Les Morts bizarres/Un lâche

Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 183-192).


UN LÂCHE

À Jules Barbey d’Aurevilly


Quelque chose de mieux et de pire qu’un homme.
(Paul Bourget.)


On ne devrait jamais appeler un homme lâche. Car on ne sait pas exactement en quoi consiste la lâcheté, et on ne connaît jamais les causes multiples et complexes qui la déterminent. Sans compter les questions de tempérament qui font qu’un homme a le sang plus ou moins vif, regimbe sous l’insulte ou la garde pour s’en venger à loisir, il y a mille circonstances de temps, de milieu, d’âge, d’éducation, dont il faudrait pouvoir tenir compte avant de porter un jugement. Puis la bravoure varie autant que les occasions où elle se produit. On a vu des hommes, extrêmement courageux devant un péril physique, trembler et pleurer à la façon des femmes devant un danger moral. Des traîneurs de sabre, nourris de poudre, couverts de blessures glorieuses, ont lâché pied dans des batailles de conscience. Des poltrons ont fait un jour acte d’héroïsme. Par contre, il y a des héros qui ont une peur enfantine pour se faire arracher une dent. Des femmelettes, qui se trouvent mal en voyant saigner un poulet, pansent des amputés, et accouchent sans pousser un cri. Des malheureux s’empoisonnent avec une décoction d’allumettes, plutôt que de se poser le canon d’une arme sur la tempe ; et ces timides, qu’effraie le froid de l’acier, meurent pendant trois jours dans une agonie atroce qui ne leur tire par une seule plainte.

Je vais vous raconter la fin d’un lâche.

Quand nous fûmes arrivés au fond de ce val perdu, où il m’avait conduit, le pauvre diable me prit silencieusement les deux mains et se mit à pleurer.

Je savais combien il avait sujet d’être triste, et je me prêtais souvent aux épanchements de sa douleur. Il m’avait dit plus d’une fois son enfance misérable, et je connaissais les gênes de sa vie présente. Il était le fils naturel d’une comédienne et d’un juif qui était mort en prison. Sa mère avait traîné l’enfant à la suite de ses malles, dans tous les théâtres de province et de l’étranger où l’avaient jetée les hasards du cabotinage. Il avait mangé avec elle le pain de la prostitution, bu le champagne des soupers, servi de joujou aux entreteneurs. Depuis l’âge de raison jusqu’à seize ans, il avait changé de papa aussi souvent que sa mère avait changé de robe, et elle en mettait quelquefois plusieurs dans la même journée. Un beau matin, la mère avait filé sans le prévenir, le laissant seul et sans ressources dans un coin de l’Amérique du Sud. Il ne l’avait jamais retrouvée. Il s’était tiré d’affaire comme il avait pu, c’est-à-dire mal. Il était revenu cependant à Paris, patrie des déclassés et des désespérés. Mais il n’avait point réussi à y gagner son pain comme il l’aurait fallu. Il avait vécu de hasard, aidé par celui-ci, logé par celui-là, nourri un peu par tout le monde. Car il était connu dans cette famille de bohème qui vit sur les planches et qui a le cœur sur la main. Mal élevé, habitué à un luxe interlope et à la fainéantise, ne sachant d’ailleurs aucun métier, ayant reçu une instruction à la diable, de bric et de broc, il était incapable, comme disent les gens du peuple, de faire œuvre de ses dix doigts. Un an, deux ans, furent usés dans cette paresse. Il se laissait couler dans l’inertie. De temps en temps un accès de honte et de dignité le prenait. Alors il trouvait des résolutions, alors il se décidait au travail. Mais tout cela fondait dans un déluge de larmes inutiles. Comme, malgré tout, c’était un charmant garçon, original, bizarre, et plus à plaindre en somme qu’à blâmer, je lui avais souvent témoigné une amitié pitoyable, et j’étais presque toujours le confident de ces crises qui commençaient par des révoltes et finissaient en pleurnicheries.

Toutefois, je ne l’avais jamais vu aussi profondément navré, aussi lugubrement découragé que le jour où il m’emmena au fond de ce val perdu. Ce jour-là, ce n’étaient plus des larmes d’enfant qui mouillaient ses joues ; c’étaient des sanglots d’homme qui lui secouaient la poitrine.

Je le calmai un peu, par quelques bonnes paroles. À mon grand étonnement, il ne se laissa pas dorloter par les consolations, comme il faisait d’ordinaire. Il coupa court brusquement à mes câlineries, et me regarda en face avec une résolution tranquille.

— Vous avez l’air de m’aimer un peu, me dit-il. Mais feriez-vous pour moi une chose qui mettrait fin à tous mes maux ?

— Oui, je ferais tout le possible.

— Eh bien ! si vous avez quelque affection pour moi, vous pouvez me le prouver en me rendant un service qui fera la plus grande joie de ma vie.

— Quoi donc ? lui demandai-je avec anxiété.

— Il faut que vous m’aidiez à mourir.

— À mourir ! Êtes-vous fou ?

Je commençais à le croire fou, en effet, et je ne comprenais pas où il voulait en venir. J’aurais pris cela pour une farce, si son air grave, son geste délibéré, sa voix ferme, ne m’eussent convaincu qu’il était sérieux. Ce n’était pas même là une parole en l’air, une de ces phrases qu’on dit sans y réfléchir dans les moments de souffrance. C’était une proposition froide qui me fit peur.

