Les Morts bizarres/La Paille humide des cachots


LA PAILLE HUMIDE DES CACHOTS

À Théodore de Banville


Dans l’courant d’là s’main’ prochaine,
Si le temps est beau.
Nous irons près de Fontainebleau.

(Raoul Ponchon).


Il passa ses dix premières années de prison sans rien faire, le temps de se retourner, de s’installer, de prendre les habitudes de la maison.

Cependant, comme il lui restait encore vingt ans sur la planche, il se dit un beau matin qu’il était honteux de mener une vie de fainéant, et qu’il fallait se créer une occupation digne (non pas d’un homme libre, puisqu’il était prisonnier), mais simplement d’un homme.

Il consacra un an à réfléchir, à peser les différentes idées qui lui passèrent par la tête, à chercher quel serait le but définitif de son existence.

Élever une araignée ? C’était bien vieux, bien connu. Copier Pellisson, peuh ! un pur plagiat !

Compter sur ses doigts les rugosités du mur ? amusement ridicule, inutile, sans résultat appréciable !

— Il faudrait, se dit-il, trouver quelque chose qui fût à la fois curieux, profitable et vengeur. Il faudrait inventer une besogne qui fît passer le temps, qui produisît quelque bien-être, et qui eût la valeur d’une protestation.

Une nouvelle année fut employée à cette trouvaille, et le succès récompensa enfin tant de persévérance.

Le prisonnier habitait un véritable cachot, où le soleil n’entrait guère qu’une demi-heure par jour, et encore par un mince filet semblable à un cheveu de lumière. La couche où le malheureux reposait ses membres endoloris était bien réellement de la paille humide.

— Eh bien ! s’écria-t-il avec énergie, je vais ennuyer mes geôliers et blaguer la justice ; je ferai sécher ma paille !

Il compta d’abord les brins qui composaient sa botte. Il y en avait mille trois cent sept. Une pauvre botte !

Il fit ensuite une expérience pour savoir combien il fallait de temps pour sécher un brin. Il fallait trois quarts d’heure.

Cela faisait donc en tout, pour les mille trois cent sept brins, une somme de neuf cent quatre-vingts heures et quinze minutes, soit, à une demi-heure de soleil par jour, dix-neuf cent soixante et un jours.

En mettant que le soleil ne brille, en moyenne qu’un jour sur trois, on arrivait à un total de seize ans, un mois, une semaine et six jours.

C’était, à six mois près, ce qui lui restait à faire.

Il se mit donc à l’œuvre.

Chaque fois que le soleil brillait, le prisonnier portait un brin de paille dans le rayon, et usait ainsi tout son soleil. Le reste du temps, il gardait au chaud sous ses vêtements ce qu’il avait pu sécher.

Dix ans se passèrent. Le prisonnier ne couchait plus que sur un tiers de botte humide, et il avait la poitrine bourrée des deux autres tiers, qui avaient sué peu à peu.

Quinze ans se passèrent. Ô joie ! Il ne restait plus que cent trente-six brins de paille humide. Encore quatre cent huit jours, et le prisonnier pourrait enfin se dresser, fier de son œuvre, vainqueur de la société, et crier d’une voix vengeresse avec le rire satanique des révoltés :

— Ah ! ah ! vous m’aviez condamné à la paille humide des cachots. Eh bien ! pleurez de rage ! je couche sur de la paille sèche.

Hélas ! le sort cruel guettait sa proie.

Une nuit que le prisonnier rêvait à son bonheur futur, dans son ivresse il fit des gestes fous, renversa sa cruche, et l’eau tomba ruisselante sur sa poitrine.

Toute la paille était mouillée.

Que faire maintenant ? Recommencer le travail de Sisyphe ? Passer encore quinze ans à faire entrer des brins de soleil dans des brins de paille ?

Et le découragement ! Vous, les heureux du monde, qui renoncez à un plaisir quand il faut faire vingt-cinq pas pour l’avoir, oserez-vous lui jeter la première pierre ?

Mais, direz-vous, il n’avait plus qu’un an et demi à attendre !

Et comptez-vous pour rien l’orgueil blessé, l’espoir avorté ! Quoi ! cet homme aurait travaillé quinze ans pour dormir sur une botte de paille sèche, et il consentirait à quitter sa prison en portant dans ses cheveux des brins de paille humide ! Jamais ! On est digne ou on ne l’est pas.

Huit jours et huit nuits il se débattit dans les angoisses, luttant avec le désespoir, essayant de reprendre pied dans l’anéantissement qui l’envahissait.

Il finit par lâcher prise et par s’avouer vaincu. Il avait perdu la bataille.

Un soir, il tomba sur les genoux, brisé, désespéré.

— Mon Dieu ! dit-il en pleurant, je vous demande pardon d’être sans courage aujourd’hui. J’ai souffert pendant trente ans, j’ai senti mes membres maigrir, ma peau se mortifier, mes yeux s’user, mon sang pâlir, mes cheveux et mes dents tomber. J’ai résisté à la faim, au froid, à la solitude. J’avais un désir qui soutenait mes efforts, j’avais un but à ma vie. Maintenant mon désir est impossible à satisfaire. Maintenant le but a fui pour toujours. Maintenant je suis déshonoré. Pardonnez-moi de déserter mon poste, d’abandonner la bataille, de me sauver comme un lâche. Je n’en puis plus.

Puis un accès d’indignation le reprit :

— Non, cria-t-il, non, mille fois non ! Il ne sera pas dit que j’aurai perdu ma vie pour rien. Non ! je ne suis pas vaincu ! non, je ne déserterai pas ! Non, je ne suis pas un lâche ! Non, je ne coucherai pas une minute de plus sur la paille humide des cachots ! Non, la société n’aura pas raison de moi !

Et le prisonnier mourut dans la nuit, vaincu comme Brutus, grand comme Caton.

Il mourut d’une indigestion héroïque. Il avait mangé toute sa paille.

Sainte-Pélagie, septembre 1876.