vieux ! dit Jean en le serrant dans ses bras. Je suis bien lâche, hein ?

— Non, répondit l’excellent homme, non ! Tu es bien heureux, voilà tout !

Et sans prononcer une parole amère, il suivit le vieux sorcier qui s’impatientait de plus en plus.

— Non, non, lui cria soudain le vieillard. Esprit pas vêtu en Oui oui. Esprit tout nu. Esprit tatoué.

Marius comprit et se déshabilla derrière la roche. Il ne garda qu’un lambeau de mouchoir pour ne pas être indécent aux yeux de Jeanne.

— Adieu, dit-il alors au couple qui restait. Je vais me consoler en travaillant pour vous de toutes mes forces.

— Marius, s’écria la jeune fille, vous êtes le meilleur des hommes. Vous êtes bon. Pardonnez-nous ?

— Vous pardonner quoi donc ? Mais je ne vous en veux pas, je vous jure. Tenez, la preuve que je suis gai, c’est que j’ai une idée baroque. Mettez donc mes habits, cela sera drôle.

— Et cela m’empêchera d’avoir froid, n’est-ce pas ?…

— Et cela me rendra bien content, ajouta-t-il en s’en allant avec de grosses larmes dans les yeux.

XV

NOCES DE SANG DANS UN TOMBEAU

Jean et Jeanne furent tout étonnés de se trouver seuls, ensemble, libres de se parler à cœur ouvert. Cette liberté les gêna, et ils ne purent d’abord prononcer un seul mot. Jean surtout, plus gauche en amour qu’en toute chose, restait silencieux et presque froid, ne sachant comment entamer la conversation, et désirant pourtant dire à Jeanne tout le bonheur qu’il éprouvait. De son côté, Jeanne pensait avec raison qu’elle n’avait déjà été que trop claire dans ses démonstrations d’amour ; elle jugeait que son choix valait bien un remercîment, et elle attendait ce remercîment. Ils étaient donc tous deux fort embarrassés d’eux-mêmes.

Avec cet art merveilleux qu’ont les femmes pour trancher les situations difficiles, Jeanne trouva un moyen d’engager la conversation.

— J’ai peur, cria-t-elle tout à coup.

— Peur de quoi ? demanda l’hercule.

— Mais de tout ce qui nous entoure. Tiens, là-bas là-haut, regarde comme cela remue. Il me semble que ce sont des bêtes. Tu ne vois donc pas ?

Et elle lui montra les anfractuosités du corail où la lumière de la torche faisait danser et grimacer des apparitions.

Mais lui ne regardait pas. Il pensait bien à la grotte, aux fantasmagories ! Dans ce que Jeanne lui avait dit, il n’avait vu qu’une chose : c’est que Jeanne l’avait tutoyé. Cette nouvelle marque d’amour lui fit monter le sang à la joue.

En même temps, il sentait Jeanne tout près de lui. Leurs mains étaient mêlées ; leurs poitrines se touchaient. Il comptait tous les battements de cœur de sa bien-aimée ; il était pressé par cette gorge charmante, émue, qui se gonflait et s’apaisait tour à tour avec des mouvements délicieux ; il était brûlé par ce contact ; il plongeait au fond de ses yeux ; il se noyait d’amour dans une ardente et muette extase.

— Pourquoi ne me réponds-tu pas ? fit Jeanne.

— Mais si, je réponds, je…

Et il la serra à son tour dans ses bras. Cette muette réponse était si énergique, si amoureuse, si pleine de désirs, que Jeanne, tout à l’heure familière, en eut presque peur. Elle résista à son étreinte, et se recula en disant :

— Jean, que faites-vous ?

— Oh ! s’écria-t-il, par pitié, mademoiselle Jeanne, ne soyez pas fâchée ! Pourquoi ne me tutoyez-vous plus ? J’étais si heureux ! j’étais si fier ! songez donc ! Depuis l’instant où vous m’avez en somme déclaré que vous m’aimiez, depuis cette minute d’ivresse, ai-je pu vous dire ce que je ressens ? ai-je pu vous remercier seulement ? Et maintenant que nous sommes seuls, maintenant que je puis enfin tout vous dire, maintenant que mon cœur trop plein, comblé de toutes vos boutés, gonflé de tout mon amour, ose éclater et s’ouvrir à vous, maintenant…

— Oh ! oh ! mon cher Jean, interrompit la jeune fille, comme vous êtes devenu bavard !