— Laissez-moi vous expliquer, continua-t-il, quelle est mon intention, quelles sont les causes qui m’y font résoudre. Laissez-moi vous prouver que je ne suis pas fou. Je ne vous raconterai pas une fois de plus ma singulière existence. Vous en connaissez tous les tristes et honteux détails. Vous savez en outre comment je vis à l’heure qu’il est. Je connais d’avance les excuses que votre bonté va chercher pour me défendre ; mais je ne puis les accepter. J’ai la conscience de vivre en ce moment comme un malhonnête homme. Tant que j’ai été un enfant, j’ai pu trouver moi-même des raisons à mon oisiveté, et ne point trop rougir de mon parasitisme. Aujourd’hui je sens que je deviens ignoble ; et, ce qui est plus épouvantable encore, je sens que je n’ai pas assez de force pour cesser de l’être. Ne m’interrompez pas, je vous en prie ! Vous allez me dire apparemment que ce n’est pas ma faute, que ma déplorable éducation est cause de tout, et que je puis encore m’amender. Non, mon ami, je ne le puis pas. Je me connais à fond et je sais exactement la limite de mon honnêteté. Si je continue à vivre, je deviendrai une canaille. Ce n’est pas pour rien que j’ai dans les veines le sang d’un drôle et d’une fille. Fatalement je dois chasser de race. Il n’y a qu’un moyen d’empêcher cela, c’est de mourir. D’ailleurs, mon ami, j’ai encore d’autres raisons à vous donner, et de plus irréfutables. J’aime une jeune fille. Je l’aime profondément. Voilà de quoi se racheter, pensez-vous ! Vous êtes de ceux qui croient aux réhabilitations par l’amour. Celle-là aussi m’est fermée, mon ami. Cette jeune fille que j’aime, je ne puis d’abord m’en faire aimer. Elle est pure, riche, adorée, et ce n’est pas pour un bohème, pour un pique-assiette, pour un bâtard, pour un enfant de la balle comme moi, que le four chauffe ! Et quand bien même je pourrais en être aimé, ce serait plus horrible encore. Vous ne comprenez pas ? Il faut que je vous dise tout, puisque vous êtes en quelque sorte mon confesseur. Le sang de mes parents ne m’a pas transmis seulement le mal moral, il m’a infecté aussi d’un mal physique. Et ce mal, des débauches précoces l’ont fait fleurir dans mon pauvre corps, Comprenez-vous, maintenant ? Je n’ai pas été soigné. J’ai laissé les choses suivre leur cours. Dans quelques années, dans quelques mois peut-être, je serai en proie aux dernières morsures du monstre. Mes cheveux, mes dents, ma chair y passeront. Il est trop tard aujourd’hui pour lutter. Quand je vous le disais, qu’on n’est pas impunément l’enfant de deux pourritures ! Êtes-vous convaincu enfin, mon cher ami ? Vous voyez que je suis calme, que je ne m’exalte pas, que je raisonne froidement, que je pèse tous les motifs de ma détermination. En toute franchise, répondez-moi comme si vous vous répondiez à vous-même ! N’est-il pas vrai que je n’ai pas une raison pour vivre, et que j’en ai mille pour mourir ? Voyons, avouez donc sincèrement, avouez que je ne puis sortir honorablement de cette impasse que par le suicide. Ayez le courage d’être un véritable ami !

— Ma foi ! fis-je, ébranlé par son accent et ses preuves, je ne savais pas tout cela. Pauvre, pauvre garçon ! Évidemment la mort vaut mieux.

— Alors, vous voudrez bien me rendre le service que je vous ai demandé ?

Il dit cela d’un air joyeux qui me fit froid dans le dos. J’avais répondu à ses instances, à son raisonnement logique ; mais j’avais répondu presque à voix basse, sans songer aux conséquences de mon approbation. Maintenant je regrettais d’avoir acquiescé. Il s’en aperçut.

— Oh ! s’écria-t-il, est-ce que vous seriez lâche comme moi ?

— Pourquoi lâche ? Et pourquoi comme vous ? Ma parole d’honneur ! je ne comprends plus.

— Comment ! vous n’avez pas encore vu ce que je voulais ! Mais je viens de vous dire que j’étais lâche, cela doit vous expliquer quel service je vous demande. Oui, je sais que la mort est mon seul recours ; je sais que je ne peux plus, que je ne dois plus vivre ; je sais qu’il faut me tuer. Mais je n’ose pas le faire, j’ai peur, je suis lâche, vous dis-je, je suis un misérable lâche !

— Eh bien ! eh bien ! balbutiai-je en tremblant ; car je commençais à entrevoir l’abominable vérité.

— Eh bien ! dit-il d’une voix vibrante, il faut que vous me suicidiez.

Et il me tendit un revolver.

Je reculai avec horreur à la pensée du crime qu’il me proposait.

Alors il s’approcha de moi, me pria, me supplia.

Il avait tout prévu ; il portait dans sa poche une lettre où il disait se donner la mort ; je ne serais pas inquiété ; le val était absolument désert ; je devais avoir pitié de lui ; j’étais le seul ami qu’il eût jamais rencontré, et je lui refusais le seul service qu’il m’eût jamais demandé ; il allait donc devenir un coquin, une fange, et ce serait ma faute ; il serait si heureux de mourir ; je devais lui donner la mort comme une aumône ; c’était une bonne action que j’allais faire !

Et son accent était profond, émouvant, troublant. Sa folie me gagnait. Tout en me défendant d’une main de plus en plus faible, je l’écoutais et je l’approuvais, je me persuadais peu à peu qu’il avait raison. Lui, sentant que je mollissais en sa faveur, redoublait de prières. Il avait des caresses dans la voix, des supplications irrésistibles, quelque chose de la femme qui enjôle.

— Tu veux bien, n’est-ce pas ? me dit-il enfin tout bas à l’oreille.

Et il me mit le revolver dans la main.

Le canon de l’arme était tourné droit vers sa bouche. J’étais effaré. Il poussa un petit cri d’enfant. Je fermai les yeux en pressant la détente, et je lui fis sauter la cervelle.