Les Morts bizarres/Un Empereur

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 63-67).


UN EMPEREUR

À la mémoire d’Abdul-Aziz


Ayant, je ne sais où, laissé ta conscience.
(Maurice Bouchor).


Le treize février 1876, à sept heures et demie du matin, la préposée aux water-closets du passage Jouffroy était en train d’ouvrir son établissement, quand elle vit entrer chez elle une femme enveloppée dans un immense waterproof.

Cette visite si matinale l’étonna un peu, d’autant plus que la visiteuse avait un air mystérieux, avec sa tête presque couverte par la capeline, et sa figure dissimulée sous un épais voile de laine. Cette consommatrice de la première heure n’avait pas même la circonstance atténuante d’être très-pressée ; car elle marchait d’un pas tranquille, sans hâte, sans fièvre.

Toutefois, la décision de l’allure indiquait, sinon un besoin à satisfaire, du moins un devoir à remplir. La buraliste pensa qu’elle avait devant elle quelque Anglaise ponctuelle et méticuleuse qui ne voulait pas commencer sa journée avec un poids sur la conscience. Puis l’esprit mercantile et la soif du gain font passer sur bien des choses. Elle ouvrit donc à sa cliente imprévue, et se laissa aller à cette arrière-pensée agréable qu’une aubaine aussi originale était une bonne étrenne pour la journée.

Au bout de cinq minutes, elle commença à se dire que l’Anglaise était bien consciencieuse.

Au bout de dix minutes, elle se mit à rôder, inquiète comme une mère, devant la porte fermée derrière laquelle on n’entendait aucun bruit.

Au bout d’un quart d’heure, l’effroi la prit.

Vingt minutes ! Plus de doute, il se passait là quelque chose d’extraordinaire.

Affolée, la jeune personne courut chercher le gardien du passage, qui était occupé à tuer le ver chez un marchand de vins de la rue Grange-Batelière. Chemin faisant, elle lui raconta l’étrange aventure et lui fit part de ses soupçons.

— Je vous assure, disait-elle, que c’est une Anglaise sentimentale qui se sera évanouie.

Ils cognèrent à la vitre. Pas de réponse !

— Ce n’est pas naturel, dit le vieux médaillé d’un air profond.

Ils enfoncèrent la porte, qui était fermée à l’intérieur par le verrou.

— Mais c’est un homme, cria le gardien. Qu’est-ce que vous me chantiez, avec votre Anglaise ?

— Parole, répondit la buraliste, c’était une Anglaise tout à l’heure. À preuve qu’elle avait un waterproof, et pas de hanches. Comment diable s’est-elle changée en homme ?

C’était un homme en effet, ou plutôt un jeune homme. Mais quel singulier jeune homme ! La figure, absolument glabre, était fardée et maquillée comme celle d’une fille. Les sourcils étaient tracés au pinceau, les lèvres passées à la pommade de raisin, les yeux bistrés à l’estompe, les cheveux blonds calamistrés et poudrés d’or. Deux pendants scintillaient aux oreilles. Les doigts étaient chargés de bagues, les poignets cerclés de bracelets. Sur la poitrine décolletée luisait un rubis au bout d’un collier de perles.

À terre gisaient la robe, le waterproof et toute la défroque féminine.

Le jeune homme était mort. Une longue épingle d’argent lui perçait le sein gauche, à la place du cœur.

Le cadavre était assis sur le siège immonde.

À l’extrémité de l’épingle, près de la tête formée d’un diamant, un papier rose était fiché.

C’était une lettre, la voici :

— J’ai dix-huit ans et des passions extraordinaires. J’étais né pour être empereur du temps de la décadence romaine. Mais l’époque actuelle n’est pas bonne pour les fantaisistes. C’est pourquoi je m’en vais. N’ayant pu vivre comme Héliogabale, j’ai au moins voulu mourir comme lui, dans des latrines.