— C’est que je vous aime tant, allez !

— Eh bien ! reprit-elle, et moi, grand enfant, est-ce que je ne t’aime pas ?

Et elle lui tira la barbe en souriant.

— Oh ! merci ! merci ! mademoiselle…

— Comment ! mademoiselle ! je te tutoie, et tu me dis vous !

— Jeanne, ma Jeanne, je t’aime !

Et leurs lèvres se joignirent dans un baiser.

Mais encore une fois, comme effarouchée, Jeanne se recula aussitôt. Au moment de céder à tous ses désirs de femme, elle était reprise par toutes ses pudeurs de jeune fille. En sentant sur sa bouche la bouche brûlante de son amant, elle avait eu un frisson de peur en même temps qu’un frisson d’amour. Elle craignait ce qu’elle espérait. Il lui semblait que le vin de l’amour montait trop rouge et trop fumeux à la tête de l’hercule.

— Soyons sages, dit-elle.

Ils furent sages en effet. Un grand silence se fit. De quoi pouvaient-ils bien parler sinon de leur amour ? Mais ces silences-là ne servent qu’à souffler sur le feu qu’on veut éteindre. Pour ne rien dire, on n’en pense pas moins. Au contraire, on pense davantage. Les désirs s’excitent dans le songe.

Au bout de peu d’instants, malgré leur bonne résolution d’être sages, ils s’étaient rapprochés de nouveau. Leurs mains s’entrelacèrent sans demander la permission à personne, la jeune fille revint naturellement poser sa tête sur la poitrine de son bien-aimé.

Mais lui, pendant le temps du silence, avait fait quelques tristes réflexions.

— Ma pauvre Jeanne, dit-il en la serrant dans ses bras, qu’est-ce que nous allons devenir ? Hélas ! j’ai bien peur…

— Peur ! Ah ! voilà la première fois, mon cher Jean, que je t’entends prononcer ce mot !

— Et je n’ai jamais eu peur en effet, tant qu’il s’est agi de moi, et tant que je me suis cru de taille à faire face aux dangers qui pouvaient te menacer. Mais maintenant, je ne sais pourquoi, il me semble que je ne puis te défendre. Ici, dans cette grotte, s’il nous faut périr de faim, que veux-tu que je fasse ? Je ne puis lutter contre cela.

— Ce n’est pas une raison pour avoir peur !

— Si ! j’ai peur pour toi, mignonne, pour toi, si jeune, si belle, exposée à de si cruelles aventures.

— Bah ! nous en sortirons, va ! Tu es un oiseau de mauvais augure ! moi j’ai au contraire d’heureux pressentiments. Marius va nous rapporter des provisions. Nous resterons ici une semaine. Puis une belle nuit nous partirons. Et nous trouverons bien moyen de quitter l’île ! Nous irons à Sidney, si tu veux ?

— À Sidney ? Et par quelle route, ma chérie ? Sur quel vaisseau ? enfant !

— Nous irons, te dis-je ! moi j’en suis sûre. Les archipels des environs sont remplis de caboteurs qui font le commerce avec l’Australie. On nous prendra bien à bord ! Marius et toi, d’abord, vous serez d’excellents matelots. Et moi je ferai la cuisine de l’équipage, s’il le faut. Mais nous partirons, nous irons, nous arriverons ! Quelle joie ! quel bonheur ! Il me semble que j’y suis déjà !

— Oh ! si tu disais vrai ! oh ! oui, quelle joie ! Comme nous serions heureux ! comme je travaillerais de toutes mes forces, de tout mon cœur ! car je ne resterai pas saltimbanque, tu penses bien. Je ne veux pas que tu sois la femme d’un faiseur de tours. Je prendrai un état. Je n’en sais aucun à fond, mais j’ai commencé à en apprendre plusieurs. Je pourrai être forgeron, charron, charpentier. Je suis fort. J’aurai du courage. Ne seras-tu pas là pour me soutenir, me fortifier, m’aimer ? Quelle bonne vie nous mènerons ! Quand je reviendrai de l’ouvrage le soir, je trouverai ma Jeanne à la maison, et mes petites Jeannettes et mes Jeannots ; et pour me reposer, je les embrasserai bien fort.

— Comme ta Jeanne t’embrasse en ce moment, répondit la jeune fille, qui lui coupa la parole par un baiser.

— Ô Jeanne, mon adorée, ne m’embrasse pas ainsi ! Cela me rend fou. Et puis, vois-tu, cela réveille mes terreurs. Quand je pense à tout le bonheur que tu me promets et que je rêve, il me semble que c’est trop, que ce n’est pas possible, et que tout cela va s’évanouir, et je vois plus affreuse la réalité, et j’ai peur ! Oh ! perdre tant de joies, c’est épouvantable ! Avoir entrevu le ciel et retomber dans cette nuit, et se retrouver dans ce tombeau !

— Tu m’effraies à ton tour. Si c’était toi qui disais vrai ! Si nous devions mourir ici ! Oh ! je ne veux pas que tu meures ! Je ne veux pas mourir ! Je veux vivre avec toi ! Je t’aime ! Je t’aime !

Elle se pressa plus éperdument contre lui. Leurs haleines étaient confondues, leurs membres enlacés ; ils avaient soif l’un de l’autre.

— J’ai peur de mourir ! répétait Jeanne.

Et, se penchant à l’oreille de Jean, elle lui dit tout bas, tout bas, mais d’une voix ardente :

— Si nous devons mourir, avant de mourir, je veux être à toi !

Jean lui répondit par une étreinte folle, avec des baisers entrecoupés de sanglots ; et parmi les soupirs, les cris, les caresses, les larmes, les morsures, leurs deux corps roulèrent fondus en un seul sur le sable rouge de la grotte.

Ce tombeau fut leur chambre nuptiale.

Quand ils se réveillèrent de leur ivresse, la torche était presque éteinte. De l’angle sur lequel elle était posée tombaient goutte à goutte d’épaisses larmes de résine. La lumière fumeuse vacillait et faisait danser au plafond des ombres palpitantes. Le trou du souterrain était enseveli dans l’obscurité.

— Oh ! dit Jeanne, comme il fait sombre ! voici que la clarté meurt. Si Marius ne revient pas tout à l’heure, nous allons être dans la nuit.

— Je vais chercher s’il y a encore une torche derrière le rocher, répondit Jean.

— Tu vas me laisser toute seule ?

— Viens avec moi, ma chérie, viens ! D’ailleurs, c’est là, à trois pas.

— Non, va ! je ne suis pas poltronne. Et puis je suis lasse. J’aime mieux rester ici, couchée à terre. Je me repose. Je resterai sous la lumière. Tu me parleras seulement !

Elle s’étendit nonchalamment, le dos tourné vers l’entrée de la grotte, regardant aller et venir son amant qui chercha d’abord sous la partie antérieure du rocher.

— Je ne vois rien, fit l’hercule, au bout d’un instant. C’est peut-être de l’autre côté ! Je vais fouiller par là. Tu n’as pas peur, ma petite Jeanne ?

Comme elle ne lui répondait pas, il se retourna et vit qu’elle s’était assoupie. Il lui envoya un baiser et passa de l’autre côté du rocher, en marchant sur la pointe des pieds, en évitant de remuer les cailloux, afin de ne pas la réveiller.

Le silence de la grotte n’était troublé que par le murmure lointain du lac et par la respiration douce et paisible de la jeune fille. Une ou deux fois il sembla bien à Jean qu’il entendait un bruit vague ; mais il n’y fit pas attention. C’était sans doute un insecte bourdonnant, une liane qui frissonnait au plafond, un pli de l’eau qui clapotait.

Jean était loin de penser à quelque danger. Il ne songeait qu’à de douces choses, au bonheur que sa Jeanne venait de lui donner, à l’avenir que la joie présente dorait d’espérance. Le bruit lui sembla comme le souffle d’un baiser qui s’était envolé des lèvres de Jeanne pour venir se poser sur les siennes.

Hélas ! c’était Barbellez qui arrivait.

Il était parti avec vingt-cinq hommes à la recherche de sa fille et en même temps à la recherche des évadés. Grâce à la terreur qu’inspirait sa petite troupe, et grâce aussi aux cadeaux qu’il avait faits aux sauvages, on lui avait appris d’abord l’enlèvement de Jeanne, puis son rapt par le vieux prêtre. Le vieux coquin lui-même, interrogé et menacé de la mort, avait révélé la cachette.

Heureusement pour Marius, il avait déjà quitté la hutte du sorcier avant l’arrivée de l’adjudant. Mais curieux de sa nature, et voulant mettre à profit sa liberté pour étudier le terrain, afin de voir si on ne pourrait pas se sauver sans l’intervention dangereuse du vieillard, il n’était pas revenu directement à la grotte. D’ailleurs il était chargé de vivres, de torches, de cordes, d’armes, qui ralentissaient sa marche.

Aussi Barbellez était-il arrivé avant lui. Mais l’adjudant, d’après le dire du traître qui avait vendu le secret, était convaincu qu’il allait trouver au piège à la fois les deux évadés et sa fille.

Il ne s’imaginait guère qu’elle fût avec eux de son propre gré. Il pensait plutôt, dans sa cervelle d’argousin habituée à voir le crime, que les deux forçats avaient manœuvré pour s’emparer de Jeanne et la séquestrer, afin de s’en servir comme d’otage en cas de malheur.

Aussi ne voulait-il pas faire irruption dans la grotte avec tous ses hommes.

— Diable ! pensait-il, si mes deux gaillards se voient cernés et sûrs de mourir, ils tueront ma fille pour se venger. Ils en sont capables, les crapules !

Il avait donc laissé ses hommes à l’entrée du souterrain, et avait rampé jusqu’à la bouche de la grotte, suivi du vieux prêtre seulement. Il comptait sur sa carabine à deux coups et sur sa prodigieuse adresse de tireur pour tuer les deux fugitifs avant qu’ils eussent le temps de soupçonner le danger.

— Il y a de la lumière là dedans, n’est-ce pas ? demanda-t-il à son guide.

— Oui ! oui, tu les verras et eux ne pourront te voir.

— C’est bien ! Piano, piano ! Ah ! les gueusards ! Je vais les pincer comme des rats dans le cul d’une marmite. Je parie que je les aurai au bout de mon fusil sans qu’ils aient seulement dit : ouf !

Il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. En débouchant à l’ouverture du souterrain, caché dans l’ombre, il vit à la lueur tremblante de la torche que quelqu’un était couché près du mur.

— Je reconnais ce costume-là, pensa-t-il, c’est évidemment Marius. Mais où diable est Jean ? Je voudrais les voir tous les deux, afin de tirer sûrement mes deux coups. Celui-ci dort ! C’est bien. Mais l’autre ?

Il fit du bruit assez pour attirer l’attention de celui qui était caché, pas assez pour réveiller le dormeur. Cette fois Jean entendit parfaitement, et distingua même que ce bruit venait du souterrain.

— Marius, dit-il, est-ce toi ?

Et, sortant de l’ombre du rocher, il se montra à son tour à la lumière.

Tout à coup, un coup de feu retentit. Jeanne se dresse en poussant un cri déchirant, et retombe sur le dos. Jean, qui avait bondi vers elle à son cri, reçoit comme un coup de poing dans la poitrine, et tombe sur les genoux, atteint aussi par une balle.

En même temps il entend quelqu’un sauter dans la grotte en craint :

— Jeanne ! Jeanne ! ma fille ! j’ai tué ces misérables ! Où es-tu ?

Jean se releva et se trouva face à face avec Barbellez.

— Ta fille, lui cria-t-il, tiens, regarde, bourreau ! Elle avait les habits de Marius. C’est elle que tu viens de tuer…

— Qui ? où ? ma fille !

— Là ! là, par terre. C’est Jeanne.

Comme Barbellez se penchait vers elle, Jean, fou de douleur, ramassa ses forces, ravala son sang qui lui montait à la gorge, et prenant Barbellez par les deux pieds, le souleva en l’air d’un élan furieux.

Barbellez hurlant tournoya deux fois au-dessus de l’hercule, et alla s’aplatir contre la muraille, où sa cervelle écrasée fit une large étoile blanche et rouge.

Jean fit encore quelques pas en chancelant. Une sueur froide mouillait ses tempes. Des hoquets de sang lui secouaient la poitrine. Des nuages passaient devant ses yeux.

La torche s’éteignit.

— Jeanne, Jeanne, balbutiait-il, où es-tu ?

Et il cherchait dans l’ombre avec des gestes égarés.

— Jean, répondit une voix faible, au secours ! Je vais mourir ! Viens !

Il courut de ce côté en trébuchant, les bras grands ouverts, et il tomba auprès de Jeanne.

— Jean, mon bien-aimé, lui dit-elle tout bas, d’une voix mourante, où es-tu ? embrasse-moi ! Embrasse ta petite femme ! Mon pauvre chéri ! Je t’aime tant ! Oh ! je souffre ! Il me semble que je vais étouffer ! Embrasse-moi donc !

Jean la serrait faiblement contre son cœur, dont les battements diminuaient. Il sentait la vie s’en aller de lui.

— Mets ta tête sur mon sein, continua la jeune femme. Là ! repose-toi ! Est-ce que tu souffres beaucoup ? Tu ne dis rien. Moi j’ai besoin de parler, de parler encore ! Je voudrais te voir, voir ta figure, voir tes yeux ! Je t’aime !

Jean, déjà à moitié assoupi par la mort, se réveilla en sentant le corps de Jeanne se roidir convulsivement. Il n’avait plus la force de parler ; mais il eut celle de comprendre que c’était l’agonie. Il voulut soulever sa tête, qui pesait sur la poitrine de la jeune femme. Il voulut pousser un cri, dire un mot. Mais l’effort qu’il fit l’acheva. Un flot de sang lui remplit la bouche et déborda.

Et Jean resta mort sur le cadavre de Jeanne.

XVI

MORT DE MARIUS MAZUCLARD
DIT LA SAUTERELLE

Quand le vieux sorcier avait vu tuer Barbellez, il s’était sauvé précipitamment.

— Fuyez ! fuyez ! avait-il dit aux soldats. Les deux forçats ont été frappés par le fusil de votre chef. Mais lui-même a voulu entrer dans la grotte, et le plus grand des deux hommes lui a fracassé la tête contre la muraille. Maintenant ils sont morts tous les trois.

— Barbellez est mort ! grogna le sergent. Eh bien ! ma foi ! il ne l’a pas volé. C’était un vieux coquin.

— Un vieil imbécile aussi, ajouta un autre. Il voulait toujours en savoir plus que les autres. Il est entré là dedans tout seul. C’est bien fait pour lui s’il a écopé. Pauvre idiot, va ! Et quand je pense que ça faisait son malin hier en nous annonçant sa fameuse expédition !

On partit sur cette oraison funèbre.

Une demi-heure après, environ, quand Marius arriva, il n’y avait personne à l’entrée du souterrain, et rien ne décelait que quelqu’un y fût venu.

Il pénétra donc sous la galerie. Il avait du poisson salé, des ignames, des taros et des torches. C’était de quoi manger et voir clair pendant plus de huit jours. Il avait aussi deux lances et trois grands coutelas. C’était de quoi se défendre.

— Vont-ils être contents ! disait-il.

Puis, en avançant, il ajouta :

— C’est singulier, on ne voit pas de lumière au bout du souterrain. Il devrait pourtant en arriver quelques rayons, puisqu’ils ont une torche allumée. Bah ! Elle s’est peut-être éteinte. Mais on ne les entend pas du tout. Peuh ! c’est qu’ils se parlent sans doute tout bas.

Ainsi Marius essayait d’expliquer toutes ces circonstances inquiétantes. Dans le fond de son cœur, il se sentait peu à peu envahi par je ne sais quelle crainte vague, et il pressait le pas dans l’ombre.

Il se trouva bientôt à la bouche intérieure du souterrain. Effectivement il n’y avait aucune lumière dans la grotte.

Un silence de mort y planait.

— Est-ce qu’ils dorment ? pensa-t-il. Il n’est pas possible qu’il leur soit arrivé malheur ! Quoi ? quel malheur ? Et il cria :

— Hé ! Jean ! Jean Pioux ! Mademoiselle Jeanne !

L’écho lui répondit ironiquement.

— Seraient-ils partis ? Oh ! ce n’est pas possible. Partis ! Eux partis ! Allons donc ! Ce ne sont pas des lâches. Mais alors, alors c’est qu’ils sont morts. Oh ! non. Et puis, morts sans moi ! Ah ! s’ils sont morts, je me tuerai aussi.

En ce moment, il alluma une torche qui éclaira la grotte. À sa lueur rougeâtre et fumeuse, Marius aperçut les trois corps étendus contre la muraille.

— Ah ! s’écria-t-il sourdement. Ils sont morts ! Mais qui donc est mort avec eux ? Il y a eu une bataille sans doute, et je n’étais pas là ! Misérable ! lâche ! il faut que je meure ! Je veux être avec eux !

Le premier cadavre qui était sur le chemin de Marius le fit reculer d’horreur. C’était celui de Barbellez, dont le crâne et la figure ne formaient plus qu’une boue de chair, d’os et de cervelle. Au costume, Marius reconnut l’adjudant, et il devina ainsi tout ce qui s’était passé.

Plus loin étaient Jean et Jeanne, encore dans les bras l’un de l’autre, la tête de Jean reposant sur le sein de Jeanne.

Marius s’agenouilla lentement auprès d’eux. Les corps n’étaient pas encore froids ; mais ils avaient déjà cette inertie à la fois molle et rigide qui caractérise la mort. Marius comprit qu’il n’y avait plus d’espoir. Il se pencha vers Jeanne et lui baisa le front. Il prit la main de son ami. Puis ne pouvant contenir sa douleur, il éclata en sanglots, et resta ainsi pleurant, la tête à côté de celle de Jean, sur le sein de Jeanne.

Là mille réflexions confuses et incohérentes lui traversèrent l’esprit, mille souvenirs, mille projets.

Il cherchait à se représenter comment ils étaient morts. Il se rappelait tel ou tel détail de leurs paroles ou de leurs habitudes, un mot de Jean, un regard de Jeanne. Il pensait à ce qu’il allait faire.

Ce qu’il allait faire ? hélas ! pouvait-il prendre cœur à quelque chose, maintenant ? Lui serait-il possible de vivre seulement ? Son amour déçu l’avait déjà bien abattu. Mais cet amour perdu aurait été à la longue remplacé par l’amitié. Qu’importait que Jeanne fût à Jean ! On pouvait encore se sacrifier pour elle, travailler à son bonheur, être le second dans ses affections. Jeanne elle-même serait morte seule, qu’il y aurait encore eu Jean à aimer. Mais à présent, tous deux étant morts, il ne restait rien au pauvre Marius, rien qui pût le rattacher à l’espoir, lui rendre courage, lui dire de vivre.

Alors il se dit de nouveau qu’il fallait mourir.

Une idée lui vint, idée folle qu’il chassa d’abord, mais qui l’obséda bientôt au point de devenir une idée fixe : il rêvait de s’ensevelir vivant avec les deux êtres qu’il avait le plus aimés au monde.

Mais comment faire ? Marius en était arrivé à ce degré de douleur désespérée qui fait perdre la raison et chercher froidement les choses les plus extraordinaires, les plus monstrueuses ou les plus sublimes. Il discutait en lui-même les différents moyens d’accomplir son projet.

Une inspiration insensée illumina soudain son esprit.

Il ramassa sa torche qu’il avait jetée ; il la planta dans une pointe de corail. Puis il commença sa besogne. Ayant pris les corps de Jean et de Jeanne, il les enroula de ses cordes comme de bandelettes, de façon à ce qu’ils ne pussent se détacher des bras l’un de l’autre. Puis il les mit sur son dos, et, tandis qu’il les appuyait au rocher pour les maintenir dans cette position, il se lia lui-même avec eux, par les épaules et par le cou. Ainsi il ne formait plus qu’un avec ces deux cadavres.

Alors, ployant sous le fardeau, mais néanmoins d’un pas délibéré, il s’avança vers le lac, la torche en main.

Pourquoi cette torche ? Il n’en savait rien. Il marchait ainsi, comme poussé par une fatalité. Il était dans un de ces moments où l’esprit affolé ne guide plus le corps, mais se laisse entraîner lui-même par un souffle d’égarement.

Il entra dans les flots lourds et noirs qui miroitaient sous la lumière fauve. Il s’y enfonça peu à peu, pas à pas.

Quand il eut de l’eau jusqu’au cou, il jeta au loin sa torche qui s’éteignit en sifflant dans le lac. Puis il s’arrêta un instant, les yeux grands ouverts dans la nuit, la bouche souriante à l’idée de la mort. Un lambeau de chanson lui passa dans la cervelle, et il chanta machinalement en se laissant couler :

Mon matelot à l’eau tombé,
Mon matelot à l’eau tombé,
On n’retrouva que son chapeau,
Et traderi tra la la la,
On n’retrouva que son chapeau,
Et traderi tra la la la,
Et traderi tra la lère.

On n’retrouva que son chapeau,
On n’retrouva que son chapeau.
Et son âme est partie sur l’eau,
Et traderi tra la la la,
Et son âme est partie sur l’eau,
Et traderi tra la la la,
Et traderi tra la lère.